Sauna

J’ai beaucoup aimé le livre 4 de l’Enquête d’Hérodote, en particulier le long passage où il décrit les mœurs des Scythes qui occupaient les steppes qui s’étendent au nord de la Mer Noire. Il parle de leurs coutumes funéraires (d’une façon qui n’est pas contredite par l’archéologie) et raconte que pour se purifier après de telles cérémonies (qui pouvaient durer très longtemps), les hommes bâtissaient une sorte de “tipi” fait de trois perches, fermé aussi hermétiquement que possible par des couvertures de feutre, creusaient un trou au milieu et y mettaient des pierres chauffées à blanc (4.73) : c’est le principe du sauna, mais aussi celui des huttes à sudation (sweat lodges) que l’on trouvait chez plusieurs peuples Amérindiens, en particulier des Indiens des Plaines comme les Sioux Lakotas, par exemple.

Pour épicer un peu les choses, ils jetaient sur les pierres brûlantes des graines de chanvre (en grec : κάνναβις, cannabis). Cela semblait leur faire de l’effet car, dit Hérodote, “ils hurlaient de joie dans l’étuve” (4.75). Bien entendu, on ne sait pas quelle était la variété de chanvre cultivée par les Scythes (il l’était d’abord pour ses fibres qui servaient à faire des vêtements) et on sait que les graines contiennent beaucoup moins de substance psychotrope (le THC) que les feuilles ; mais on peut supposer que, lorsqu’elles étaient jetées sur des pierres brûlantes, la fumée en contenait un pourcentage beaucoup plus important, comme aujourd’hui la fumée du joint… Autrement dit, cette fumée pouvait très bien avoir un effet excitant.

Comme le dit Pierre Barguet dans l’édition de “La Pléiade”, il s’agissait sans doute là de cérémonies “chamaniques”. Il a sans doute raison, mais ce mot est tellement banalisé qu’il ne nous apprend pas grand chose… On est forcément amené à se demander de quand date ce type de cérémonie : s’est-il développé indépendamment dans différentes cultures ? Existait-il déjà avant la migration des futurs Amérindiens dans l’Amérique du Nord ? Personne ne peut sans doute répondre à ces questions, d’autant plus que, vu le caractère temporaire de ces constructions, l’archéologie ne peut nous être d’aucune aide.

Selon Hérodote, ces cérémonies avaient aussi un but pratique : “cela leur tenait lieu de bain, car ils ne se lavaient jamais le corps avec de l’eau” (“οὐ γὰρ δὴ λούονται ὕδατι τὸ παράπαν τὸ σῶμα”). On est libre de le croire ou non… Les femmes, elles, sont plus raffinées que les hommes :

“Sur une pierre rugueuse, elles râpent du bois de cyprès, de cèdre et d’arbre à encens, l’aspergent d’eau et une fois que cette pâte de bois s’est épaissie, elles s’en enduisent tout le corps et le visage ; et, d’une part, elles en acquièrent une odeur agréable, d’autre part, le lendemain, elles enlèvent cet enduit et se retrouvent propres et resplendissantes (καθαραὶ καὶ λαμπραί).”

Comme toujours, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce que raconte Hérodote, mais dans le cas présent, au moins les grandes lignes de son témoignage sont parfaitement vraisemblables.

Note : la photo qui illustre cette page et qui paraît authentique montre la carcasse d’une hutte à sudation cheyenne (https://www.newworldencyclopedia.org/entry/Sweat_lodge). Typiquement pour l’Amérique du Nord, elle a la forme d’une hutte basse et non d’un tipi comme chez les Scythes, alors que ce sont des tipis que les Indiens des Plaines utilisaient comme habitations…

Qui était Ménon ?

Même si Ménon a donné son nom à un dialogue de Platon, nous apprenons très peu de choses sur lui à travers le texte même, comme d’ailleurs pour la plupart des autres personnages que Platon a mis en scène. Cependant, Thucydide le cite comme l’un des généraux qui commandent la cavalerie thessalienne venue à l’aide des Athéniens (2.22.3). C’est ce qui explique sa présence à Athènes et la possibilité qu’il a eu de rencontrer Socrate, qui le plaisante justement sur le fait qu’il vient de Thessalie (Ménon, 70a-b).

Mais surtout, pour Ménon, nous avons une autre source d’information : l’Anabase de Xénophon.

Il faut brièvement rappeler l’histoire : le jeune Cyrus, gouverneur (satrape) d’une partie de l’Asie Mineure qui se trouve dans l’actuelle Turquie, décide de se révolter contre son frère devenu Roi et commence par rassembler discrètement différentes troupes de mercenaires grecs, pour se composer une armée de plus de dix milles hommes (sans compter les Perses). Ménon est un jeune général thessalien qui le rejoint avec mille cinq cents hommes, alors que Cyrus s’est mis en route depuis quelques jours. Cette marche les emmènera à proximité de Babylone où aura enfin lieu la confrontation entre les deux frères. Les Grecs enfoncent la partie de l’armée perse qui leur fait face et pensent la bataille gagnée, mais Cyrus, se jetant sur son frère, est tué d’un coup malheureux. Brusquement, les Grecs se retrouvent isolés en pays ennemi. Ils refusent de se rendre et commencent leur retraite. Tissapherne, un autre satrape d’Asie Mineure qui n’a pas pris le parti de Cyrus et qui va suivre le même chemin avec ses troupes pour rentrer dans sa province, prétend les accompagner et leur porter assistance. Cependant, au fil des jours, il devient de plus en plus évident qu’il n’attend qu’une occasion pour leur tomber dessus et les relations entre les deux groupes se tendent.

Inquiet, Cléarchos, le général qui a été choisi pour mener l’ensemble des troupes grecques (un Lacédémonien, bon soldat mais un peu naïf), demande une entrevue à Tissapherne pour tenter d’éclaircir l’atmosphère. Le satrape accepte avec empressement. Cléarchos lui fait un grand discours auquel Tissapherne répond en disant qu’il est vraiment heureux de ces paroles et en protestant, lui aussi, de sa bonne foi. Il propose donc à Cléarchos de revenir le lendemain avec ses généraux pour dissiper définitivement tous les soupçons. Le lendemain, il retourne donc voir le satrape avec quatre autres généraux. Ils sont invités dans sa tente et, à un signal, immédiatement faits prisonniers. Ils seront plus tard livrés au Roi et décapités. L’un d’eux est Ménon.

Le récit de ce traquenard ne prend que quelques lignes et Xénophon le poursuit par un portrait de chacun des cinq généraux qui ont perdu la vie. Celui de Ménon est très négatif. Léon Robin, dans l’édition de “La Pléiade”, remarque que ce portrait est peut-être sujet à caution et W. Lamb dit à peu près la même chose dans l’édition bilingue de la “Loeb Classical Library”.

Xénophon l’accuse surtout d’être prêt à tout pour acquérir des richesses : “Μένων δὲ ὁ Θετταλὸς δῆλος ἦν ἐπιθυμῶν μὲν πλουτεῖν ἰσχυρῶς, ἐπιθυμῶν δὲ ἄρχειν, ὅπως πλείω λαμβάνοι, ἐπιθυμῶν δὲ τιμᾶσθαι, ἵνα πλείω κερδαίνοι. (2.6.21) : Il était évident que Ménon le Thessalien désirait fortement les richesses, qu’il désirait des postes de commandement afin de prendre plus et qu’il désirait les honneurs afin d’en tirer plus de profit.”

Chez Platon, Ménon déclare (77b) que la vertu consiste à désirer les belles choses (“ἐπιθυμοῦντα τῶν καλῶν”) et à être capable de se les procurer (“δυνατὸν εἶναι πορίζεσθαι”), définition un peu bizarre que Socrate n’aura aucune peine à démolir. Pour Ménon, l’acquisition de richesses et d’honneurs est une vertu et, poussé par Socrate, il confirme : “”καὶ χρυσίον λέγω καὶ ἀργύριον κτᾶσθαι καὶ τιμὰς ἐν πόλει καὶ ἀρχάς.(78c) : Et acquérir de l’or et de l’argent, dis-je, et des honneurs dans la cité et du pouvoir.”

Si l’on compare les deux phrases, on retrouve exactement les mêmes trois éléments : richesses, pouvoir et honneurs. À croire que l’un des deux auteurs s’est inspiré de l’autre ! Ceci dit, bien des jeunes gens de bonne famille, à Athènes ou dans toute autre cité, auraient sans doute pu formuler les mêmes souhaits qui sont, après tout, banals pour des ambitieux. Mais il est amusant de voir le Ménon de Platon les citer comme éléments de la vertu !

Est-ce que Xénophon exagère dans son portrait à charge ? C’est bien sûr possible. Mais il ne faut pas oublier qu’il est plus facile de juger la réelle valeur d’une personne au cours d’une difficile campagne militaire, plutôt que sur l’agora d’Athènes, où on se promène avec sa petite suite et où on discute avec les uns et les autres…

Après cette catastrophe et un moment de flottement, les Grecs reprennent leur retraite, presque désespérée : c’est sans doute la partie la plus passionnante du texte de Xénophon, dont j’ai déjà donné deux aperçus (Le revenant et Le miel qui rend fou) qui ne seront pas les seuls.

Quant à Ménon, selon Ctésias (un Grec qui servait de médecin à Artaxerxès), il n’aurait pas été tué en même temps que les autres généraux, mais épargné. Xénophon, lui, dit qu’effectivement il n’a été tué qu’au bout d’un an, mais qu’entre temps il a été longuement torturé. Bien entendu, il ne peut parler que par ouï-dire. Les deux versions sont compatibles avec les accusations de Cléarchos, selon lesquelles il jouait un double jeu avec les Perses.

Note : la carte qui illustre cette page montre la première partie du trajet des Grecs, depuis Sardes (aujourd’hui Sart en Turquie, un site archéologique à 85 km à l’est d’Izmir), jusqu’à Counaxa (en Irak, pas très loin de Bagdad).

Aporie

Si, comme je le crois, le but de la philosophie est d’abord de poser des questions plutôt que d’y répondre, et surtout de questionner l’évidence (de même qu’en sciences, selon l’anecdote célèbre, un génie comme Newton s’étonne de voir une pomme tomber d’un pommier, alors que le commun des mortels se serait seulement étonné de la voir tomber d’un poirier), alors Platon, surtout dans ses premiers dialogues, est le parfait philosophe.

Beaucoup de ces dialogues sont, en effet, comme on le dit doctement, aporétiques : c’est-à-dire qu’ils se terminent sur une “aporie” (du grec ἀπορία: embarras, doute, difficulté, incertitude). Autrement dit, ils ne concluent pas et se contentent de passer en revue les idées reçues et d’en montrer l’insuffisance ce qui, bien sûr, est le début de la sagesse.

Ainsi, par exemple, à la fin de Lachès, un dialogue sur le courage, Socrate constate : “ὁμοίως γὰρ πάντες ἐν ἀπορίᾳ ἐγενόμεθα : ainsi nous nous trouvons tous dans la même aporie (200e)” : aucun des participants au dialogue n’a été capable de donner une bonne définition du courage.

Il en va de même dans Euthyphron, où le sujet est la piété. Tôt le matin, celui-ci rencontre Socrate devant le portique du Roi et lui demande ce qu’il fait là (alors que, d’habitude, c’est au Lycée qu’on le trouve). Socrate explique qu’il a été convoqué pour son procès, l’une des principales accusations étant celle d’impiété. Justement, Euthyphron se proclame être un spécialiste de ce sujet et Socrate veut en profiter pour apprendre ce qu’est celle-ci, afin de pouvoir mieux se défendre. Bien entendu, il va torpiller toutes les tentatives de définition, jusqu’à ce que son interlocuteur fuie, prétextant avoir des affaires urgentes ailleurs (“j’ai un sanglier sur le feu”, auraient dit les Gaulois d’Astérix). Et Socrate fait semblant se lamenter : “Que fais-tu, camarade, tu t’en vas, détruisant l’espoir que j’avais d’apprendre de toi ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas…”

Mais le but de Socrate n’est pas de ridiculiser ou de désespérer son adversaire (en principe). Il ne cherche pas à triompher dans une joute oratoire (comme croient le faire, dans Euthydème, celui-ci et son frère), mais à recadrer le débat et à montrer qu’il faut aller chercher plus loin . Ainsi, dans Lachès, Socrate amène ses interlocuteurs (deux généraux, donc des gens qui devraient savoir de quoi ils parlent) à reconnaître qu’on ne peut vraiment être courageux que si l’on sait ce que l’on affronte et ce que l’on risque et même, à la limite, que si l’on sait tout ce qui touche au bien et au mal, autrement dit, que si l’on connaît parfaitement ce qu’est la vertu (ἀρετή), vaste programme qui ne sera pas abordé dans ce dialogue.

De nombreux dialogues de la “première période” de Platon (pour autant qu’on puisse les classer chronologiquement) sont de ce type. Personnellement, je trouve extraordinaire que celui que l’on peut qualifier de père de la philosophie occidentale ait procédé de cette manière résolument non-dogmatique. Plus tard son approche et ses centres d’intérêt se déplaceront et il deviendra obsédé, à partir de La République, par la description d’une cité idéale. Mais c’est une autre histoire.

Note : cette page est illustrée par un fragment de la première édition complète des œuvres de Platon par l’imprimeur français Henri Estienne, qui date de 1578 et qui sert toujours de référence. Il est extrait de la fin d’Euthyphron et l’on voir celui-ci se défiler (15e) : “εἰσαῦθις τοίνυν, ῶ Σώκρατρες· νῦν γὰρ σπεύδω που, καὶ μοι ὥρα ἀπιέναι.” (“Une autre fois, bien sûr ; maintenant il faut que je me dépêche d’aller quelque part et il est temps que je parte”). Socrate fait la réponse faussement dépitée que j’ai citée plus haut. Sur la dernière ligne on voit apparaître le nom de Mélitos, l’un des accusateurs de Socrate. (Document extrait de Internet Archive).

Sidérurgie

File:NAMA - Late geometric argive krater by the Painter of Athens 877.jpg
Cratère, 730-690 avant notre ère

Ce n’est pas pour rien que l’âge du bronze précède l’âge du fer. Le fer (σίδηρος, sidéros) fond en effet à plus haute température que le cuivre et l’étain qui composent le bronze, tandis que la variété des structures possibles du matériau, selon la façon dont les atomes sont empilés, selon la façon dont il est travaillé (forgeage, trempe…) et selon le pourcentage de carbone qui lui est adjoint, continue à troubler le sommeil des experts en métallurgie (je le sais par expérience professionnelle, sans être moi-même un spécialiste).

Il n’est donc pas étonnant que, même si en Grèce l’âge du fer commence un peu plus de mille ans avant notre ère, à l’époque classique il soit encore un sujet d’inquiète fascination. Comme le dit Hérodote (1.68) : “C’est pour le malheur de l’homme que le fer a été inventé (ἐπὶ κακῷ ἀνθρώπου σίδηρος ἀνεύρηται)”. Ce caractère presque magique du fer est bien traduit par Hérodote dans l’anecdote suivante (1.67-68).

Jadis, les Lacédémoniens (mot que les auteurs anciens utilisent beaucoup plus souvent que celui de “Spartiates”) étaient régulièrement vaincus dans leurs conflits avec Tégée (une ville d’Arcadie, pas très éloignée de la Laconie). Un oracle de la Pythie leur a dit qu’ils deviendront vainqueurs une fois qu’ils auront ramenés chez eux les os d’Oreste, fils d’Agamemnon (τὰ Ὀρέστεω τοῦ Αγαμέμνονος ὀστέα), mais ils ne savent pas où les chercher. Un second oracle leur dit qu’ils se trouvent à Tégée. Une sorte d’espion, Lichas, y est envoyé. Il entre dans une forge et observe avec admiration le travail du fer. Le forgeron lui dit que dans sa cour il a trouvé quelque chose d’encore plus extraordinaire, un cercueil contenant le cadavre d’un homme plus grand que ceux d’aujourd’hui, puis l’a remis en place. Après quelques péripéties, Lichas convainc le forgeron de lui vendre le terrain, collecte les os et retourne à Sparte. Désormais, les Lacédémoniens n’auront plus de difficultés à vaincre Tégée.

Ce n’est certainement pas un hasard si la découverte des restes d’Oreste et des merveilles du travail du fer sont concomitantes. N’est-ce pas plutôt la maîtrise de ce dernier qui permet à Sparte de prendre le dessus sur Tégée ?

Mais si le travail du fer est complexe, il y a quelque chose d’encore plus difficile : sa soudure (cela aussi, je suis bien placé pour le savoir ; et je ne parle pas des problèmes rencontrés par les ingénieurs d’Aréva sur la centrale de Flamanville). C’est pourquoi Hérodote parlant d’un grand cratère d’argent avec une base d’acier soudé, dédié à Delphes, précise : “c’était une œuvre de Glaucon de Chios, qui seul de tous les hommes avait réussi à maîtriser la soudure du fer (1.25).”

Ce problème technique, nous le retrouvons dans une autre œuvre célèbre, le Siegfried de Wagner. On se souvient que le nain Mime, le meilleur des forgerons, essaie de ressouder les deux morceaux de Notung, l’épée que Wotan avait fournie à Siegmund, puis brisée au moment fatal. Il n’y parvient pas et Siegfried, d’habitude lent d’esprit, à une idée de génie : plutôt que de s’obstiner dans une voie sans issue, il lime les deux tronçons et, à partir de la limaille, forge une nouvelle épée (“Notung, neidliches Schwert !”).

Cet épisode est-il, comme chez Hérodote, un lointain souvenir des balbutiements de la sidérurgie ? Peut-être. D’après ce que j’ai pu lire sur les sources de Wagner, il s’est surtout inspiré de légendes scandinaves, en particulier la Volsunga saga, plutôt qu’allemandes comme le Nibelungenlied. Dans celle-là, l’épée s’appelle Gram et c’est le nain Regin, et non Sigurd (Siegfried), qui va la réparer, sans doute par soudure, après avoir forgé deux épées neuves que Sigurd a facilement brisées. Autrement dit, même si Wagner l’a modifiée, dans cette histoire on retrouve la complexité du travail du fer et son caractère quasi-sacré, puisque c’est Odin qui avait donné l’épée à Sigmund.

Note 1 : le cratère qui illustre cet article est en céramique, évidemment, ni en argent, ni surtout en fer. Il servait à mélanger le vin et l’eau, car les Grecs ne buvaient jamais le vin pur (sauf peut-être les ivrognes). Malheureusement, on ne sait pas quel était le degré d’alcool du vin pur dans la Grèce antique. (Document Wikimedia Commons).

Note 2 : l’image montrant Siegfried et Mime, délicieusement rétro (1901), est due à Johannes Gehrts qui a illustré beaucoup de légendes germaniques et, le croirait-on, beaucoup de livres pour enfants. (Document Wikimedia Commons).

Nietzsche contre Platon

Socrate (Le Louvre)
Portrait d’un criminel type ?

Je ne prétends pas bien connaître Nietzsche : j’ai seulement lu, sans doute de façon trop superficielle, cinq ou six de ses ouvrages et je ne suis pas sûr de les avoir suffisamment ruminés, pour reprendre un mot qu’il utilise dans La généalogie de la morale.
S’il est difficile à saisir, c’est que Nietzsche n’écrit pas de ces traités qui développent posément une thèse, commençant par A et finissant par Z. Il procède par courtes sections, volontiers provocatrices ou même imprécatrices, dont le liens avec les précédentes et suivantes est plus ou moins évidents et qui peuvent facilement être citées “hors contexte”. Comme il le dit lui-même dans les Flâneries inactuelles : “mon orgueil est de dire en dix phrases ce que tout autre dit en un volume”, ce qui est à la fois louable et dangereux… Il n’est donc pas surprenant qu’il ait fait l’objet de nombreuses tentatives de récupération, mais il faut reconnaître que c’est un peu de sa faute : choquer fait clairement partie de sa méthode.

L’une de ses grandes idées (exprimées, par exemple, dans la première partie de La généalogie de la morale), est que la morale — comme le concept même de valeurs morales — a été inventé par les faibles, “le peuple, les esclaves, la plèbe, le troupeau…” pour museler les forts (essayons d’oublier l’opposition grotesque entre les Aryens blonds, “la race des conquérants et des maîtres”, et les populations pré-aryennes “où prédomine le type aux cheveux noirs” : pourquoi cette obsession, souvent répétée, pour la blondeur ?)

En lisant Gorgias de Platon, j’ai eu la surprise de retrouver cette thèse, lorsque Calliclès affirme (483b-d) : “ἀλλ᾽ οἶμαι οἱ τιθέμενοι τοὺς νόμους οἱ ἀσθενεῖς ἄνθρωποί εἰσιν καὶ οἱ πολλοί : mais je crois que ceux qui ont établis les lois sont les faibles et la plèbe”. Un peu plus loin, le même proclame :

“Celui qui veut bien vivre doit laisser ses propres désirs devenir aussi grands que possible et ne pas les réprimer ; si grands qu’ils soient, il peut les satisfaire par son courage et son intelligence […]. Mais cela, je pense, la plèbe n’en est pas capable ; c’est pourquoi ils [les gens du peuple] les blâment, par honte, dissimulant leur propre impuissance. Ils réduisent en esclavage ceux qui, par nature, sont les meilleurs et, étant eux-mêmes incapables de pourvoir à la satisfaction de leurs plaisirs, ils louent la modération et la justice, à cause de leur propre lâcheté.”

À la différence de style près, on pourrait facilement prétendre que cette citation est de Nietzsche… C’est le genre de coïncidence qui, peut-être parce que je suis naïf, me laisse pantois, comme si j’avais rencontré, alors que je voyageais en Chine, un villageois qui parlait breton. Il est devenu banal de citer Alfred North Whitehead qui a dit que “l’ensemble de la philosophie occidentale n’est, au fond, qu’une série de notes de bas de page sur la philosophie de Platon” : cet exemple nous montre à quel point c’est vrai puisqu’il a lui-même formulé la critique de ses propres thèses.

Plus encore que La généalogie de la morale, Le crépuscule des idoles est une attaque directe contre Platon/Socrate. Nietzsche, toujours bagarreur, s’en prend frontalement à Socrate :

“Socrate appartenait, de par son origine, au plus bas peuple : Socrate était de la populace. On sait, on voit même encore combien il était laid. […] Les anthropologistes qui s’occupent de criminologie nous disent que le criminel type est laid. […] Socrate était-il un criminel type ?”

Sans doute fait-il allusion aux théories du criminologue italien Cesare Lombroso qui professait que les criminels pouvaient être identifiés par l’étude de leur physionomie et qui a eu un succès certain au XIXe siècle. Comme plus haut, pour les Aryens blonds, Nietzsche est incapable de résister à une théorie fumeuse qui va dans son sens.

Et, plus loin, il porte le “coup de grâce” : “En fin de compte, Socrate était-il un Grec ?” Il semble s’être fait une image du Grec comme “superbe brute blonde” : une fois de plus, on se demande s’il est sérieux ou s’il plaisante.
Ce qui est amusant, c’est que Nietzsche reproche à Platon, que l’on croyait plutôt aristocratique, de défendre des valeurs “démocratiques”, c’est-à-dire des lois qui s’appliqueraient à tous, même aux nobles, aux puissants, aux maîtres. Et, par ailleurs, pourquoi Nietzsche en veut-il tellement au “peuple” et à la démocratie qu’il dénonce régulièrement ?

L’opposition ne s’arrête pas là. Nietzsche, on le sait, se place sous le signe de Dionysios, comme il le dit, par exemple, dans L’origine de la tragédie : “Oui, qu’est-ce que l’esprit dionysien ? […] c’est un initié qui parle ici, l’adepte élu, l’apôtre de son dieu.” De son côté, dans le célèbre passage de Phédon sur le chant du cygne (85b), c’est sous celui d’Apollon que se place Socrate : “Je crois qu’ils [les cygnes] appartiennent à Apollon” et “Moi-même, je crois aussi être compagnon de servitude des cygnes et desservant du même dieu (ἐγὼ δὲ καὶ αὐτὸς ἡγοῦμαι ὁμοδουλός τε εἶναι τῶν κύκνων καὶ ἱερὸς τοῦ αὐτοῦ θεοῦ).” On voit que Nietzsche et Socrate utilisent à peu près les mêmes termes pour décrire leur relation au dieu, encore que Socrate soit plus modeste. Dionysios contre Apollon : c’est, je crois, une opposition classique mais, sans doute, artificielle. Je dirais presque : ennuyeuse. Sacré Nietzsche !

Note 1 : Monique Dixsaut, qui est une spécialiste de Platon et qui a traduit Phédon dans l’édition Flammarion en un volume dirigée par Luc Brisson, a publié Platon-Nietzsche. L’autre manière de philosopher (pour être honnête, je ne l’ai pas encore lu…)

Note 2 : Cette page est illustrée par un portrait de Socrate qui se trouve au Louvre. Il date du premier siècle de notre ère et est donc une copie d’un original qui daterait du quatrième siècle avant notre ère.

Le revenant

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Au livre IV d’Anabase, les dix mille mercenaires grecs dont Xénophon raconte la retraite vers la Mer Noire traversent l’Anatolie en plein hiver, marchant souvent dans une neige épaisse (ce qui montre que le climat n’a pas trop changé depuis cette époque). Xénophon en profite pour décrire l’ophtalmie des neiges (4.5.12-14) et remarquer qu’elle peut être évitée ou mitigée si, en marchant, on fixe les yeux sur quelque chose de sombre, ce qui reste une bonne recommandation. Il s’agit probablement là de la première description de cette affection toujours possible aujourd’hui, si l’on oublie ses lunettes de soleil… D’autres soldats ont les pieds gelés et les ennemis sont sur leurs talons : pendant quelques jours, c’est presque la retraite de Russie…

Dans le livre V, Xénophon revient sur ce moment de la traversée. En effet, un soldat (qui conduisait une mule) l’accuse, devant toute la troupe, de l’avoir frappé. Pour s’expliquer, Xénophon engage avec lui ce dialogue (5.8.8-11) :
“Un homme restait en arrière parce qu’il n’était plus capable de marcher. De cet homme, je savais seulement qu’il était l’un d’entre nous ; je t’ai forcé à l’emporter afin qu’il ne meure point ; en effet, il me semble bien que l’ennemi nous suivait de près.
“L’homme acquiesça.
“Cependant, dit Xénophon, après t’avoir envoyé en avant, je t’ai rattrapé alors que j’accompagnais l’arrière-garde : tu étais en train de creuser un trou pour enterrer l’homme. Je me suis arrêté pour te féliciter [on sait l’importance que les Grecs accordaient aux rites funéraires]. Alors que nous étions tous arrêtés, la jambe de l’homme se replia et tous ceux qui étaient présents s’écrièrent : “il est vivant !” et tu as dit : “tant qu’il veut, car moi, je ne le porte plus !”C’est alors que je t’ai frappé, tu as dit vrai. Il me semblait en effet que, de toute évidence, tu savais qu’il était vivant.
“Et alors, dit-il, n’en est-il pas moins mort, après que je te l’aie montré [encore vivant] une fois arrivés au campement ?
“Certes, répondit Xénophon, mais nous aussi nous mourrons tous : ce n’est pas une raison pour nous enterrer vivant !”

Ceux qui ont vu le film Le revenant d’Alejandro González Iñárritu (2015), avec Leonardo di Caprio, reconnaîtrons ce thème : un homme forcé d’assister un mourant essaye de l’enterrer vivant pour s’en débarrasser (et, coïncidence, dans les deux cas l’histoire se passe dans la neige). Il n’y a certainement aucune filiation directe entre les deux récits : ce type d’incident a dû se reproduire plus d’une fois dans l’histoire de l’humanité. Mais il s’agit d’une de ces histoires qui ont quelque chose de primordial et qui nous font frémir, comme l’a bien exprimé Edgar Poe dans sa nouvelle The Premature Burial, et c’est pour cela que cette histoire nous frappe.

En ce qui concerne Xénophon, tous les soldats, loin de le blâmer d’avoir frappé l’un des leurs, le félicitèrent pour son attitude, et s’écrièrent que le muletier aurait dû recevoir encore plus de coups ! Évidemment, c’est Xénophon qui raconte l’histoire et il lui est facile de se donner le beau rôle, mais de nos jours, les réactions auraient sans doute été les mêmes.