Première apparition de Pénélope

Le passage en question, dans la traduction de Victor Bérard dans la "Pléiade".

Le grand moment du premier chapitre de Salammbo de Flaubert est l’apparition de celle-ci, au milieu de la fête sauvage des mercenaires, descendant l’escalier du palais d’Hamilcar, suivie d’une théorie de prêtres.

Dans l’Odyssée aussi, en mode mineur, Pénélope apparaît pour la première fois au cours d’un festin (celui, quotidien, des prétendants) descendant l’escalier qui mène à ses appartements au premier étage, accompagnée de deux servantes. Le chant de l’aède, décrivant le retour des héros de la guerre de Troie, est parvenu à ses oreilles, la touchant douloureusement, elle qui attend Ulysse depuis vingt ans, et elle vient lui demander de changer de sujet.

Télémaque intervient et défend le droit de l’aéde à chanter ce qu’il veut, puis il attaque (chant I, 356-359) : “et maintenant, retourne dans ta chambre, occupe-toi de tes affaires, de ton métier à tisser et de ta quenouille, et remets tes servantes au boulot ! C’est aux hommes qu’appartient la parole, surtout à moi qui suis le chef dans cette maison”. Ceci est une traduction libre, mais elle n’exagère pas la brutalité de l’original, choquante de la part d’un si gentil garçon (qui n’est d’ailleurs pas maître dans sa maison, puisqu’elle est envahie par les prétendants…)

Cette dissonance m’a frappé, et je ne suis clairement pas le seul, puisque déjà Aristarque, qui dirigea la bibliothèque d’Alexandrie dans les premiers siècles de notre ère, les avait rejetés comme n’appartenant pas à l’original. Dans sa traduction, Victor Bérard omet aussi ces vers. Ceci est rassurant et montre que les sensibilités n’ont pas tant évolué au cours du temps.

Pénélope remonte donc dans sa chambre mais, comme le précise le poète (une fois que nous sommes revenus au texte accepté par tous) (I, 361) : “elle mit dans son cœur les paroles avisées de son fils, παιδὸς γὰρ μῦθον πεπνυμένον ἔνθετο θυμῴ.” Ces paroles m’ont aussitôt évoqué celles de Marie, dans l’évangile de Luc (2.51), à la fin de la scène où ses parents retrouvent le petit Jésus discutant avec les docteurs de la loi : “Et sa mère conservait avec soin toutes ces paroles dans son cœur, καὶ ἡ μήτηρ αὐτοῦ διετήρει πάντα τὰ ῥήματα ἐν τῇ καρδίᾳ αὐτῆς.” Je ne prétends pas qu’il y a un lien direct entre les deux passages : simplement l’expression d’une même idée. Seul change le vocabulaire (μῦθος, parole, devient ῥῆμα, θυμός, cœur, devient καρδία).

Comme les mercenaires de Flaubert, les prétendants sont restés abasourdis par la vision de cette femme qu’ils convoitent tous, comme Homère le dit sans détour : “Et tous priaient de se retrouver au lit à côté d’elle, πάντες δ’ ἠρησαντο παραὶ λεχέεσσι κλιθῆναι.” Ici encore, une correspondance se fait dans mon esprit, plus lointaine et humouristique, avec le passage de Un amour de Swann où Cottard s’écrie, à propos d’Odette de Crécy, “je préfèrerais l’avoir dans mon lit que le tonnerre !”

Celtes et Gaulois

Le monde celte (commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4003285)

Tout au début de ses Commentaires, César nous dit que la Gaule est divisée en trois peuples, les Belges, les Aquitains et “ceux qui dans leur langue sont appelés Celtes, dans la nôtre Gaulois” (qui ipsorum lingua Celtae, nostra Galli appellantur). Ainsi, les choses paraissent claires : la différence entre Celtes et Gaulois est juste une question de langue.

En grec, les choses sont beaucoup moins limpides, et un historien comme Polybe (qui écrivait une centaine d’ann´ées avant César) emploie abondamment, mais pas indifféremment, les deux mots, Κελτoí et Γαλάται. Bien qu’il y ait des exceptions, il me semble qu’il utilise surtout Keltoï pour parler des Celtes d’Italie, les Gaulois cisalpins, et Galataï, non seulement pour ceux de notre Gaule transalpine, mais aussi pour tous les autres Celtes d’Europe. Il nous montre, par exemple, des Galataï installé dans un royaume éphémère aux portes de Byzance (4.46). Plus tard, certains d’entre eux passèrent même en Asie Mineure, les fameux Galates auxquels saint Paul a adressé une lettre (πρὸς Γαλάτας).

Pour les lecteurs de Salammbô, l’exemple le plus célèbre de Gaulois est Autarite (Αὐτάριτος), que Flaubert orthographie Autharite, un des meneurs de la révolte des mercenaires carthaginois. Il est, nous dit Polybe, ὁ τῶν Γαλατῶν ἡγεμών, le chef des Gaulois et ceux-ci sont toujours appelés Galataï. En revanche quand, en 1.17, il nous parle d’un autre groupe de mercenaires gaulois recrutés sur la côte d’Italie qui fait face à la Sardaigne, il utilise bien le mot Keltoï, en ligne avec mon hypothèse du paragraphe précédent.

Malheureusement, Polybe ne nous dit pas de quelle région d’Europe viennent les Gaulois d’Autarite, mais, au vu de la répartition géographique des Galates, il est plus probable qu’ils viennent d’Europe centrale que de notre Gaule, certainement pas d’Armorique, comme semble le croire Flaubert qui écrit : “Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe pleins d’ilots” (les mercenaires enterrent leurs morts après une défaite). On reconnaît tout de suite le golfe du Morbihan et les dolmens qu’il avait vus en Bretagne au cours de sa randonnée avec Maxime Du Camp, par les champs et par les grèves. La phrase est très belle (citée par Proust dans un article de la NRF qu’il faut lire), mais, sans parler du fait que les mégalithes n’ont rien à voir avec les Celtes, la Bretagne était alors aux confins de la civilisation celtique.

Hérodote, lui parle uniquement des Keltoï, à deux brèves reprises (2.33 et 4.49), avec des textes presque identiques. À chaque fois, c’est à propos du Danube (ὁ Ἰστρος) qui, dit-il, prend sa source chez les Keltoï. Jusque là, tout va bien : il est vrai que les sources du Danube sont en plein territoire celte ; Hérodote a donc raison. Rappelons qu’il écrivait au moment de la transition entre les cultures de Hallstadt et de la Tène, qui toutes deux dominaient une grande partie de l’Europe, rayonnant à partir de l’Europe centrale.

Malheureusement, il ajoute, parlant des Keltoï (2.33) : “οἱ δὲ Κελτοὶ εἰσι ἔξω Ἡρακλέων στηλέων ὁμουρέουσι δὲ Κύνησι, οἱ ἔσχατοι προς δυσμέων οἰκέουσι τῶν ἐν τῇ Εὐρώπῃ κατοικημένων : les Celtes vivent au-delà des colonnes d’Hercule, ils touchent aux Kynètes qui, des habitants de l’Europe, sont ceux qui vivent le plus loin vers l’occident.”

Voilà qui est bizarre : les Celtes se trouvent confinés au-delà de Gibraltar, où il n’y a pas beaucoup de place… Le second passage, en 4.49, utilise presque les mêmes termes et cite aussi les Kynètes, peuple dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, mais qui semble mis sur le même pied que les Celtes.

Une courte recherche sur internet nous fournit un article de Wikipedia sur les Cynètes : ils habitaient l’extrême sud du Portugal et, comme le montre la carte ci-dessus (où ils sont appelés Cunetes), sont effectivement proches de la tribu des Celtici (en latin), qui n’est qu’une des tribus celtes de la péninsule ibérique, elle-même un simple appendice du monde celte.

Autrement dit, les choses ont dû se passer ainsi : d’une part, Hérodote avait appris que le Danube naissait dans le pays des Celtes ; d’autre part, il avait entendu des récits de navigateurs qui étaient allés jusqu’à Gibraltar et un peu au-delà et qui avaient été en contact avec les tribus des Cynètes et des “Celtes”. Il en avait donc logiquement conclu que c’était là que se trouvaient les sources du Danube. Il précise encore que la source du Danube se trouve dans la ville de Pyrénée (ἐκ Κελτῶν καὶ Πυρήνης πόλιος) ! Ce détail peut nous paraître cocasse, mais il provient sans doute d’un nom vaguement entendu par un commerçant-voyageur. Hérodote essaye simplement de l’intégrer de la façon qui lui paraît la plus logique dans le maigre ensemble de ses connaissances sur l’extrême ouest de l’Europe : démarche tout à fait classique. Il est sans doute victime de ce que Polybe appelle avec mépris έμπορικὰ διηγημάτα, “des récits de marchands” (4.39.11) ou encore ἡ τῶv πλοιζομένων ψευδολογία, “des r´écits mensongers de navigateurs” (4.42.7). Au temps de Polybe (presque trois cents ans après Hérodote, la même distance qui nous sépare de La Pérouse et de Cook), cette région est beaucoup mieux connue, grâce aux Phéniciens, aux Grecs et aux Romains. Il parle même (3.57.3), des îles Britanniques (αἱ Βρεττανικαὶ νῆσοι) et de l’´étain (κασσίτερος) qu’on y trouve.

Je sais que ni Thucydide, ni Xénophon n’en parlent, mais il y aurait sans doute beaucoup plus à dire sur l’utilisation des mots “Celtes” et “Gaulois” par d’autres historiens et géographes grecs plus récents,comme Strabon. Malheureusement, je ne les ai pas encore lus : toute information complémentaire serait bienvenue !

La mort de Bergotte

Dans son cours de clôture au Collège de France, Antoine Compagnon a cité le passage suivant de Proust, extrait du célèbre récit de la mort de Bergotte, dans La Prisonnière :

“Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner, revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! — pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.”

Je croyais bien le connaître ; cependant, depuis la dernière fois où je l’avais lu, je me suis mis au grec. Maintenant que j’ai relu Phédon avec soin, ce texte a aussitôt pris pour moi une nouvelle résonance. L’idée d’une vie antérieure et d’une survie après la mort, celle de “vertus” que l’on pourrait écrire avec une majuscule (la Bonté, le Scrupule, le Sacrifice) et dont nous n’avons ici que de vagues souvenirs inconscients (“nous en portions l’enseignement en nous“) nous ramène à trois grands thèmes platoniciens : la réincarnation, les Formes (ou Idées) et la réminiscence.

Il est possible que Proust n’ait eu aucun intérêt pour Platon et que le lien que je crois voir ici soit seulement le résultat d’une convergence involontaire : dans l’ignorance, je ne peux aller plus loin. On pourrait me dire que je vais chercher midi à quatorze heures et que ces “lois”, sont tout simplement des vertus chrétiennes (mais ce n’est sans doute pas celles-ci qui seraient citées en premier) ; et la notion de vie antérieure me semble, elle, tout à fait étrangère à cette religion.

On pourrait se demander quel est le rapport entre les “vertus” proustiennes et celles de Platon (les idées de “scrupule” et de “sacrifice” sont intéressantes et peuvent être rapprochées de celles de justice, de modération et de courage : au fond, on retrouve toujours un peu les mêmes notions, qui forment un continuum dont seul le découpage varie selon les époques, les religions, les moralistes et les philosophes).

Un dernier point intéressant est l’idée proustienne selon laquelle c’est le travail de l’intelligence qui nous permet de retrouver les lois auxquelles nous obéissons sans le savoir. J’imagine que beaucoup a déjà été écrit sur le concept d’intelligence chez Proust, car c’est un mot qui revient régulièrement (comme lorsque le narrateur enfant raconte à ses parents que Bergotte, justement, l’avait trouvé intelligent) !

Note : Antoine Compagnon m’a depuis confirmé que “Proust connaît en effet la réminiscence platonicienne depuis toujours et qu’elle fait partie des sources de la mémoire involontaire dès les anciens brouillons de la Recherche.” Le lien entre Proust et Platon est donc réel.

Le grec du professeur Cottard

Dans Sodome et Gomorrhe, quatrième tome de À la recherche du temps perdu, Proust décrit le petit train qui va de Balbec à Doncières et que les “fidèles” empruntent pour aller dîner chez les Verdurin, à La Raspelière. Les bavardages vont bon train et Cottard confie : “Le sage est forcément sceptique. Que sais-je ? ‘γνῶθι σεαυτόν’, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours.” Et un peu plus loin : “Mais enfin, je reconnais que Socrate et le reste, c’est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir des talents d’exposition. Je cite toujours le γνῶθι σεαυτόν à mes élèves pour le premier cours. Le père Bouchard qui l’a su m’en a félicité”.

Cottard croit-il que “que sais-je” est la traduction de “γνῶθι σεαυτόν” ? C’est probable. Pourtant, l’expression grecque signifie “connais-toi toi-même”, ce qui est très différent. Et elle n’était pas de Socrate : c’était une inscription gravée sur le temple d’Apollon à Delphes. Il est vrai que Socrate la cite au moins deux fois chez Platon et une fois chez Xénophon. La première se trouve dans Protagoras (343b) : “Et se rassemblant tous, ils [les Sept Sages de la Grèce] dédièrent la fleur de leur savoir à Apollon, dans son temple de Delphes, où ils inscrivirent ces sentences que tout le monde répète, Connais-toi toi-même et Rien en excès“. Il y revient dans Philèbe (48c) où il affirme que l’oubli de ce précepte est à l’origine du ridicule.

La seconde citation se trouve dans les Mémorables de Xénophon, où Socrate se réfère aussi à cette inscription (4.2.24) :

— Dis-moi, Euthydème, est-ce que tu es déjà allé à Delphes ?
— Même deux fois, par Zeus !
— As-tu remarqué le “Connais-toi toi-même” gravé quelque part sur le sanctuaire ?
— Tout à fait.”

Suit une discussion sur ce que signifie cette formule. Quant à “l’excès en tout est un défaut”, cette formule fait penser à la seconde inscription du temple d’Apollon, également citée par Platon : “μηδὲν ἄγαν”, “rien en excès”.

Pour en revenir au “Que sais-je ?”, sauf erreur, ni Platon, ni Xénophon ne le mette dans la bouche de Socrate. La formule vient de Montaigne, dans l’Apologie de Raimond de Sebonde, au livre II des Essais : “Cette fantaisie est plus seurement conceue par interrogation : Que sçay-je ? comme je le porte à la devise d’une balance” (p. 537 de la nouvelle édition de la Pléiade). Selon les notes de cette édition, il avait fait frapper des jetons qui portaient au revers une balance avec l’inscription “ΕΠΕΧΩ” qui veut dire : “Je suspends [mon jugement]” et qui est en fait une formule pyrrhonienne, correspondant bien à l’esprit de ce chapitre des Essais. Par ailleurs, ce mot est l’une des inscriptions peintes sur les poutres de sa bibliothèque. “Que sçay-je ?” en est donc une interprétation plutôt qu’une traduction.

Socrate dit quand même quelque chose d’approchant, mais de différent, dans son Apologie. Parlant d’un “sage” avec qui il était allé discuter il dit : “mais celui-ci croit savoir quelque chose alors qu’il ne le sait pas, tandis que moi, ce que je ne sais pas, je ne crois pas non plus le savoir (21d).” Et deux lignes plus loin, il répète à peu près la même chose : “ἃ μὴ οἶδα οὐδὲ οἴομαι εἰδέναι”. De même, dans Le sophiste, l’Étranger d’Élée affirme (229c) que la plus grande forme d’ignorance est de “croire savoir ce que l’on ne sait pas (τὸ μὴ κατειδότα τι δοκεῖν εἰδέναι)”. On voit que la position de Socrate n’est pas un scepticisme absolu, comme tous les dialogues de Platon le démontre abondamment. Pour lui, savoir qu’on ne sait pas, est juste l’indispensable première étape de l’acquisition d’une connaissance (comme il le montre dans l’exemple de l’esclave de Ménon).

Dans tous les cas, on voit que les souvenirs du professeur sont extrêmement confus et qu’il raconte n’importe quoi avec beaucoup d’assurance. Il est vrai que, dès sa première apparition dans Un amour de Swann, il est présenté comme un parfait imbécile, une fois sorti du domaine médical.

La maison de Callias

J’ai déjà parlé des prologues des dialogues de Platon, mais j’ai laissé de côté celui de Protagoras, qui est pourtant l’un des meilleurs : c’est qu’il mérite une page à lui seul. Alors que l’humour de Platon est fréquent mais discret, légérement teinté d’ironie, ici il se donne libre cours. Il nous offre aussi plein de précieux petits détails sur la vie quotidienne à Athènes.

Socrate raconte à un ami que, alors qu’il faisait encore nuit, le jeune Hippocrate est venu frapper à sa porte, tout excité. “Quelqu’un” est allé lui ouvrir (ce qui suggère que Socrate, tout pauvre qu’il était, avait au moins un domestique, probablement un esclave). Il cherche à tâtons le lit de Socrate et s’assoit à ses pieds (on retrouve ce que disait Saint Augustin dans le passage que j’ai cité plus tôt : la nuit, il n’y avait pas de bougie allumée en veilleuse, l’obscurité était totale). Il lui dit que Protagoras, le sophiste célèbre dans toute la Grèce, est arrivé en ville, ce que Socrate savait déjà.

Hippocrate a appris cette nouvelle tard la veille, car il était parti à Œnoê, un canton de l’Attique situé sur la route de la Béotie, à la recherche d’un jeune esclave fugitif. On peut supposer qu’il avait été informé de sa présence, peut-être même que l’esclave avait déjà été arrêté, car sinon, pourquoi serait-il allé aussi loin d’Athènes au hasard ? Ce qui est inattendu, c’est qu’il avait en tête d’informer Socrate de son départ, mais qu’il avait oublié. Pourquoi diable informer Socrate ? Parce qu’ils avaient prévus de se rencontrer ? L’histoire ne le dit pas.

Hippocrate, qui a des ambitions politiques, veut absolument devenir l’élève de Protagoras et, comme il ne le connaît pas, il demande à Socrate de l’introduire auprès de lui. Comme il est encore très tôt (c’est tout juste l’aube), ils se promènent dans la cour pour passer le temps en attendant, et Socrate commence à le questionner sur ce qu’il espère de Protagoras (dans cette page, je ne parlerai pas du contenu des discussions). On apprend ici que la maison de Socrate a une cour : je ne sais pas ce que cela signifie au niveau social (peut-être pas plus que d’avoir un jardin en France).

Finalement, ils se rendent dans la maison de Callias chez qui Protagoras est descendu. À l’entrée, le concierge refuse d’abord de les laisser entrer : il croit que ce sont des sophistes et il dit que la maison en est déjà pleine. Socrate précise que c’est un ennuque. D’où venait-il ? La castration, en Grèce, semble avoir été peu commune. Hérodote (3.48) raconte comment Périandre, tyran de Corinthe, envoya trois cents enfants de Corcyre (c’est-à-dire, Corfou) à Sardes, en Asie Mineure perse, pour y être faits ennuques, ce qui signifie que la compétence nécessaire n’existait pas en Grèce. Pour ceux qui s’inquièteraient sur le sort des enfants, disons que le bateau qui les amenait en Perse fit relâche à l’île de Samos, dont les habitants, choqués, les délivrèrent (encore une belle anecdote que je n’ai pas la place de raconter). Si les Grecs ne regardaient pas d’un bon œil la castration d’hommes libres, il n’en allait peut-être pas de même pour les esclaves ? Mais je n’en sais pas plus sur la place des ennuques dans la Grèce antique.

À la seconde tentative, le portier les laisse entrer : effectivement, la maison est pleine. Il y a là, outre Protagoras (qui est d’Abdère, en Thrace), Prodicos de Céos (une île au sud-est du cap Sounion) et Hippias d’Élée (en Italie, au sud de Naples), deux autres célébrités : une assemblée cosmopolite, donc. Alcibiade arrive juste après eux. Ils trouvent Protagoras en train de faire des allers-retours sous le portique de la cour (προστῷον), suivi d’abord de proches disciples et de jeunes gens des meilleurs familles (dont deux fils de Périclès), puis d’autres “fans” qui captent ce qu’ils peuvent des paroles du maître. Socrate décrit avec humour les évolutions de Protagoras, et de sa suite :

Je trouvais ce chœur admirable à voir, surtout par la manière dont il prenait soin de ne jamais se mettre en travers de la route de Protagoras ; et, lorsqu’il faisait demi-tour avec ceux qui l’accompagnaient, ces admirateurs s’écartaient avec grâce et ordre de part et d’autre, et décrivant un cercle, se reformaient à chaque fois derrière lui de la plus belle façon.”

Cette belle mécanique m’a tout de suite fait penser à celle que décrit Proust, alors que le narrateur accompagne Odette dans ses promenades du dimanche dans l’avenue du Bois et qu’un promeneur qui la connaît à peine se risque, avec appréhension, à la saluer : “Il déclenchait seulement, comme un mouvement d’horlogerie, la gesticulation de petits personnages salueurs qui n’étaient autres que l’entourage d’Odette…” Les situations sont complètement différentes mais, dans les deux cas, on a un personnage central, solaire, que des acolytes suivent avec la même régularité et la même absence d’autonomie qu’autant de planètes.

Hippias, lui, également entouré d’admirateurs et de disciples, siège sous le portique opposé et répond à toutes les questions qu’on lui pose sur la nature et l’astronomie. Quant à Prodicos, il est dans une pièce qui sert normalement à entreposer les provisions, mais que Callias a vidée pour faire de la place, tellement la maison est pleine. Il est encore couché, enveloppé dans un tas de peaux de brebis (κῴδιον) et de couvertures. Lui aussi est entouré, mais Socrate n’arrive pas à savoir de quoi il parle, car sa voix est si grave qu’elle emplit la pièce d’une sorte de bourdonnement indistinct.

Finalement, il s’approche de Protagoras et lui présente Hippocrate et le but de leur visite. Ce qui est étonnant, c’est que cette “star”, habituée comme on vient de le voir à la déférence de sa suite, accorde immédiatement toute son attention à Socrate, parlant avec lui d’égal à égal. Nous n’avons, je crois, aucun moyen de savoir si cette rencontre à une quelconque base dans la réalité, mais il est clair que Platon donne à son maître le beau rôle.

Après cette brève introduction, les deux maîtres décident de rendre leur discussion publique et ils invitent Hippias et Prodicos, ainsi que toutes leurs suites, à y assister. Aussitôt, c’est l’excitation. On amène des bancs et des lits de repos à l’endroit où Hippias est déjà installé et Alcibiade vient avec Prodicos qui s’est enfin levé. On sent que tout le monde pense : “on va bien s’amuser !” comme aujourd’hui encore avant un débat entre deux sommités. Il ne manque plus que la télévision…

Le débat qui commence alors prend une forme plus classique. Cependant, à la différence des dialogues habituels, ici l’interlocuteur de Socrate n’est pas n’importe qui, ce qui va d’ailleurs entraîner certaines tensions sur lesquelles je reviendrai.

Note : le plan typique d’une maison en Grèce antique illustre cette page. L'”andron” est l’appartement des hommes, le “gyneceum”, celui des femmes, et l'”oikos”, la salle à manger. Il paraît correspondre à ce que nous dit Platon dans ce prologue. Il suffit sans doute d’augmenter ou de diminuer ce plan pour imaginer les maisons de Callias et de Socrate.