L’homme est-il libre ?

L’homme est-il libre ? Grande question ! J’ai déjà parlé d’une idée que Platon lance en passant dans les Lois, selon laquelle l’homme serait la marionnette des dieux.

Chez Homère encore plus, l’homme est victime des dieux et du destin, et ne fait essentiellement que subir, comme Ulysse. Pourtant, il a quand même un espace de liberté, que Zeus lui-même souligne dès le début de l’Odyssée :

ὢ πόποι (1.32), s’écrie-t-il : “oh, popoï !”, mot que je trouve amusant et qui semble bien traduit par : “oh, misère !”…

Et il continue (1.32-34) :

… οἷον δὴ νυ θεοὺς βροτοὶ αἰτίωνται·
ἐξ ἡμέων γάρ φασι κάκ’ ἔμμεναι, οἱ δὲ καὶ αὐτοὶ
σφῇσιν ἀτασθαλίῃσιν ὑπὲρ μόρον ἄλγε’ ἔχουσιν…

“Comme les hommes accusent les dieux ! c’est de nous, disent-ils, que viennent les maux, alors qu’eux-mêmes, par leur propre folie, souffrent au-delà de ce qui est prescrit par le destin (ὑπὲρ μόρον).”

Ce sont ces derniers mots, hyper moron (note 1), qui sont importants. Certes, les hommes ne peuvent pas échapper au destin, mais ils en rajoutent. Deux bons exemples se trouvent dans l’histoire des vents qu’Éole confie à Ulysse et celle des vaches du Soleil.

Dans la première (chant X), Éole accueille Ulysse et ses compagnons avec beaucoup d’hospitalité, enferme les vents contraires dans un sac qu’il confie à Ulysse et le fait repartir avec un vent favorable. Presqu’arrivés à Ithaque, qu’ils voient déjà à l’horizon, Ulysse qui depuis le début gouverne le navire, s’endort épuisé… Ses compagnons, comme des imbéciles, suspectent que le sac contient des richesses qu’Ulysse ne veut pas partager et l’ouvrent, juste pour voir… Les vents s’échappent, la tempête entraîne le navire loin d’Ithaque et c’est reparti pour un tour ! Il reprennent pied sur l’île d’Éole, mais cette fois-ci celui-ci les accueille beaucoup plus froidement et les renvoie sans ménagement : “Ils sont trop cons”, semble-t-il penser (10.28-55).

Quant aux vaches du Soleil, Tirésias a prévenu Ulysse (lors de sa descente aux Enfers) que si lui et ses hommes les laissaient tranquilles, ils pourraient tous rentrer chez eux, après bien des épreuves, mais sains et saufs. Par contre, s’ils en tuaient une seule, alors tous périraient, sauf Ulysse (11.104-115). Inutile de dire que ses compagnons feront ce qui leur a été interdit. C’est le ressort classique d’un nombre sans doute incalculable de contes et autres histoires, à commencer par celle d’Adam et Ève : le héros ou l’héroïne font ce qui leur a été défendu. Pourtant, Circée répète l’avertissement (12. 137-141). Ulysse a tout expliqué à ses hommes qui lui promettent de bien se comporter. Mais quand ils se retrouvent coincés sur l’île du Soleil par un interminable calme plat (ils sont même amenés à manger du poisson, les pauvres), ils craquent (une fois de plus, pendant qu’Ulysse dort) et ce qui devait arriver arrive : le bateau est brisé au cours d’une horrible tempête et tous meurent, sauf Ulysse qui parvient à s’accrocher au mât.

Mais cette fatale folie humaine s’observe dès le début des aventures d’Ulysse, au cours d’un bref épisode, peu connu, ce qui vaut mieux pour la gloire du héros. Sa première escale, après avoir quitté Troie, est Ismaros, une ville de Thrace qu’ils s’empressent de piller, tuant les hommes et enlevant les femmes : petit raid tranquille…

ἔνθα δ’ ἐγὼ πόλιν ἔπραθον, ὤλεσα δ’ αὐτούς.
ἐκ πόλιος δ’ ἀλόχους καὶ κτήματα πολλὰ λαϐόντες
δασσάμεθ’…
(9.40-42)

“Là, je pillai la ville et fis périr les habitants [les hommes] ; nous emmenâmes les femmes et beaucoup de richesses hors de la ville et en fîmes le partage…”

Voilà qui est dit sans euphémisme. Malheureusement, d’une part les hommes d’Ulysse ne veulent pas partir tout de suite et font un grand festin sur la plage, d’autre part les habitants de la ville voisine viennent au secours de leurs alliés. Un combat s’ensuit, que perdent les Grecs : six des leurs sont tués. Ils repartent donc la queue entre les jambes…

Bien entendu, c’est Zeus qui est accusé de ce malheur (pour les Grecs) :

τότε δή ῥα κακὴ Διὸς αἶσα παρέστη
ἡμῖν αἰνομόροισιν, ἵν’ ἄλγεα πολὰ πάθοιμεν.

“C’est alors que la volonté de Zeus nous fut contraire, nous qui étions marqués par un funeste destin, afin que nous souffrions des maux sans nombre.” C’est vrai, si on ne peut plus piller et massacrer tranquillement, où va-t-on !

Ainsi, tout au long du périple d’Ulysse, ses hommes, mais parfois aussi lui-même, commettent des transgressions qui les font tomber de malheur en malheur, qui étaient généralement évitables. Zeus a donc bien raison de se plaindre : les hommes ont la liberté d’empirer leur sort et ils ne s’en privent pas ; c’est ce qu’on appelle l’hubris, mot grec que Zeus n’utilise pas.

Note 1 : pour ceux qui connaissent l’anglais, je signale que ce moron, accusatif de μόρος (avec un o-micron) : “lot assigné aux hommes par le destin”, n’a rien à voir avec le moron anglais qui signifie “crétin” et qui pourtant vient aussi du grec, mais d’un mot différent : μωρός (avec un o-méga) , “fou, insensé”.

Note 2 : L’illustration de cette page, tirée de l’édition de la Loeb Classical Library, montre la remarque de Zeus citée plus haut. ὑπὲρ μόρον apparaît deux fois, d’abord de façon générale, ensuite à propos du cas particulier d’Égisthe qui est devenu l’amant de Clytemnestre et a tué Agamemnon à son retour.

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