Sacré Périclès !

Lorsque j’étais adolescent, aux Enfants de Troupe, chaque 11 novembre, dans l’humide grisaille normande, nous participions à une prise d’arme pendant laquelle, au garde-à-vous devant le drapeau, nous écoutions le discours du commandant de l’école qui louait “ceux qui étaient morts pour perpétuer les traditions que leur avaient léguées leurs anciens” (ou des variations sur ce thème).

En lisant l’oraison funèbre que Périclès prononça pour honorer les morts de la première année de la guerre du Péloponnèse, tel que rapportée par Thucydide (2.35-46), je n’ai pu m’empêcher de repenser à ces mornes célébrations. Certes, l’éloquence de mon commandant n’avait rien à voir avec celle de Périclès, mais pour moi, la filiation est indéniable.

Je ne vais pas faire l’analyse de ce discours considéré comme un chef-d’œuvre, mais, à mon habitude, je le regarderai par le petit bout de la lorgnette… Il se compose en fait de deux parties. La première fait l’éloge d’Athènes, la présentant comme unique parmi toutes les cités de la Grèce et donc, digne que l’on meure pour elle. La seconde vante les soldats morts au combat.

Certes, elle contient des belles formules, comme : “ἀνδρῶν γὰρ ἐπιφανῶν πᾶσα γῆ τάφος : à des hommes illustres, la terre entière peut servir de tombeau. (2.43.3)”, ou : “κοινῇ γὰρ τὰ σώματα διδόντες ἰδίᾳ τὸν ἀγήρων ἔπαινον ἐλάμβανον : en donnant leurs corps pour la communauté, à titre individuel ils se sont acquis une louange impérissable. (Thc. 2.43.2)”. Bien sûr, les esprits chagrins feront remarquer que la gloire impérissable de ces malheureux soldats a depuis longtemps péri, d’autant plus qu’ils n’étaient que les premiers d’une longue série, dans une guerre qui durerait 27 ans (dont une trêve mal respectée d’environ 8 ans)…

C’est dans la deuxième partie, quand il s’adresse directement aux familles des morts que Périclès devient franchement drôle, du moins pour nous qui lisons son discours avec nos mentalités du XXIe siècle. D’abord, s’adressant à ceux des parents qui sont encore en âge de procréer, il dit (je paraphrase) : “d’accord, vous avez perdu un fils ; mais bon, vous êtes encore jeune, vous pouvez espérer en faire d’autres ! (καρτερεῖν δὲ χρὴ καὶ ἄλλων παίδων ἐλπίδι, οἷς ἔτι ἡλικία τέκνωσιν ποιεῖσθαι.)” Belle consolation (2.44.3)…

Aux plus âgés il dit (2.44.4) : “Jusqu’à présent, vous avez bien profité de la vie ; si vous dernières années sont un peu tristes, ce n’est pas très grave : vous n’en avez plus pour longtemps ! (ὅσοι δ᾽ αὖ παρηβήκατε, τόν τε πλέονα κέρδος ὃν ηὐτυχεῖτε βίον ἡγεῖσθε καὶ τόνδε βραχὺν ἔσεσθαι.)”

Mais c’est lorsqu’il s’adresse aux femmes qu’il nous rappelle à quel point les Grecs étaient misogynes (2.45.2) : “s’il faut vraiment que je parle des femmes (εἰ δέ με δεῖ καὶ γυναικείας τι ἀρετῆς … μνησθῆναι), je leur donnerai ce conseil : faites-vous oublier, et que les hommes ne parlent de vous, ni en bien, ni en mal. (ἐπ᾽ ἐλάχιστον ἀρετῆς πέρι ἢ ψόγου ἐν τοῖς ἄρσεσι κλέος ᾖ)”. En gros : soyez invisibles !

Bien sûr, il faudrait remettre ces propos dans le contexte de l’époque, ce qui est quasiment impossible. Il n’en reste pas moins que, alors comme maintenant, un fils devenu adulte (dans lequel on a donc beaucoup investi, émotionnellement et matériellement), ne se remplace pas par un bébé qui naîtra dans neuf mois et n’atteindra l’âge du disparu qu’après une vingtaine d’années…

Ceci dit, Périclès est bien conscient que ce discours est un exercice de style traditionnel, auquel il ne croit pas trop : c’est ce qu’il explique en préambule (2.35) : “Pour moi, j’estimerais suffisant qu’à des hommes dont la valeur s’est traduite en actes, on rendît également hommage par des actes (ἐμοὶ δὲ ἀρκοῦν ἂν ἐδόκει εἶναι ἀνδρῶν ἀγαθῶν ἔργῳ γενομένων ἔργῳ καὶ δηλοῦσθαι τὰς τιμάς.)” et conclut : “Mais enfin, puisque les anciens ont jugé qu’il en allait bien ainsi, je dois à mon tour me conformer à l’usage…” (traduction J. de Romilly, Les Belles Lettres).

Si l’on avait écouté Périclès, nous aurions certainement évité bien des phrases creuses et des propos de circonstance ! (Je fais une exception pour le discours d’André Malraux à l’occasion de l’entrée de Jean Moulin au Panthéon : en voilà un qui avait du souffle !)