Noms d’oiseaux (2)

Common Nightingale - Tânia Araújo
Rossignol philomèle

J’avais huit ans lorsque, sur toutes les radios, on entendait Luis Mariano chanter Rossignol de mes amours : cela ne me rajeunit pas ! Le plus horrible est que, depuis cette époque lointaine, cette chanson m’est restée dans la tête… Le rossignol est, un peu comme le loup, un animal mythique dont tout le monde (ou presque) parle, mais que très peu ont vu ou, pour le rossignol, seraient capables de reconnaître le chant. On dit même (mais je n’ai pas d’exemple) que les premiers poètes nord-américains continuaient à parler du chant du rossignol, alors qu’il n’y en a pas dans les Amériques. C’est que, depuis longtemps “rossignol” est simplement devenu un raccourci pour : “oiseau au chant mélodieux”.

Il me semble que ce raccourci ne date pas d’hier. Dans le volume de fables d’Ésope dont j’ai déjà parlé, il y en a une qui s’intitule : “Le rossignol et l’épervier” (ἀηδὼν καὶ ἱέραξ). Cette fois-ci, je ne vais pas, comme je l’avais fait précédemment, critiquer la traduction des noms : tout le monde semble d’accord pour dire que ἀηδὼν (aèdon) est le rossignol. ἱέραξ (hiérax) est un peu plus délicat, tout simplement parce que ce mot recouvre l’ensemble des rapaces de taille moyenne. Dans cette fable en particulier, ce pourrait aussi bien être un faucon, mais “épervier” est raisonnable.

La fable nous dit qu’un rossignol chantait “perché sur un chêne élevé” (ἐπί τινος ὑψηλῆς δρυὸς καθημένη). Voilà qui est un peu bizarre : cet oiseau chante parfois au sommet d’un buisson, mais, le plus souvent, il reste à l’intérieur des fourrés et c’est un oiseau que l’on entend beaucoup plus qu’on ne le voit. Il est difficile de l’imaginer perché au sommet d’un grand chêne (rien n’est impossible, mais ce serait complètement atypique, alors que les fables sont basées sur des stéréotypes).

Si la traduction est bonne, mais la situation peu crédible, c’est que la faute en incombe au fabuliste : il ne connaissait sans doute pas mieux le rossignol que la plupart de nos contemporains. Est-ce possible ? Oui, car la connaissance des différentes espèces d’oiseaux demande une attention soutenue, tendue vers ce but, que la plupart des gens n’ont pas. En Europe, le commun des mortels connaît le corbeau, la mouette, l’hirondelle ou le moineau, sans même savoir que chacun de ces noms recouvre plusieurs espèces. Il en allait sans doute de même dans l’Antiquité.

Dans une note au sujet de cette fable, Daniel Loayza cite un passage de Les travaux et les jours d’Hésiode qui pourrait être une première version de celle-ci. Au vers 203, il parle du “rossignol au col tacheté” (ἀηδόνα ποικιλόδειρον) : ποικιλός, c’est “bigarré, moucheté, tacheté” et δειρή, c’est le cou ou la gorge. Or le rossignol philomèle (Luscinia megarhynchos), la plus probable des deux espèces, n’est absolument pas tacheté, comme on le voit sur la photo précédente. La seconde espèce, le rossignol progné (Luscinia luscinia) a la poitrine légèrement mouchetée, mais il faut vraiment le regarder de près pour s’en apercevoir, comme sur la photo ci-dessous. En outre, il est seulement de passage pendant les migrations et n’est donc pas “typique”.

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Rossignol progné (adulte en plumage nuptial)

Les vrais rossignols sont donc à éliminer. Deux espèces me paraissent pouvoir correspondre aux signalements d’Ésope et Hésiode : le pipit des arbres (Anthus trivialis) et la grive musicienne (Turdus philomelos). Toutes deux ont la poitrine fortement tachetée ou mouchetée, un chant mélodieux (d’où le nom de la grive), toutes deux chantent volontiers à découvert, haut perchées et le pipit a un vol nuptial remarquable.

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Pipit des arbres

Toutes deux sont présentes en Grèce (aujourd’hui, plutôt à l’intérieur) et Hésiode ayant vécu en Béotie, près du mont Hélicon, il est probable qu’il a pu voir les deux espèces. Il est difficile d’en dire plus ; l’important est que le rossignol d’Ésope et d’Hésiode n’en est certainement pas un. Autrement dit, pour les Anciens comme pour nous, le rossignol est “tout oiseau au chant mélodieux”.

Grive musicienne

N’oublions pas que pour observer sérieusement les oiseaux, une paire de bonnes jumelles est indispensable, ce dont les anciens Grecs ne disposaient pas : on ne peut donc pas exiger d’eux une précision égale à la nôtre. Cela s’applique en particulier aux rapaces, comme nous l’avons vu pour le ἱέραξ (hiérax) qui pourrait être n’importe quel rapace de taille moyenne : l’identification des rapaces en vol est souvent délicate, même avec des jumelles. Quant à La Fontaine, il a aussi écrit une fable dérivée de celle-ci et, probablement, de celle d’Hésiode, intitulée “Le milan et le rossignol”. Il est vraiment mal tombé en choisissant le milan comme nom de rapace, car celui-ci (milan royal ou milan noir), bien qu’excellent voilier, est à peine un oiseau de proie, étant volontiers charognard : une fois de plus, comme pour le geai, nous avons la preuve que La Fontaine ne connaissait pas grand-chose aux oiseaux (ce qui n’enlève rien à sa gloire)…

Pauvre rossignol ! Il est vraiment mis à toutes les sauces… Heureusement, certains en parlent avec humour. Dans La folle ingénue (Cluny Brown), le dernier film d’Ernst Lubitsch, un professeur d’université, réfugié de la Tchécoslovaquie envahie par les Nazis, est invité dans un manoir anglais traditionnel. Son hôtesse est très fière de lui faire remarquer que, sous la fenêtre de la chambre qu’elle lui a donnée, il y a un rossignol. Il la remercie de cette délicate attention, mais ne peut dormir de toute la nuit à cause du chant de ce maudit oiseau. Après plusieurs péripéties, il partira aux USA avec l’héroïne et deviendra riche et célèbre en écrivant des romans policiers où le criminel insaisissable s’appelle “le Rossignol”.