Solon devant Crésus, Gerard van Honthorst (Wikiart.org)
Hérodote est une merveilleuse source d’anecdotes et d’historiettes. L’une d’entre elles raconte comment Solon (Σόλων), après avoir donné des lois à Athènes, partit voyager pour laisser le temps aux Athéniens de se débrouiller un peu tout seuls avec les lois qu’il leur avait données. Il visite en particulier la Phrygie (au nord-ouest de l’actuelle Turquie d’Asie) où règne Crésus (Κροῖσος) qui, surprise, était “riche comme Crésus”. Celui-ci lui demande s’il ne le considère pas comme l’homme le plus heureux du monde. Solon lui cite quelques exemples de gens qui, à ses yeux, sont plus heureux que le roi qui n’est pas du tout convaincu. Lorsqu’il s’impatiente, Solon lui répond que, certes, il le voit maintenant riche et puissant, mais que “je ne pourrai pas répondre à la question que tu me poses avant de savoir que tu as heureusement terminé ta vie : ἐκεῖνο δὲ τὸ εἴρεό με, οὔκω σε ἐγὼ λέγω, πρὶν τελευτήσαντα καλῶς τὸν αἰῶνα πύθωμαι. (1.32.5)”
Crésus le renvoie sans cérémonie, le prenant vraiment pour un crétin.
Quelques années plus tard, trompé par un oracle ambigu de Delphes, Crésus commet l’erreur de s’attaquer à l’empire perse de Cyrus (Κῦρος) . Sa capitale, Sardes se retrouve bientôt assiégée, puis prise, et lui capturé et placé sur un bûcher. Au moment où on va y mettre le feu, il se souvient de Solon, comprend à quel point il avait raison et s’écrie par trois fois : “Solon !” (1.86.3). Cyrus, étonné, envoie des interprètes lui demander qui est ce Solon qu’il invoque. Impressionné par l’histoire, il ordonne de le délivrer, alors que le feu a déjà pris. Une averse providentielle, don d’Apollon, l’éteindra et Crésus deviendra l’ami et conseiller de Cyrus.
Ouf, il a eu chaud !
Montaigne a évidemment cité cette anecdote au début du chapitre 19 du premier livre des Essais, justement intitulé : Qu’il ne fault juger de nostre heur qu’après la mort. On peut noter, au passage, qu’il commence ainsi : “Les enfans sçavent le conte du Roy Crœsus…” Je ne suis pas sûr que ce soit encore le cas !
Il y a quelques jours, cherchant autre chose dans la Bible, je suis tombé par hasard sur ce verset de l’Écclésiastique (qui’il ne faut pas confondre avec l’Écclésiaste) : “Ne vante le bonheur de personne avant la fin, car c’est dans sa fin qu’on se fait connaître.” (Traduction de la Bible de Jérusalem). C’est exactement ce que disait Solon.
Hérodote écrivait vers 520 av. J.C., l’Écclésiastique est datée d’environ 190 av. J.C. Je n’irai cependant pas prétendre que le premier a influencé le second : après tout, la pensée de Solon est assez banale ; tout le monde l’a eue à un moment ou à l’autre, en pensant à quelqu’un qu’il a connu personnellement ou à un personnage historique. Il y a donc simplement convergence.
Ce qui est intéressant, c’est que la sagesse de Solon est celle d’un simple être humain, alors que, dans l’Écclésiastique, c’est celle de Dieu : “Toute sagesse vient du Seigneur” (1.1) ou “Il n’y a qu’un être sage, très redoutable, quand il siège sur son trône : c’est le Seigneur.” (1.8). On voit la différence d’approche : chez les Grecs, même s’il ne faut pas négliger les dieux, ils ne font que fixer un cadre très général dans lequel c’est aux hommes de trouver leurs solutions et d’organiser leur société. C’est le contraire d’une société théocratique et c’est sans doute en grande partie cela, le “miracle grec”. Nous avions déjà observé cette “humanisation” dans un article précédent, où l’on voit les histoires mythologiques de Io, Europe, Hélène ou Médée “ramenées sur terre”.
Pour finir, voici une autre petite convergence. Dans le même livre de la Bible, en 1.2, on lit : “Le sable de la mer, les gouttes de la pluie, les jours de l’éternité, qui peut les dénombrer ? La hauteur du ciel, l’étendu de la terre, la profondeur de l’abîme, qui peut les explorer ?” De son côté, Hérodote nous cite (1.47.2) un oracle de Delphes qui commence par : “οἶδα δ᾽ ἐγὼ ψάμμου τ᾽ ἀριθμὸν καὶ μέτρα θαλάσσης : moi, je connais le nombre des grains de sable et la mesure de la mer.” On retrouve ainsi l’exemple des grains de sable et de la mer comme images de choses que les humains ne peuvent connaître. Celles-ci n’ont rien d’exceptionnel et, ici aussi, il paraît inutile d’aller chercher une influence directe (même si ce livre a été écrit pendant la période hellénistique et nous est parvenu en grec, traduit de l’hébreu par le petit-fils de l’auteur, selon le prologue).
Note : pour compliquer les choses, le texte grec de la Septante diffère en partie de la traduction française de la Bible de Jérusalem pour les deux exemples donnés plus haut (je ne rentre pas dans les détails). Ce n’est certainement pas une erreur : peut-être les traducteurs se sont-ils appuyés sur une des versions en hébreu, plus ou moins complètes, retrouvées depuis ? Il faut aussi signaler que l’Écclésiastique est considéré comme canonique par les catholiques et les orthodoxes, mais ne l’est pas par les Juifs, ni par les Protestants.
Le monde celte (commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4003285)
Tout au début de ses Commentaires, César nous dit que la Gaule est divisée en trois peuples, les Belges, les Aquitains et “ceux qui dans leur langue sont appelés Celtes, dans la nôtre Gaulois” (qui ipsorum lingua Celtae, nostra Galli appellantur). Ainsi, les choses paraissent claires : la différence entre Celtes et Gaulois est juste une question de langue.
En grec, les choses sont beaucoup moins limpides, et un historien comme Polybe (qui écrivait une centaine d’ann´ées avant César) emploie abondamment, mais pas indifféremment, les deux mots, Κελτoí et Γαλάται. Bien qu’il y ait des exceptions, il me semble qu’il utilise surtout Keltoï pour parler des Celtes d’Italie, les Gaulois cisalpins, et Galataï, non seulement pour ceux de notre Gaule transalpine, mais aussi pour tous les autres Celtes d’Europe. Il nous montre, par exemple, des Galataï installé dans un royaume éphémère aux portes de Byzance (4.46). Plus tard, certains d’entre eux passèrent même en Asie Mineure, les fameux Galates auxquels saint Paul a adressé une lettre (πρὸς Γαλάτας).
Pour les lecteurs de Salammbô, l’exemple le plus célèbre de Gaulois est Autarite (Αὐτάριτος), que Flaubert orthographie Autharite, un des meneurs de la révolte des mercenaires carthaginois. Il est, nous dit Polybe, ὁ τῶν Γαλατῶν ἡγεμών, le chef des Gaulois et ceux-ci sont toujours appelés Galataï. En revanche quand, en 1.17, il nous parle d’un autre groupe de mercenaires gaulois recrutés sur la côte d’Italie qui fait face à la Sardaigne, il utilise bien le mot Keltoï, en ligne avec mon hypothèse du paragraphe précédent.
Malheureusement, Polybe ne nous dit pas de quelle région d’Europe viennent les Gaulois d’Autarite, mais, au vu de la répartition géographique des Galates, il est plus probable qu’ils viennent d’Europe centrale que de notre Gaule, certainement pas d’Armorique, comme semble le croire Flaubert qui écrit : “Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe pleins d’ilots” (les mercenaires enterrent leurs morts après une défaite). On reconnaît tout de suite le golfe du Morbihan et les dolmens qu’il avait vus en Bretagne au cours de sa randonnée avec Maxime Du Camp, par les champs et par les grèves. La phrase est très belle (citée par Proust dans un article de la NRF qu’il faut lire), mais, sans parler du fait que les mégalithes n’ont rien à voir avec les Celtes, la Bretagne était alors aux confins de la civilisation celtique.
Hérodote, lui parle uniquement des Keltoï, à deux brèves reprises (2.33 et 4.49), avec des textes presque identiques. À chaque fois, c’est à propos du Danube (ὁ Ἰστρος) qui, dit-il, prend sa source chez les Keltoï. Jusque là, tout va bien : il est vrai que les sources du Danube sont en plein territoire celte ; Hérodote a donc raison. Rappelons qu’il écrivait au moment de la transition entre les cultures de Hallstadt et de la Tène, qui toutes deux dominaient une grande partie de l’Europe, rayonnant à partir de l’Europe centrale.
Malheureusement, il ajoute, parlant des Keltoï (2.33) : “οἱ δὲ Κελτοὶ εἰσι ἔξω Ἡρακλέων στηλέων ὁμουρέουσι δὲ Κύνησι, οἱ ἔσχατοι προς δυσμέων οἰκέουσι τῶν ἐν τῇ Εὐρώπῃ κατοικημένων : les Celtes vivent au-delà des colonnes d’Hercule, ils touchent aux Kynètes qui, des habitants de l’Europe, sont ceux qui vivent le plus loin vers l’occident.”
Voilà qui est bizarre : les Celtes se trouvent confinés au-delà de Gibraltar, où il n’y a pas beaucoup de place… Le second passage, en 4.49, utilise presque les mêmes termes et cite aussi les Kynètes, peuple dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, mais qui semble mis sur le même pied que les Celtes.
Une courte recherche sur internet nous fournit un article de Wikipedia sur les Cynètes : ils habitaient l’extrême sud du Portugal et, comme le montre la carte ci-dessus (où ils sont appelés Cunetes), sont effectivement proches de la tribu des Celtici (en latin), qui n’est qu’une des tribus celtes de la péninsule ibérique, elle-même un simple appendice du monde celte.
Autrement dit, les choses ont dû se passer ainsi : d’une part, Hérodote avait appris que le Danube naissait dans le pays des Celtes ; d’autre part, il avait entendu des récits de navigateurs qui étaient allés jusqu’à Gibraltar et un peu au-delà et qui avaient été en contact avec les tribus des Cynètes et des “Celtes”. Il en avait donc logiquement conclu que c’était là que se trouvaient les sources du Danube. Il précise encore que la source du Danube se trouve dans la ville de Pyrénée (ἐκ Κελτῶν καὶ Πυρήνης πόλιος) ! Ce détail peut nous paraître cocasse, mais il provient sans doute d’un nom vaguement entendu par un commerçant-voyageur. Hérodote essaye simplement de l’intégrer de la façon qui lui paraît la plus logique dans le maigre ensemble de ses connaissances sur l’extrême ouest de l’Europe : démarche tout à fait classique. Il est sans doute victime de ce que Polybe appelle avec mépris έμπορικὰ διηγημάτα, “des récits de marchands” (4.39.11) ou encore ἡ τῶv πλοιζομένων ψευδολογία, “des r´écits mensongers de navigateurs” (4.42.7). Au temps de Polybe (presque trois cents ans après Hérodote, la même distance qui nous sépare de La Pérouse et de Cook), cette région est beaucoup mieux connue, grâce aux Phéniciens, aux Grecs et aux Romains. Il parle même (3.57.3), des îles Britanniques (αἱ Βρεττανικαὶ νῆσοι) et de l’´étain (κασσίτερος) qu’on y trouve.
Je sais que ni Thucydide, ni Xénophon n’en parlent, mais il y aurait sans doute beaucoup plus à dire sur l’utilisation des mots “Celtes” et “Gaulois” par d’autres historiens et géographes grecs plus récents,comme Strabon. Malheureusement, je ne les ai pas encore lus : toute information complémentaire serait bienvenue !
L’entrée en matière du Banquet de Platon est un peu compliquée : Apollodore raconte à des amis que, l’avant-veille Glaucon lui a demandé de lui faire le récit du banquet d’Agathon, auquel participaient Socrate et Alcibiade. En fait, il y a longtemps que ce banquet avait eu lieu, alors que lui, Apollodore, était encore enfant, et c’est Aristodème qui lui a répété les propos qui ont été tenus pendant cette soirée (et nuit). À cette époque, Aristodème était “l’amoureux passionné” (ἐραστής) de Socrate, mot qui est probablement à prendre ici dans le sens actuel de “fan” qui suit son idole comme un petit chien ; c’est sans doute aussi le favori du moment.
Ainsi, Apollodore raconte à ses amis qu’avant-hier il a raconté à Glaucon ce qu’Aristodème lui a raconté — il y a déjà un certain temps — sur un banquet encore plus lointain… On retrouve une chaîne de transmission de ce genre dans Parménide, pour justifier la possibilité d’une rencontre entre un jeune Socrate et un vieux Parménide. Ici, c’est sans doute parce qu’Alcibiade était un personnage célèbre, en bien comme en mal, qu’il fallait donner un minimum de vraisemblance au fait que les discours échangés pendant cette soirée puissent être retranscrits mot pour mot. Il s’agit certainement aussi d’un artifice littéraire, Platon essayant de varier ses “préludes“.
Ce fameux jour, donc, Aristodème avait rencontré Socrate fraîchement baigné, avec aux pieds d’élégantes sandales (βλαύτη), ce qui arrivait rarement (174a). Tout étonné, Aristodème lui demande où il va comme ça, et Socrate de répondre qu’il est invité au banquet d’Agathon et qu’il s’est fait beau pour aller voir un beau garçon. En effet, habituellement Socrate allait pieds nus, ce qui explique sans doute pourquoi Aristodème, en vrai “fan”, faisait de même, comme nous l’a dit un peu plus tôt Apollodore (173b).
Ce n’est pas seulement dans les rues d’Athènes que Socrate se promenait pieds nus. Dans le même dialogue, Alcibiade nous raconte comment il s’était comporté pendant le siège de Potidée en hiver (220b) :
“Pour ce qui est de l’endurance vis-à-vis des conditions hivernales — là-bas les hivers peuvent en effet être terribles — il faisait toutes sortes de choses incroyables. Une fois, alors qu’il y faisait un gel des plus sévères et que tous, soit ne sortaient pas, soit, si quelqu’un sortait, c’était habillé au maximum, les pieds chaussés et enveloppés de feutre ou de peaux d’agneaux : mais ce gaillard-là allait avec le même manteau que d’habitude et marchait pieds nus sur la glace plus facilement que les autres chaussés ; du coup, les soldats le regardaient de travers, pensant qu’il leur faisait la nique.“
Potidée se trouve en Chalcidique, dans le nord de la Grèce donc, et il n’est pas étonnant que les hivers y soient plus froids qu’à Athènes et qu’il puisse y neiger et geler.
La Chalcidique
Socrate était donc un vrai va-nu-pieds. Ce qui est amusant, c’est que dans La République, lorsqu’au livre II il commence à imaginer les débuts de sa cité (un peu comme dans certains jeux vidéo, comme SimCity, Civilization ou bien d’autres de ce genre, où il faut construire une civilisation ou une ville à partir de modestes débuts, et l’aider à se développer), il dit que, pour satisfaire aux besoins matériels des premiers habitants, il faut au moins un paysan, un maçon, un tisserand et… un cordonnier (σκυτοτόμος) (369d). Autrement dit, même si Socrate lui-même n’a que faire d’un cordonnier, il n’impose pas à ses concitoyens virtuels d’aller pieds nus.
Socrate continuera en ajoutant un charpentier et un forgeron et, ainsi de suite, d’autres personnages. Ce jeu de construction s’arrêtera lorsqu’il en arrivera aux gardiens (φύλακες) qui doivent défendre cette cité et dont l’étude constituera une grande partie des livres suivants. Mais cela, c’est une autre histoire !
Voici ce que je voulais dire sur l’important problème de Socrate et des sandales.
À titre de curiosité, il est intéressant de revenir sur la position stratégique de Potidée, au point le plus étroit de l’entrée de la péninsule de Pallène (aujourd’hui, de Kassandra). Comme on le voit sur la photo ci-dessous, au plus étroit elle fait à peine plus de 500 m de large. La ville pouvait donc facilement bloquer l’accès à la péninsule.
Hérodote raconte que bien plus tôt, lors des guerres médiques, alors qu’Artabaze, un des généraux de Xerxès, assiégeait Potidée depuis trois mois, un jour la mer se retira très loin. Les Perses en profitèrent pour tenter de contourner la ville à pieds secs, afin de pénétrer dans la péninsule de Pallène. Mais alors que les Barbares avaient fait les deux cinquièmes du chemin, la mer revint en une vague comme on n’en avait encore jamais vue : ceux qui ne savaient pas nager furent noyés, les autres furent tués par les habitants de Potidée. Ceux-ci attribuaient ce désastre au fait que les Perses avaient profané le temple de Poséidon, dans les faubourgs de la ville, et que le dieu s’était ainsi vengé.
Pour nous qui avons été choqués par le grand tsunami de Noël 2004 dans le nord de l’océan Indien, ce récit fait plutôt penser à un phénomène du même genre, avec ce retrait de la mer qui, en Thaïlande, avait étonné et même amusé les touristes européens.
Le récit d’Hérodote est probablement imprécis, mais on sait que les tsunamis ne sont pas si rares en mer Égée : le dernier a eu lieu le 30 octobre dernier (2020), suite à un tremblement de terre et a touché l’île de Samos et la côte turque voisine. Thucydide lui-même en décrit d’autres au livre III (chap. 89), Le plus important semble être survenu en Eubée avec, typiquement, la mer qui se retire et revient en une vague destructrice.
Thucydide fait clairement le lien avec des séismes survenus au même moment et qui avaient dissuadé les Lacédémoniens de faire leur excursion annuelle en Attique. Il affirme même qu’il ne croit pas que ce phénomène puisse se produire sans tremblement de terre, ce qui est bien vu, et il ne fait pas intervenir Poséidon… Ceci dit, le fait que Homère appelle souvent ce dieu de la mer “Ébranleur de la terre” (ἐνοσίχθων) permet de penser que depuis les temps anciens les Grecs avaient fait le lien entre les séismes et les tsunamis.
Désolé pour ce titre vulgaire… mais c’est vraiment cette exclamation que suggère le début de L’Enquête.
Ce qui est intéressant avec l’approche d’Hérodote, c’est qu’il reprend les fables de la mythologie, mais en donne des versions extrêmement terre à terre, dont les dieux ont disparu. Non pas qu’il soit athée : comme on le voit tout au long de son œuvre, il ne manque pas une occasion d’affirmer son respect pour les choses sacrées. Mais pour lui, sans doute, les inventions d’Homère, Hésiode et autres n’en font pas partie.
Il commence par Io, prêtresse à Argos, dont on sait que Zeus la “rencontrait” sous la forme d’un nuage, que Héra, jalouse, la transforma en vache tourmentée par un taon et que, après une longue course, elle trouva sa délivrance en Égypte. Il existe des variations sur cette histoire, mais elles se terminent toutes en Égypte.
Le Corrège : Io et le nuage
Selon Hérodote, Io, fille du roi d’Argos, était simplement allée sur le rivage voir ce que proposaient des marchands Phéniciens, spécialistes du commerce dans l’est de la Méditerranée : ils l’enlevèrent et l’emmenèrent en Égypte. Les deux versions ont donc les mêmes points de départ et d’arrivée, mais l’élément merveilleux a totalement disparu de la seconde.
Europe, elle, est une princesse de Tyr, en Phénicie, qui est enlevée par Zeus, encore lui, transformé en taureau blanc et emportée en Crète. Pour Hérodote, c’est bien une princesse tyrienne, qui est enlevée par des marins Grecs, peut-être des Crétois,mais c’est tout. Pour l’instant, Phéniciens et Grecs sont donc ex-aequo (ταῦτα μὲν δὴ ἴσα πρὸς ἴσα σφι γενέσθαι, 1.2).
Boucher : l’enlèvement d’Europe par un taureau blanc
C’est maintenant le tour de Médée, fille du roi de Colchide (dans l’actuelle Géorgie) qui, séduite par Jason, l’aide à acquérir la Toison d’or. Il l’enlève et la ramène en Grèce (ce résumé en deux phrases omet plusieurs péripéties plus ou moins horribles). Chez Hérodote, l’enlèvement et le retour en Grèce ont bien lieu, sans qu’aucun détail soit donné. En revanche, il ajoute que le roi de Colchide envoie un héraut en Grèce pour réclamer Médée, mais que les Grecs lui répondent que, puisqu’ils n’ont pas rendu Io, il n’y a aucune raison pour qu’ils ne gardent pas Médée (il n’y a pourtant aucun rapport entre la Phénicie et la Colchide).
Le dernier rapt est celui d’Hélène par Pâris qui l’emmène à Troie. Hérodote nous dit que les Grecs y envoient alors des ambassadeurs pour la réclamer, mais que les Troyens invoquent le cas de Médée pour refuser de la renvoyer dans ses foyers (là encore, on se demande pourquoi les Troyens se sentiraient concernés par un enlèvement en Géorgie).
Ainsi, pour Hérodote, l’histoire des relations entre Perses et Grecs commence par quatre rapts, ce qui est intriguant, mais n’est pas élaboré par l’auteur : il n’y a en effet aucun lien direct entre ce récit et la suite de l’histoire qui, cependant, débute aussi par une histoire de femme : celle de l’épouse du roi Candaule de Lydie (racontée dans le film d’Anthony Minghella, The English Patient) qui, si elle n’a pas été enlevée, est une femme bafouée, puisque son époux a voulu la montrer nue à son favori (ce qui ne lui portera pas chance).
Comme on le voit, tous ces incidents qui se passent à des époques lointaines n’ont rien à voir avec les Perses proprement dits : on y trouve seulement des Phéniciens, des Troyens, des Lydiens et des habitants de la lointaine Colchide. “Perse” n’est qu’un mot commode pour désigner les habitants des régions situées à l’est de la mer Égée et pour donner une impression de continuité à son histoire. Il savait très bien qu’ils n’avaient rien à voir avec les Phéniciens, les habitants de la Colchide et les Troyens. Cette introduction est donc surtout une “ouverture” qui fait appel aux légendes chères aux Grecs, tout en voulant leur donner un caractère (un peu) plus rationnel. Thucydide fera de même, mais de manière encore plus réaliste, au début du livre I, en remontant aussi aux anciens temps de la Grèce et à la guerre de Troie.
Dans tous ces incidents, ce qui choque vraiment les “Perses” — selon Hérodote — c’est que les Grecs aient monté toute une expédition contre Troie pour une histoire de femme enlevée : jusqu’à présent, on n’en faisait pas tout un fromage (ἁρπαζομένων τῶν γυναικῶν λόγον οὐδένα ποιήσασθαι, 1.4) ! D’ailleurs, il est évident que si elles ne l’avaient pas voulu, elles n’auraient pas été enlevées (δῆλα γὰρ δὴ ὅτι, εἰ μὴ αὐταὶ ἐϐούλοντο, οὐκ ἂν ἡρπάζοντο, 1.4).
Cette dernière phrase est extraordinaire, mais toujours actuelle : en gros, “elles l’avaient bien cherché” ou “si elle avaient vraiment résisté, cela ne serait pas arrivé” : c’est ce langage que certains (y compris des policiers et des juges) utilisent encore de nos jours dans bien des cas de viol. On comprends donc la réaction indignée de certaines femmes à cette lecture. Ce que montre surtout cet exemple, c’est qu’en 2500 ans les choses n’ont pas beaucoup changé (même si aujourd’hui les lignes semblent bouger, mais de façon très inégale selon les pays).
Dans son premier cours au Collège de France, intitulé “Polythéisme grec, mode d’emploi”, Vinciane Pirenne-Delforge insiste beaucoup sur l’importance du sacrifice dans la religion des Grecs. Elle cite l’exemple de tablettes retrouvées à Dodone, sur lesquelles les personnes venues consulter l’oracle inscrivaient leur question. Sur l’une d’elle, un couple demandait à quel dieu il devait sacrifier pour obtenir telle ou telle faveur.
Pour nous, cette démarche paraît un peu bizarre. Chez les catholiques, par exemple, si l’on a besoin d’une aide surnaturelle, il suffit d’aller brûler un cierge à l’église. Pourquoi passer par un oracle ? Mais même chez les catholiques, il arrive “que l’on ne sache plus à quel saint se vouer”. Car si la Vierge est toujours un bon choix, il y a aussi des saints spécialisés, comme saint Antoine de Padoue pour les objets perdus ou volés. Autrement dit, les catholiques sont à peu près dans la même situation que les Grecs.
Mais Vinciane Pirenne-Delforge aurait aussi bien pu citer Xénophon. Tout commence lorsqu’il reçoit du Béotien Proxène, chef d’une des troupes de mercenaires levées par Cyrus le jeune, une invitation à se joindre à lui en tant que “touriste”, pour l’expédition qui deviendra l’Anabase (mais dont tout le monde, à ce moment, ignorait l’ampleur et le vrai but : détrôner Artaxerxès) : il ne serait : “ni général, ni capitaine, ni soldat” (οὔτε στρατηγὸς οὔτε λοχαγὸς οὔτε στρατιώτης, An. 3.1.4). Indécis, il va demander l’avis de Socrate (qui était une sorte de gourou pour la jeunesse dorée d’Athènes). Compte-tenu du climat politique, celui-ci n’est pas sûr que ce soit une bonne idée et lui propose d’aller demander à l’oracle de Delphes s’il doit y aller. Xénophon va alors demander à Apollon à quel dieu il doit sacrifier (et adresser ses prières) pour que son voyage se déroule le mieux possible : il est donc dans la même situation que ceux qui vont à Dodone.
De façon un peu frustrante, il écrit : “et Apollon lui annonça à quel dieu il devait sacrifier”, mais il ne nous dit pas duquel il s’agit… Peut-être, comme c’est souvent le cas pour Hérodote, ne veut-il pas trop entrer dans le détail des choses sacrées ? C’est seulement au livre 6 qu’il nous donnera la réponse : “il sacrifia à Zeus Roi, comme le lui avait prescrit l’oracle de Delphes” (ἐθύετο τῷ Διὶ τῷ βασιλεῖ, ὅσπερ αὐτῷ μαντευτὸς ἦν ἐκ Δελφῶν, An. 6.1.22). Cette fois-ci, il sacrifie de nouveau à Zeus Roi pour savoir s’il doit accepter le commandement de l’armée, alors que les Grecs sont déjà arrivés sur la Mer Noire, mais pas complètement “sortis de l’auberge”.
Toujours est-il que lorsqu’il revint de Delphes à Athènes, il rapporta à Socrate le résultat de la consultation ; mais celui-ci lui fit remarquer qu’il s’y était mal pris : ce n’est pas cela qu’il aurait dû demander à l’oracle, mais plutôt si le dieu lui conseillait de faire ce voyage, ce qui était vraiment la question intéressante. Mais puisque telle avait été la réponse d’Apollon, il ne lui restait plus qu’à faire ce que le dieu lui avait prescrit. On imagine facilement que l’erreur de Xénophon était volontaire : il avait vraiment envie d’y aller et a donc préféré oublier de demander si c’était une bonne idée.
C’est donc par un sacrifice que commence l’odyssée de Xénophon. Il y en aura bien d’autres au cours de ce long voyage. Certains peuvent être offerts à titre personnel, comme ceux dont je viens de parler. Plus importants, ils y a ceux qui ont lieu avant et au cours d’une campagne ou d’une action militaire. Ceci n’est pas spécifique à Xénophon et se trouve déjà chez Hérodote, par exemple.
Avant la bataille de Platée, qui mettra fin à la seconde invasion de la Grèce par les Perses, les Spartiates et les troupes de la plupart des autres cités du Péloponnèse se regroupent à l’isthme de Corinthe, puis se mettent en route vers l’Attique et la Béotie (9.19) et l’auteur de préciser : “les présages étaient favorables (καλλιερησάντων τῶν ἱρῶν)” ; τὰ ἱρά ou τὰ ἱερά, c’est à la fois le sacrifice, la victime du sacrifice et ses entrailles dans lesquelles on lit. Un peu plus tard, l’armée arrive à Éleusis et fait un nouveau sacrifice, encore positif : elle poursuit donc son chemin.
Lorsque les deux armées sont face à face près de Platée, de part et d’autre de la rivière Asopos, ils font un nouveau sacrifice : il est positif, pourvu que les Grecs restent dans un position défensive, sans essayer de traverser la rivière. Le sacrifice donne donc une réponse plus détaillée qu’un simple oui/non ; il faut dire qu’il est interprété par un fameux devin. De leur côté, les Perses font aussi un sacrifice à la manière grecque (ils ont en fait beaucoup d’alliés grecs, comme les Béotiens, et un autre grand devin) et celui-ci donne le même résultat : favorable, pourvu qu’ils ne traversent pas la rivière (9.36). Autrement dit, le premier qui perdra son sang-froid perdra aussi la bataille. Suit une guerre d’attente de plus de dix jours, jusqu’à ce que le général perse Mardonios craque et dise qu’il en a assez de la méthode grecque, et que désormais on fera les choses à la manière perse.
Lorsqu’enfin il traverse la rivière et attaque les Spartiates, ceux-ci se défendent avec difficultés, tandis qu’à l’arrière on sacrifie, sans pouvoir obtenir de présages favorables (ce qui laisse entendre qu’on sacrifie victime après victime, en espérant que ça finira bien par marcher). Finalement le général spartiate, un peu désespéré, lève les yeux sur le temple de Déméter, tout proche, et implore la déesse de les secourir : aussitôt le sacrifice devient favorable et les Spartiates, ragaillardis, se ruent sur les Perses (9.60).
Chez Xénophon, la retraite des mercenaires grecs sera, elle aussi, ponctuée de sacrifices. Le plus intéressant, aussi le plus cocasse, aura lieu alors qu’ils sont déjà arrivés au bord de la Mer Noire, en route vers l’ouest et Byzance. Ils campent dans un endroit désert de la côte, où il n’y a pas de ravitaillement ; il est donc grand temps qu’ils se mettent en route. Ils sacrifient,comme de coutume, mais les signes sont défavorables (6.4.13). Les choses continuent ainsi pendant trois ou quatre jours et les soldats commencent à s’énerver. Le lendemain, presque toute l’armée est présente pour le sacrifice et on sent la tension qui monte : chacun veut être sûr qu’il n’y a aucune supercherie (on soupçonne Xénophon de vouloir fonder une ville à cette endroit et, donc, de ne pas avoir envie de partir ) : les auspices sont encore défavorables (6.4.16) !
Les soldats exigent que l’on continue à sacrifier jusqu’à ce que les signes deviennent propices. Malheureusement, il n’y a plus de mouton ou autre petit bétail (τὰ πρόϐατα) disponible comme victime. Ils achètent donc un des bœufs qui servent à tirer les chariots pour le sacrifier (6.4.24) : toujours rien ! La situation devient dramatique, d’autant plus qu’ils sont attaqués par les troupes de Pharnabaze, le puissant satrape qui règne sur la région (on en reparlera). Le lendemain, Xénophon se lève de bonne heure et sacrifie encore un bœuf de trait : les auspices sont enfin favorables (6.5.2) ! En outre, le devin qui préside au sacrifice aperçoit un aigle dans une direction de bon augure : tout va bien ! Les Grecs partent en expédition de ravitaillement et, après quelques péripéties, l’abondance revient dans le camp (seule leur manque l’huile d’olive, l’olivier étant encore aujourd’hui absent de cette région des côtes de la Mer Noire).
On voit bien à quoi sert le sacrifice : se donner confiance. Une fois que l’on est en règle avec le monde surnaturel, on peut s’occuper sans crainte ni arrière-pensée du monde réel. Mais on voit aussi que dans des circonstances difficiles, on en vient rapidement à frôler les limites du respect dû aux oracles et augures, d’où des situations embarrassantes…
Enfin, le sacrifice peut donc aussi servir d’action de grâce. Vers la fin de ses aventures, arrivé à Lampsacus (dans l’Hellespont, c’est-à-dire, les Dardanelles), il sacrifie à Apollon avec son ami le devin Eucléides à qui il avoue qu’il est complètement “fauché” : il a même été obligé de vendre son cheval. Eucléides est sceptique mais, lorsqu’il voit les entrailles de la victime, il reconnaît qu’il est vraiment sans un sou (7.8.4-5). Il ajoute que Zeus le Bienveillant (Ζεὺς ὁ μειλίχιος) est un obstacle sur son chemin, car cela fait longtemps qu’il ne lui a pas sacrifié comme il le faisait chez lui. Xénophon reconnaît qu’il ne l’a pas fait depuis son départ (mais on sait qu’il a sacrifié à Zeus Roi : il y a donc une nuance entre ces deux aspects de Zeus) et Eucléides lui recommande de le faire au plus tôt. Et le lendemain, arrivé dans une ville voisine (7.8.5), il fait un sacrifice de cochons à la mode de ses pères (ὡλοκαύτει χοίρους τῷ πατρίῳ νόμῳ). Dans ce type de sacrifice, les victimes sont entièrement consumées (ce que signifie le verbe holokautéo, qui est aussi à l’origine de holocauste), alors que dans les sacrifices plus courants seule une partie du corps est brûlée, tandis que le reste est partagé entre l’officiant et les invités). Cochons est au pluriel, mais on ne nous dit pas combien sont sacrifiés… Aussitôt tout va mieux : de l’argent arrive pour l’armée (et donc aussi pour lui) et des amis rachètent pour lui son cheval, sachant qu’il l’aimait beaucoup, sans rien exiger en retour.
Ainsi, ni Xénophon, ni Hérodote n’ont le moindre doute sur l’efficacité du sacrifice, même s’il ne répond pas toujours favorablement à nos demandes.
Note 1 : Avant de lire Xénophon, je ne savais pas que le cochon pouvait servir de victime… Chez Homère, on parle surtout de bœufs, taureaux ou génisses, et le mouton reste encore aujourd’hui un animal de sacrifice dans certaines cultures. Ici, on voit bien un cochon, avec sa petite queue en tire-bouchon, à moins que ce ne soit un sanglier, à cause de la crinière dorsale ; mais le cochon domestique de l’Antiquité était probablement plus proche de l’espèce sauvage que celui d’aujourd’hui. Et un homme ne pourrait sans doute pas tenir un sanglier aussi facilement que le personnage décrit sur cette coupe datant d’environ 500 av. J.C. (un gros porc non plus, d’ailleurs, mais le grec χοῖρος signifie, plus précisément, petit cochon).
Note 2 : les deux illustrations de cet article viennent de Wikipédia.
Il est étonnant de penser qu’aux époques historiques il y avait encore des lions en Grèce ! Bien sûr, nous connaissons l’histoire du lion de Némée qui fut tué par Héraclès, mais ceci se passait aux époques légendaires…
Sur cette carte contemporaine, on voit Némée, à l’entrée du Péloponnèse, pas très loin de Corinthe, ainsi que le lac Stymphale, un peu plus à l’ouest, autre site des exploits d’Héraclès. Ajoutons qu’aujourd’hui le terroir viticole de Nemea produit un excellent vin !
Le fait qu’une légende se soit formée autour du lion de Némée indique que déjà aux “temps héroïques” (mettons, à l’époque mycénienne) un lion si loin au sud était quelque chose d’exceptionnel. Mais Hérodote (7.125-126) nous raconte qu’au Ve siècle encore, des lions attaquaient les chameaux de l’armée de Xerxès. Il précise qu’il y avait encore des lions entre la rivière Nestos (qui se jette près d’Abdère en Thrace) à l’est, et la rivière Achelous en Acarnanie à l’ouest, c’est-à-dire dans tout le nord-est de la Grèce. Ce que j’ai pu trouver sur internet ne contredit pas cette distribution. Ils auraient disparu de Macédoine au premier siècle de notre ère et de Thessalie au IVe (ils étaient recherchés pour les jeux du cirque). Il est intéressant de voir que, selon Hérodote, il n’y en avait pas dans ce qui est aujourd’hui la Turquie d’Europe : le Bosphore et l’Hellespont formaient sans doute un obstacle infranchissable pour ces grands félins et la continuité entre les populations asiatiques et européennes s’était probablement faite, à une époque antérieure, par le nord de la Mer Noire.
Quant aux chameaux, plus précisément les dromadaires, si aujourd’hui encore nous les associons d’abord aux Arabes (même s’ils sont loin d’être les seuls à les utiliser), il semble que c’était déjà le cas au temps de Xerxès. Pour composer son armée, il avait demandé des troupes à toutes ses provinces, dont l’Arabie qui, à cette époque, correspondait plutôt à l’actuelle Syrie qu’à la péninsule arabique. Hérodote nous dit à propos des troupes arabes de Xerxès : “ἤλαυνον δὲ πάντες καμήλους ταχυτῆτα οὐ λειπομένας ἵππων : ils étaient tous montés sur des chameaux qui, pour la vitesse, ne le cédaient en rien aux chevaux. (7.86)” Cette affirmation n’est-elle pas un peu exagérée ? Dans la Pléiade, André Barguet affirme que, à fond de train, sa vitesse ne dépasse pas 20 km/h, alors que le cheval atteint 65 km/h.
20 km/h ? Cela ne paraît pas beaucoup… Une courte recherche sur internet nous confirme que le cheval peut faire 61 km/h sur 2,4 km, ce qui est cohérent avec une vitesse de pointe de 65 km/h. En revanche, pour le chameau on trouve 65 km/h en sprint et 40 km/h sur une heure, ce qui me paraît plus crédible (on sait que les pays arabes, en particulier, se passionnent pour les courses de chameaux au même titre que les Européens pour celles de chevaux) . Contrairement à ce que dit André Barguet, Hérodote a donc sans doute raison lorsqu’il dit que les chameaux arabes pouvaient être aussi rapides que les chevaux.
En revanche, sur la rivalité entre chevaux et chameaux, il nous apprend encore autre chose : les chevaux ont peur des chameaux ! Déjà, au livre 1 (1.80), on voit Cyrus se servir de chameaux pour effrayer la cavalerie de Crésus. Ici (7.87), il nous dit que les Arabes et leurs chameaux étaient placés tout à fait en queue de l’armée pour ne pas effrayer les chevaux.
Y a-t-il quelque chose de vrai dans cette affirmation ? Selon ce que j’ai pu trouver, les chevaux ont en effet peur de tout animal à l’odeur forte et inhabituelle qui pourrait suggérer un prédateur. Mais on ajoute aussi qu’avec un peu de patience ils s’habituent très bien à ceux-ci, ce qui paraît naturel (on a de bons exemples de cohabition des deux espèces dans le film “Lawrence d’Arabie” de David Lean, où on les voit, entre autres scènes, charger ensemble sur Aqaba, les chevaux étant quand même un peu plus rapides).
Autrement dit, Hérodote exagère quand même un peu quand il insiste sur la peur des chevaux envers les chameaux. Quoi qu’il en soit, si nous pouvons le croire, les chameaux se retrouvaient, pour cette raion, à l’arrière-garde. Et c’est ainsi que les commentateurs expliquent qu’ils se soient trouvés être les victimes favorites des lions : fermant la marche de l’armée, ils étaient les plus vulnérables.
Pauvre chameau ! il est bien puni de sa forte odeur : faisant peur aux chevaux, il est placé en queue de l’armée où il devient la proie des lions.
300, c’est un film de Zack Snyder dont je n’ai vu que le début : j’ai très vite “craqué”. J’ai quand même vu la bande-annonce et quelques clips qui m’ont permis de mesurer l’étendue des dégâts. Le film raconte la bataille des Thermopyles. Voir des Spartiates se battre en slip (mais avec une cape rouge sur le dos), c’est assez réjouissant. Toutefois, ce qui m’a le plus choqué dans le peu que j’ai vu, c’est la représentation de Xerxès comme un psychopathe adepte du “piercing”. Xerxès, tel que nous le montre Hérodote, est certes parfois impulsif et violent, comme lorsqu’il fouette l’Hellespont (les Dardanelles) qui a détruit son pont de bateau (et fait décapité les ingénieurs qui l’avaient construit) (7.35). Mais il est aussi capable d’écouter, comme au cours de sa conversation avec le transfuge spartiate Démarate (7.101-105), et de calmer sa colère et de réfléchir, comme lorsque son oncle Artabane essaie de le dissuader d’attaquer la Grèce (7.10-12).
Il faut malgré tout signaler que l’un des passages célèbres du film (d’après les commentaires que j’ai lu sur Youtube), celui où Léonidas pousse l’envoyé perse dans un puit en criant “This is Sparta!”, a une petite base historique. Hérodote nous dit bien (7.133) que les hérauts que Darius (père de Xerxès) avait envoyés à Athènes et à Sparte pour demander “la terre et l’eau” (γῆ τε καὶ ὕδωρ) en signe de soumission, avaient été tués dans ces deux cités (à Athènes en étant jetés dans une carrière, à Sparte dans un puit). Il n’explique pas ce geste et ne décrit pas ce qui s’est passé, ce qui est rare chez lui.
Pourtant, tuer un ambassadeur, hier comme aujourd’hui, est considéré comme un crime particulièrement odieux. Les Spartiates en sont bien conscients et ils sont convaincus que c’est pour cela que tous leurs sacrifices donnent des présages défavorables. Finalement, deux hommes se dévouent et se portent volontaires pour aller se livrer à Xerxès à titre d’expiation. Ils font donc tout le trajet jusqu’à Suse (dans le sud-ouest de la Perse, pas très loin de l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, mais à la limite de leur vallée), mais Xerxès s’abstient de se venger sur eux, disant qu’il ne veut pas faire ce qu’il blâme chez les autres et, surtout, parce qu’il ne veut pas ainsi “annuler” la faute des Spartiates. Il est donc à la fois magnanime et retors (7.136).
Mais, Les trois cents, c’est aussi un poème de Victor Hugo qui fait partie de La légende des siècles. Je l’ai lu il y a très longtemps, lorsque j’étais encore adolescent, et j’avais bien aimé les derniers vers et la chute :
…. Alors le roi sublime Cria : — Tu n’es qu’un gouffre, et je t’insulte, abîme ! Moi je suis le sommet. Lâche mer, souviens-t’en. — Et donna trois cents coups de fouet à l’Océan.
Et chacun de ces coups de fouet toucha Neptune.
Alors ce dieu, qu’adore et que sert la Fortune, Mouvante comme lui, créa Léonidas, Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats, Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes, Et Xercès les trouva debout aux Thermopyles.
Le reste du poème décrit l’armée en marche et il est largement inspiré, une fois de plus, de la description par Hérodote (7.61-81) des différents contingents ethniques qui la forment. Mais si Hérodote lui donne un semblant d’ordre (même si, au moins pendant la partie asiatique du trajet, les peuples sont en effet mêlés), Hugo en fait un magma hideux (mot qui apparaît deux fois dans le poème). Dès le premier vers, il annonce la couleur :
L’Asie est monstrueuse et fauve…
La voilà donc, cette Asie qui a toujours fait peur à l’Occident : Hugo va pouvoir laisser libre cours à son imagination. Elle commence par l’évocation assez grotesque, il faut le dire, des confins du monde connu : “Ici la Cimmérie, au-delà la Northumbre” et plus loin :
Au loin râle, en des mers d’où l’hirondelle émigre, Thulé sous son volcan comme un daim sous un tigre. Au pôle, où du corbeau l’orfraie entend l’appel, Les cent têtes d’Orcus font un blême archipel.
Que viennent faire ici “la Northumbre” (sans doute le Northumberland, au nord de l’Angleterre), l’hirondelle, le daim, le tigre, le corbeau et l’orfraie ? Quelle ménagerie ! Orcus était une divinité infernale chez les Romains, mais il n’est dit nulle part (je crois) qu’il avait cent têtes. C’est probablement de ce nom qu’est venu le français “ogre” et, plus récemment, le nom des “Orcs” du Seigneur des Anneaux de Tolkien (encore que celui-ci n’en fût pas sûr, dixit Wikipedia en anglais).
Ce détail est amusant, car l’armée de Xerxès, telle que la décrit Hugo, fait justement penser aux armées de Mordor, venues bien entendu de l’est, avec leurs Orcs. Dans le même ordre d’idées, le film 300 nous offre, dans l’armée perse, des monstres qui rugissent comme les Uruk-hais (des super-Orcs) du film de Peter Jackson…
L’armée des Orcs dans Le Seigneur des Anneaux
Hugo ne va quand même pas aussi loin, même si ce flot humain est “commandé par vingt chefs monstrueux” : ce n’est absolument pas l’impression que l’on retire du texte d’Hérodote qui, pour chaque contingent, donne en effet le nom du Perse de haut rang qui le dirige : rien de monstrueux là-dedans.
Pour ceux que cela intéresse, j’ai trouvé sur le site Persée un vieil article, datant de 1903 (!) qui, dans un style un peu vieillot, fait une comparaison détaillée entre le texte de Hugo et celui d’Hérodote. Comme il le note bien, l’itínéraire que le poète fait suivre à Xerxès est extrêmement bizarre (il lui fait même traverser l’Indus : “On enjamba l’Indus comme on saute un fossé” !) Quant à la description de Xerxès, sorte de roi fainéant, elle est d’une absolue mauvaise foi.
On sait que, surtout dans La légende des Siècles, Hugo aime les poèmes où après de longs développements, la chute, en un ou deux vers, clôt le récit de façon magistrale, comme dans La conscience, Le mariage de Roland ou Aymerillot (que les gens de mon âge ont tous lus à l’école). Les trois cents est de ce type, mais il faut bien admettre que ce n’est pas le meilleur : trop souvent on sent la dure nécessité de fournir des vers de douze pieds qui riment, d’où des acrobaties pas toujours élégantes. Ceci d’ailleurs n’est pas totalement étonnant dans un recueil de poèmes de cette taille : il ne peut manquer d’y avoir des faiblesses et, dans ma petite tête, j’imagine Hugo se demandant parfois pourquoi il s’est lancé dans une telle aventure…
Ce qui me frappe quand même, pour revenir au premier vers du poème, “L’Asie est monstrueuse et fauve“, c’est la phobie du poète pour l’Asie. On peut comprendre qu’elle a un lien avec la lutte de libération de la Grèce contre l’empire Ottoman, tellement elle eut d’importance pour lui. Dans son esprit, un vers tel que :
“Et l’énorme noirceur cherche à tuer l’étoile“, s’applique sans doute autant à la situation contemporaine de la Grèce qu’à celle du Ve siècle avant notre ère.
Mais elle se transforme en horreur pour tout ce qui vient de l’orient. On retrouve celle-ci dans Aide offerte à Majorien, prétendant à l’Empire, un poème qui n’est pas des plus célèbres, mais qui ne vient pas très loin après celui qui nous occupe. On y trouve :
L’HOMME : Nous sommes les marcheurs de la foudre et de l’ombre. MAJORIEN : Votre pays ? L’HOMME : La nuit. MAJORIEN : Votre nom ? L’HOMME : Les sans nombre.
On y retrouve les mots “ombre” et “nuit” qui reviennent plusieurs fois dans Les trois cents (ainsi que des mots équivalents comme “noirceur” ou “obscur”). Et les envahisseurs sont, ici aussi, innombrables.
À la fin du poème, l’homme dit son nom : “Attila” ! Voici donc, encore une fois, la terreur venue de l’est. Pendant la première guerre mondiale, ne surnommait-on pas les Allemands “les Huns” ? Les Allemands, eux-même, un peu plus tard, craignaient les “hordes asiatiques” (les Russes) et, plus récemment, dans Le Camp des Saints, Jean Raspail décrit l’invasion de la France par une masse humaine hideuse et indifférenciée venue d’Inde.
Il faut avouer qu’Hérédote, bien qu’il ne diabolise pas les Perses et les peuples qui les accompagnent, n’est pas totalement innocent. Il gonfle énormément les effectifs de l’armée : 2 641 610, juste pour les combattants, auxquels il faut ajouter tous les effectifs du train de l’armée, cantinières, concubines, ennuques, conducteurs des animaux de trait… Il semble s’être trompé d’un facteur dix (bien entendu, il y a toujours des discussions autour de ce chiffre). Même s’il est certain que la Grèce n’avait jamais vu une telle armée, les chiffres exagérés de l’historien ont sans doute nourri l’emphase du poète.
Pourtant, après tout, la Perse n’est qu’un empire trop puissant qui cherche toujours à étendre ses frontières et la défaite de Xerxès est un exemple classique d'”imperial overreach”, comme diraient les anglo-saxons. Napoléon aurait dû en prendre de la graine…
Mais il reste la chute du poème et ces soldats “Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes” : du pur Hugo.
Adrien Guignet, Xerxès à l’Hellespont (1845) : encore un exemple de “peintre-pompier“
Question subsidiaire : les Spartiates étaient-ils vraiment trois cents aux Thermopyles ? Nous n’avons que la parole d’Hérodote et, de toutes façons, un peu plus, un peu moins, quelle importance ? Ce qui est quand même intéressant, c’est que le nombre 300 revient plusieurs fois chez celui-ci. Par exemple, en 1.82, les Argiens et les Lacédémoniens décident de régler un différent en organisant un combat entre trois cents guerriers de chaque camp (qui se termine par une sorte de match nul). En 9.64, nous voyons le Spartiate Arimnestos combattre avec une troupe trois cents hommes les Messéniens révoltés. Et juste après, en 9.67, pendant la bataille de Platée, nous apprenons que les Thébains alliés aux Perses (les traîtres !), combattirent les Athéniens avec une ardeur exceptionnelle et que trois cents d’entre eux périrent.
On voit que ce nombre revient un peu trop souvent pour être honnête : il est clair que c’est un chiffre rond qui désigne une troupe de taille moyenne.
Dernier détail amusant : un combat entre deux troupes organisé pour régler une dispute, voilà qui nous rappelle le célèbre combat des Horaces et des Curiaces, où il n’y avait que trois combattants de chaque côté, et pendant la guerre de Cent Ans, le combat des Trente, entre Josselin et Ploërmel, en Bretagne (que je connais parce que, il y a bien longtemps, mes parents habitaient à Josselin).
3, 30, 300 : belle progression ! Y a-t-il quelque part un combat des 3000 ?
J’ai déjà fait allusion aux relations entre Grecs et Barbares, ceux-ci étant avant tout les Perses. Il y a beaucoup à dire sur le sujet, mais dans l’Anabase de Xénophon on peut trouver une première approche du sujet. On a déjà vu que le jeune Cyrus (Κῦρός) veut prendre l’empire à son frère Artaxerxès et que pour cela il a recruté plusieurs troupes de mercenaires grecs. Xénophon est là, en principe, uniquement comme observateur, invité par Proxène, un Béotien et vieil ami, chef de l’une de ces troupes, qui lui a dit que Cyrus valait vraiment la peine d’être connu (3.1.4). Pendant la longue marche vers l’intérieur des terres (l’anabase proprement dite) et la région de Babylone, il aura tout le temps d’apprécier Cyrus. Il y a en lui à la fois le goût du luxe raffiné qui choque et fascine les Grecs, et une énergie qui surgit dès qu’elle trouve l’occasion de s’exercer.
Ainsi, lorsqu’enfin on annonce à Cyrus (qui voyageait assis dans son chariot) que l’armée de son frère approche et est prête à livrer bataille (1.8.3) :
“Cyrus, sautant de son chariot, revêtit sa cuirasse et, montant sur son cheval, prit ses javelots à la main, puis fit passer aux autres l’ordre de s’équiper et de prendre chacun son poste.”
En une phrase, l’indolent voyageur se transforme en chef de guerre.
Déjà auparavant, un jour où des chariots étaient embourbés dans un passage étroit, voyant la lenteur des soldats chargés de les dégager, il ordonne aux nobles de sa suite de mettre la main à la pâte (1.5.8) :
“Alors un bel exemple de discipline put être observé. Jetant leurs robes de dessus pourpres là même où chacun se trouvait être, ils s’élancèrent, comme s’ils couraient pour la victoire, dans une pente très escarpée, vêtus de ces robes somptueuses et de ces pantalons brodés, certains même ayant des colliers autour du cou et des bracelets aux poignets. Sautant dans la boue ainsi accoutrés, en moins de temps qu’on ne l’aurait cru ils dégagèrent les chariots en les soulevant.“
Si les Perses, du moins les seigneurs, vivent maintenant dans le luxe, il n’en a pas toujours été ainsi et ils ne sont pas loin de leurs origines guerrières. Hérodote (1.71) raconte que lorsque Crésus, roi de Lydie (le fameux roi qui était “riche comme Crésus”) prit la décision (fatale) d’attaquer les Perses du temps du grand Cyrus, fondateur de l’empire Achéménide, un sage lydien vint le voir et lui dit :
“Ô roi, tu te prépares à faire campagne contre de tels hommes, dont les pantalons et les autres vêtements sont en cuir, qui ne se nourrissent pas de ce qu’ils veulent, mais de ce qu’ils ont, leur pays étant rocailleux. En outre, ils ne consomment pas de vin, mais boivent de l’eau et n’ont pas de figues à savourer, ni rien d’autre de bon. Ainsi, d’un côté, si tu es vainqueur, de quoi vas-tu les dépouiller, eux qui n’ont rien ? mais d’un autre côté, si tu es vaincu, réfléchis à combien de biens tu vas perdre…“
On retrouve dans ce texte un des idées clef d’Ibn Khaldun, l’historien arabe du XIVe siècle qui a exposé sa philosophie de l’histoire dans la Muqaddima, la majestueuse introduction au Livre des exemples. Pour lui, il y a toujours une tension entre le monde sédentaire (urbain et campagnard) et celui des Bédouins qui mènent une vie rude. Les sédentaires sombrent dans la mollesse et sont des proies faciles pour les Bédouins qui vont alors établir une nouvelle dynastie. Après trois ou quatre générations, celle-ci aussi se corrompra et un nouveau groupe de Bédouins viendra prendre leur place. Les Perses seront les Bédouins de Crésus et, d’une certaine façon, les Macédoniens d’Alexandre le Grand seront ceux de la Perse achéménide.
Xénophon qui, on le voit, admirait Cyrus le jeune, était encore plus “fan” de ce grand Cyrus, au point qu’il a écrit tout un ouvrage, la Cyropédie (Κύρου παιδεία), c’est-à-dire L’éducation de Cyrus que certains considèrent comme le premier roman historique et qui est aussi une réflexion sur le roi idéal.
Ainsi, pour des Grecs comme Hérodote et Xénophon qui avaient voyagé, les Perses n’étaient, ni de “gros barbares”, ni des hommes amollis par le luxe : exotiques, certes, mais aussi fascinants et dont il y a peut-être quelque chose à apprendre.
Tous ceux qui ont couru un marathon (j’en suis) connaissent l’histoire : après la bataille de Marathon contre les Perses, en 490 avant notre ère, un soldat nommés Philippidès fit en courant la quarantaine de kilomètres qui séparent ce village d’Athènes pour annoncer la victoire et mourut d’épuisement après avoir délivré son message.
Le problème, c’est qu’à peu près tout dans cette phrase est faux (excepté la victoire des Athéniens, aidés par les troupes de Platée). Les seules sources que nous avons pour cette anecdote sont Plutarque (1er siècle après J.C.) et Lucien de Samosate (2e siècle après J.C.), soit 500 à 600 ans après les faits, ce qui ne rend pas leur témoignage très convaincant. Plutarque cite bien Héraclide du Pont, du 4e siècle avant J.C., mais il ne nous reste rien de cet auteur.
Le seul auteur crédible sur l’époque de Marathon est donc notre cher Hérodote, né quelques années après la bataille et qui a pu parler à des informateurs encore très proches des évènements, peut-être même ayant participé à la bataille (“Moi, monsieur, j’étais à Marathon !”) Ce que l’on peut dire, c’est que si l’histoire de Philippidès avait cours à cette époque, Hérodote, toujours friand d’anecdotes, ne l’aurait certainement pas laissé passer. En revanche, il raconte deux évènements distincts dont le mélange a probablement donné naissance à l’histoire que tout le monde croit connaître.
D’une part, avant de partir pour Marathon où les Perses ont débarqué, les Athéniens envoient un héraut, c’est-à-dire un messager, à Sparte pour demander de l’aide (6.105). Il se nomme Pheidippidès ou Philippidès, selon les manuscrits ; c’est un courrier professionnel, sans doute habitué à couvrir de longues distances (ἡμεροδρόμην τε καὶ τοῦτο μελετῶντα). La distance entre Athènes et Sparte varie, selon les estimations que j’ai pu trouver, entre 202 et 250 km et il arrive “le deuxième jour”. On ne sait ni à quelle heure il est parti, ni à laquelle il est arrivé : on peut penser qu’il a mis environ 24 heures. Autrement dit, il n’a pas fait un marathon, mais un ultra-marathon !
Il se trouve, justement, qu’aujourd’hui existe un ultra-marathon Athènes – Sparte, appelé le Spartathlon, qui fait 246 km. Le record est, comme par hasard, détenu par un Grec, Yannis Kouros, en 20 h 25 mn. Il est donc tout à fait vraisemblable qu’un messager professionnel comme Pheidippidès ait fait le trajet en un jour. Et, bien sûr, celui-ci me meurt pas après avoir transmis son message : il rentre à Athènes et raconte même que, dans la montagne, du côté de Tégée (en Arcadie), il a rencontré le dieu Pan qui s’est plaint ne n’être pas honoré par les Athéniens. Ils le crurent et, un peu plus tard, dédièrent à Pan un sanctuaire au pied de l’Acropole.
Yannis Kouros
Les Spartiates sont tout à fait d’accord pour aider les Athéniens mais, pour des raisons religieuses, ils ne peuvent partir avant la pleine lune et on est seulement au neuvième jour de la nouvelle lune. On pourrait penser, cyniquement, que c’est un bon prétexte pour se défiler, si ce n’est qu’ils se mettent en route dès la pleine lune, au nombre de deux mille, et arrivent “le troisième jour”, c’est-à-dire qu’ils ont mis environ quarante-huit heures à faire le chemin, ce qui n’est pas si mal pour une troupe en arme : ils n’ont donc pas traîné. Ceci dit, ils arriveront trop tard…
Mais qu’en est-il du fameux marathon ? Hérodote raconte que, tout de suite après la bataille, les Perses s’étant précipitamment rembarqués sur leurs navires, s’élancent vers Athènes, doublant le cap Sounion, la pointe sud de l’Attique (ce qui fait un beau détour), espérant surprendre la ville avant que ses défenseurs ne soient de retour. Mais les Athéniens ont compris la manœuvre et se dépêchent de rentrer, par la route la plus directe, évidemment. Autrement dit, ce n’est pas un seul soldat qui a fait un “marathon”, mais l’ensemble de l’armée athénienne. On peut imaginer qu’ils ne l’ont pas fait en courant, d’une part parce qu’ils étaient en armes, avec cuirasse, bouclier, casque et lance (Pheidippidès, lui, étant un messager, était beaucoup plus léger), d’autre part, parce qu’ils sortaient d’un rude combat. Ceci dit, ils arrivèrent bien avant les Perses qui, se voyant devancés, firent demi-tour et rentrèrent en Asie. Il faudra attendre Xerxès, successeur de Darius, pour un nouveau round…
Il n’est pas étonnant que les Athéniens soient arrivés avant les Perses. Même s’ils étaient fatigués, on peut supposer que ces gens habitués à marcher et pressés par le danger, allaient à 6 ou 7 km/h, ce qui leur permettait de couvrir une distance de 42 km en 6 à 7 heures. En revanche, d’après ce que j’ai lu, il fallait 12 à 13 heures aux trières Perses pour arriver à Phalère, port d’Athènes à cette époque. Il n’y a donc pas “photo”.
En résumé, à l’occasion de la bataille de Marathon, il y a eu d’abord un ultra-marathon couru par un messager professionnel, puis un marathon couru (ou plutôt, marché) par tous les soldats athéniens.
Note 1 : le tableau qui illustre cette page est dû à Luc-Olivier Merson, un de ces peintres pompiers qui ont continué à fleurir pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Je ne suis sans doute pas le seul à le trouver ridicule. La seule chose positive que l’on puisse dire à propos de ce peintre et de ses confrères (comme Cabanel, Laurens, Bouguereau, Gérôme), c’est qu’aujourd’hui ils auraient été d’excellents illustrateurs de bandes dessinées. Leur malheur a été d’avoir un talent qui n’avait pas de champ d’application digne de leur science du dessin.
Cette belle photo de la mer Égée nous montre non seulement la mer et ses îles, mais aussi la Grèce continentale et l’ouest de l’Asie Mineure, maintenant la Turquie. C’est la scène sur laquelle se jouent les œuvres des grands historiens classiques, Hérodote, Thucydide et Xénophon. Si, pour les Romains, la Méditerranée était Mare nostrum, pour les Grecs, c’était la mer Égée.
Non seulement toutes les îles étaient grecques, mais aussi toute la frange nordique de la Thrace, jusqu’à Byzance, et toute la côte ouest de la Turquie. Et bien que les villes d’Asie Mineure fussent simplement des “colonies”, elles jouaient un rôle essentiel dans la vie économique et culturelle de la Grèce toute entière. Parmi les grands philosophes pré-socratiques, on trouve Démocrite d’Abdère (et Protagoras) en Thrace et, en Asie Mineure, Thalès et Anaximandre de Milet et Héraclite d’Éphèse.
Pour être vraiment complet, à la mer Égée il faut ajouter la mer Ionienne et la Grande Grèce, c’est-à-dire le sud de l’Italie et la Sicile, avec Pythagore, né à Samos, mais établi à Crotone, Empédocle d’Agrigente en Sicile, puis Parménide et Zénon d’Élée et parmi les sophistes mis en scène par Platon, Gorgias de Léontium.
Prodicos, lui, est de Céos, une île au sud-est de l’Attique, et Hippias vient d’Élis, dans l’ouest du Péloponnèse : le seul de tous les personnages cités à venir de la Grèce “continentale”.
Quant à Hérodote, il est d’Halicarnasse, en Asie Mineure et son histoire commence par : “Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête… (Ἡροδότου Ἁλικαρνησσέος ἱστορίης ἀπόδεξις ἥδε…)” Mais plus tard, il était devenu citoyen de Thouroï, dans le sud de l’Italie, ce qui montre bien l’importance de toutes ces colonies pour la culture hellénique (d’ailleurs, l’édition des “Belles Lettres” qui fait référence en France, dit : “Hérodote de Thouroï”, se basant sans doute sur un autre manuscrit). Finalement, de toutes les villes continentales, c’est essentiellement Athènes qui la portera à son plus haut niveau.
Une caractéristique essentielle des villes grecques d’Asie Mineure et d’être directement en contact avec une autre grande civilisation, la Perse, à la différence de celles de Grande Grèce (soit dit sans vouloir vexer personne, en particulier les Carthaginois) Aussi, lorsque les auteurs grecs utilisent le mot “barbare” pour désigner les Perses, ils ne le prennent pas du tout dans son sens actuel et les considèrent sur un pied d’égalité. Dans la suite de la phrase citée plus haut, Hérodote dit qu’il veut conserver le souvenir des grands et étonnants exploits accomplis par les Grecs et les barbares (τὰ μὲν Ἕλλησι τὰ δὲ βαρβάροισι) et dans Le Banquet de Platon (209e), Socrate, évoquent les grands hommes, soit grecs, soit barbares (καὶ ἐν Ἕλλησι καὶ ἐν βαρϐάροις), ce qui est un écho, peut-être conscient, d’Hérodote : les deux peuples sont cités au même niveau.
Les relations entre les deux cultures sont toujours un peu difficiles, mais en fait, souvent pacifiques, pourvu que les cités grecques, bien établies avant l’expansion perse, paient un tribut. Par ailleurs, les Perses ne sont pas du tout marins. Quand ils ont besoin d’une marine, ils utilisent des Ioniens, comme dans leur campagne contre les Scythes (livre V) où ceux-ci leurs construisent des ponts de bateaux, et lorsqu’ils attaquent Milet, en 494 (6.6), ce sont des Phéniciens, des Égyptiens, des Cypriotes et des Ciliciens (la Cilicie est une province d’Asie Mineure, à peu près au nord de Chypre) qui équipent leurs navires. Après l’échec de la révolte de l’Ionie, ce sont surtout les Phéniciens qui ravagent les villes de l’Hellespont (les Dardanelles), de la Chersonèse de Thrace (la péninsule de Gallipoli) et de la Propontide (la mer de Marmara), jusqu’à Byzance. Enfin, pour la grande campagne de Xerxès qui se termine à la bataille de Salamine (7.89-sq.), leur marine est composée des mêmes, plus de Ioniens et de Doriens d’Asie. Ceci dit, ces bateaux transportaient aussi des combattants perses, l’équivalent d’une infanterie de marine.
C’est sans doute ce caractère terrien des Perses qui explique que les Grecs aient pu dominer toute la mer Égée. Quand on lit Thucydide et les Helléniques de Xénophon, on voit les trières athéniennes et lacédémoniennes écumer les îles et passer rapidement de Samos, à Chios, à Lesbos, jusqu’à l’Hellespont (les Dardanelles) et Byzance (il faut, pour lire ces auteurs, avoir une bonne carte à portée de main, sans quoi on est vite perdu). On comprend alors pourquoi, aujourd’hui encore, la mer Égée est une mer grecque, qui s’étend jusqu’aux îles toutes proches de la côte turque. En conséquence, il est facile pour les réfugiés venus de Syrie de passer en Grèce, donc dans l’Union Européenne, et c’est ainsi que Lesbos est devenue plus connue pour ses tristes camps de réfugiés que pour la poétesse Sappho.
Ici, comme dans tant d’autres pays, l’histoire a de profondes racines.
Note : les meilleures cartes que je connaisse pour les historiens classiques sont dans le volume de la Pléiade consacré à Thucydide et Hérodote. Elles conviennent aussi parfaitement pour les Helléniques (et même pour certaines pièces de Racine !)