
Cette belle photo de la mer Égée nous montre non seulement la mer et ses îles, mais aussi la Grèce continentale et l’ouest de l’Asie Mineure, maintenant la Turquie. C’est la scène sur laquelle se jouent les œuvres des grands historiens classiques, Hérodote, Thucydide et Xénophon. Si, pour les Romains, la Méditerranée était Mare nostrum, pour les Grecs, c’était la mer Égée.

Non seulement toutes les îles étaient grecques, mais aussi toute la frange nordique de la Thrace, jusqu’à Byzance, et toute la côte ouest de la Turquie. Et bien que les villes d’Asie Mineure fussent simplement des “colonies”, elles jouaient un rôle essentiel dans la vie économique et culturelle de la Grèce toute entière. Parmi les grands philosophes pré-socratiques, on trouve Démocrite d’Abdère (et Protagoras) en Thrace et, en Asie Mineure, Thalès et Anaximandre de Milet et Héraclite d’Éphèse.
Pour être vraiment complet, à la mer Égée il faut ajouter la mer Ionienne et la Grande Grèce, c’est-à-dire le sud de l’Italie et la Sicile, avec Pythagore, né à Samos, mais établi à Crotone, Empédocle d’Agrigente en Sicile, puis Parménide et Zénon d’Élée et parmi les sophistes mis en scène par Platon, Gorgias de Léontium.
Prodicos, lui, est de Céos, une île au sud-est de l’Attique, et Hippias vient d’Élis, dans l’ouest du Péloponnèse : le seul de tous les personnages cités à venir de la Grèce “continentale”.

Quant à Hérodote, il est d’Halicarnasse, en Asie Mineure et son histoire commence par : “Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête… (Ἡροδότου Ἁλικαρνησσέος ἱστορίης ἀπόδεξις ἥδε…)” Mais plus tard, il était devenu citoyen de Thouroï, dans le sud de l’Italie, ce qui montre bien l’importance de toutes ces colonies pour la culture hellénique (d’ailleurs, l’édition des “Belles Lettres” qui fait référence en France, dit : “Hérodote de Thouroï”, se basant sans doute sur un autre manuscrit). Finalement, de toutes les villes continentales, c’est essentiellement Athènes qui la portera à son plus haut niveau.
Une caractéristique essentielle des villes grecques d’Asie Mineure et d’être directement en contact avec une autre grande civilisation, la Perse, à la différence de celles de Grande Grèce (soit dit sans vouloir vexer personne, en particulier les Carthaginois) Aussi, lorsque les auteurs grecs utilisent le mot “barbare” pour désigner les Perses, ils ne le prennent pas du tout dans son sens actuel et les considèrent sur un pied d’égalité. Dans la suite de la phrase citée plus haut, Hérodote dit qu’il veut conserver le souvenir des grands et étonnants exploits accomplis par les Grecs et les barbares (τὰ μὲν Ἕλλησι τὰ δὲ βαρβάροισι) et dans Le Banquet de Platon (209e), Socrate, évoquent les grands hommes, soit grecs, soit barbares (καὶ ἐν Ἕλλησι καὶ ἐν βαρϐάροις), ce qui est un écho, peut-être conscient, d’Hérodote : les deux peuples sont cités au même niveau.
Les relations entre les deux cultures sont toujours un peu difficiles, mais en fait, souvent pacifiques, pourvu que les cités grecques, bien établies avant l’expansion perse, paient un tribut. Par ailleurs, les Perses ne sont pas du tout marins. Quand ils ont besoin d’une marine, ils utilisent des Ioniens, comme dans leur campagne contre les Scythes (livre V) où ceux-ci leurs construisent des ponts de bateaux, et lorsqu’ils attaquent Milet, en 494 (6.6), ce sont des Phéniciens, des Égyptiens, des Cypriotes et des Ciliciens (la Cilicie est une province d’Asie Mineure, à peu près au nord de Chypre) qui équipent leurs navires. Après l’échec de la révolte de l’Ionie, ce sont surtout les Phéniciens qui ravagent les villes de l’Hellespont (les Dardanelles), de la Chersonèse de Thrace (la péninsule de Gallipoli) et de la Propontide (la mer de Marmara), jusqu’à Byzance. Enfin, pour la grande campagne de Xerxès qui se termine à la bataille de Salamine (7.89-sq.), leur marine est composée des mêmes, plus de Ioniens et de Doriens d’Asie. Ceci dit, ces bateaux transportaient aussi des combattants perses, l’équivalent d’une infanterie de marine.
C’est sans doute ce caractère terrien des Perses qui explique que les Grecs aient pu dominer toute la mer Égée. Quand on lit Thucydide et les Helléniques de Xénophon, on voit les trières athéniennes et lacédémoniennes écumer les îles et passer rapidement de Samos, à Chios, à Lesbos, jusqu’à l’Hellespont (les Dardanelles) et Byzance (il faut, pour lire ces auteurs, avoir une bonne carte à portée de main, sans quoi on est vite perdu). On comprend alors pourquoi, aujourd’hui encore, la mer Égée est une mer grecque, qui s’étend jusqu’aux îles toutes proches de la côte turque. En conséquence, il est facile pour les réfugiés venus de Syrie de passer en Grèce, donc dans l’Union Européenne, et c’est ainsi que Lesbos est devenue plus connue pour ses tristes camps de réfugiés que pour la poétesse Sappho.
Ici, comme dans tant d’autres pays, l’histoire a de profondes racines.
Note : les meilleures cartes que je connaisse pour les historiens classiques sont dans le volume de la Pléiade consacré à Thucydide et Hérodote. Elles conviennent aussi parfaitement pour les Helléniques (et même pour certaines pièces de Racine !)