
L’entrée en matière du Banquet de Platon est un peu compliquée : Apollodore raconte à des amis que, l’avant-veille Glaucon lui a demandé de lui faire le récit du banquet d’Agathon, auquel participaient Socrate et Alcibiade. En fait, il y a longtemps que ce banquet avait eu lieu, alors que lui, Apollodore, était encore enfant, et c’est Aristodème qui lui a répété les propos qui ont été tenus pendant cette soirée (et nuit). À cette époque, Aristodème était “l’amoureux passionné” (ἐραστής) de Socrate, mot qui est probablement à prendre ici dans le sens actuel de “fan” qui suit son idole comme un petit chien ; c’est sans doute aussi le favori du moment.
Ainsi, Apollodore raconte à ses amis qu’avant-hier il a raconté à Glaucon ce qu’Aristodème lui a raconté — il y a déjà un certain temps — sur un banquet encore plus lointain… On retrouve une chaîne de transmission de ce genre dans Parménide, pour justifier la possibilité d’une rencontre entre un jeune Socrate et un vieux Parménide. Ici, c’est sans doute parce qu’Alcibiade était un personnage célèbre, en bien comme en mal, qu’il fallait donner un minimum de vraisemblance au fait que les discours échangés pendant cette soirée puissent être retranscrits mot pour mot. Il s’agit certainement aussi d’un artifice littéraire, Platon essayant de varier ses “préludes“.
Ce fameux jour, donc, Aristodème avait rencontré Socrate fraîchement baigné, avec aux pieds d’élégantes sandales (βλαύτη), ce qui arrivait rarement (174a). Tout étonné, Aristodème lui demande où il va comme ça, et Socrate de répondre qu’il est invité au banquet d’Agathon et qu’il s’est fait beau pour aller voir un beau garçon. En effet, habituellement Socrate allait pieds nus, ce qui explique sans doute pourquoi Aristodème, en vrai “fan”, faisait de même, comme nous l’a dit un peu plus tôt Apollodore (173b).
Ce n’est pas seulement dans les rues d’Athènes que Socrate se promenait pieds nus. Dans le même dialogue, Alcibiade nous raconte comment il s’était comporté pendant le siège de Potidée en hiver (220b) :
“Pour ce qui est de l’endurance vis-à-vis des conditions hivernales — là-bas les hivers peuvent en effet être terribles — il faisait toutes sortes de choses incroyables. Une fois, alors qu’il y faisait un gel des plus sévères et que tous, soit ne sortaient pas, soit, si quelqu’un sortait, c’était habillé au maximum, les pieds chaussés et enveloppés de feutre ou de peaux d’agneaux : mais ce gaillard-là allait avec le même manteau que d’habitude et marchait pieds nus sur la glace plus facilement que les autres chaussés ; du coup, les soldats le regardaient de travers, pensant qu’il leur faisait la nique.“
Potidée se trouve en Chalcidique, dans le nord de la Grèce donc, et il n’est pas étonnant que les hivers y soient plus froids qu’à Athènes et qu’il puisse y neiger et geler.

Socrate était donc un vrai va-nu-pieds. Ce qui est amusant, c’est que dans La République, lorsqu’au livre II il commence à imaginer les débuts de sa cité (un peu comme dans certains jeux vidéo, comme SimCity, Civilization ou bien d’autres de ce genre, où il faut construire une civilisation ou une ville à partir de modestes débuts, et l’aider à se développer), il dit que, pour satisfaire aux besoins matériels des premiers habitants, il faut au moins un paysan, un maçon, un tisserand et… un cordonnier (σκυτοτόμος) (369d). Autrement dit, même si Socrate lui-même n’a que faire d’un cordonnier, il n’impose pas à ses concitoyens virtuels d’aller pieds nus.
Socrate continuera en ajoutant un charpentier et un forgeron et, ainsi de suite, d’autres personnages. Ce jeu de construction s’arrêtera lorsqu’il en arrivera aux gardiens (φύλακες) qui doivent défendre cette cité et dont l’étude constituera une grande partie des livres suivants. Mais cela, c’est une autre histoire !
Voici ce que je voulais dire sur l’important problème de Socrate et des sandales.
À titre de curiosité, il est intéressant de revenir sur la position stratégique de Potidée, au point le plus étroit de l’entrée de la péninsule de Pallène (aujourd’hui, de Kassandra). Comme on le voit sur la photo ci-dessous, au plus étroit elle fait à peine plus de 500 m de large. La ville pouvait donc facilement bloquer l’accès à la péninsule.

Hérodote raconte que bien plus tôt, lors des guerres médiques, alors qu’Artabaze, un des généraux de Xerxès, assiégeait Potidée depuis trois mois, un jour la mer se retira très loin. Les Perses en profitèrent pour tenter de contourner la ville à pieds secs, afin de pénétrer dans la péninsule de Pallène. Mais alors que les Barbares avaient fait les deux cinquièmes du chemin, la mer revint en une vague comme on n’en avait encore jamais vue : ceux qui ne savaient pas nager furent noyés, les autres furent tués par les habitants de Potidée. Ceux-ci attribuaient ce désastre au fait que les Perses avaient profané le temple de Poséidon, dans les faubourgs de la ville, et que le dieu s’était ainsi vengé.
Pour nous qui avons été choqués par le grand tsunami de Noël 2004 dans le nord de l’océan Indien, ce récit fait plutôt penser à un phénomène du même genre, avec ce retrait de la mer qui, en Thaïlande, avait étonné et même amusé les touristes européens.
Le récit d’Hérodote est probablement imprécis, mais on sait que les tsunamis ne sont pas si rares en mer Égée : le dernier a eu lieu le 30 octobre dernier (2020), suite à un tremblement de terre et a touché l’île de Samos et la côte turque voisine. Thucydide lui-même en décrit d’autres au livre III (chap. 89), Le plus important semble être survenu en Eubée avec, typiquement, la mer qui se retire et revient en une vague destructrice.
Thucydide fait clairement le lien avec des séismes survenus au même moment et qui avaient dissuadé les Lacédémoniens de faire leur excursion annuelle en Attique. Il affirme même qu’il ne croit pas que ce phénomène puisse se produire sans tremblement de terre, ce qui est bien vu, et il ne fait pas intervenir Poséidon… Ceci dit, le fait que Homère appelle souvent ce dieu de la mer “Ébranleur de la terre” (ἐνοσίχθων) permet de penser que depuis les temps anciens les Grecs avaient fait le lien entre les séismes et les tsunamis.