Le jeu des dieux

Dans Les lois (livre I, 644d), Platon émet l’idée suivante (par la bouche de l’Étranger d’Athènes) :

“Imaginons que chacun d’entre nous, êtres vivants, soyons des marionnettes créées par les dieux, soit pour leur servir de jouets, soit pour une raison sérieuse (cela, nous n’en savons rien.)”

Ici, il ne s’agit plus d’être, selon l’expression consacrée : “le jouet de forces qui nous dépassent”, mais plus concrètement un jouet (παίγνιον) pour les dieux, une vraie marionnette animée par des cordes ou ficelles (νεῦρα ἢ μήρινθοι). Voilà qui n’est pas très flatteur pour nous, pauvres créatures…

De façon plus noire, désespérée, Shakespeare a exprimé la même idée dans Le roi Lear (acte 4, scène 1) :

“As flies to wanton boys are we to the gods, they kill us for their sport.” (Pour les dieux, nous sommes comme des mouches pour des enfants sans pitié : ils nous tuent pour s’amuser.)

Et Montaigne écrivait (III, 9) : “Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains”, mais cela ne l’empêche pas de rester positif (ils peuvent nous agiter dans les deux sens) : “Notre police se porte mal. Il en a été pourtant de plus malades, sans mourir.”

Je me souviens aussi d’une courte histoire de Moebius, où l’on voit le jeu cruel des dieux, mais je ne l’ai pas sous la main… Autrement dit, l’idée a eu du succès. Je ne sais pas si elle était déjà présente chez l’un des pré-socratiques ; sinon, c’est à Platon qu’il faut en attribuer la paternité. Dans un environnement chrétien, elle me paraît plutôt impie, et Montaigne comme Shakespeare prennent bien soin de parler “des dieux” et non de “Dieu” (mais il ne faut pas oublier que les malheurs de Job ne sont que le résultat d’un pari stupide entre Yavhé et Satan : encore un jeu cruel des dieux).

Presque toutes les religions ont des mythes de création ; peu nous expliquent pourquoi l’homme (et la femme) ont été créés. Le Catéchisme de l’Église catholique a, dès sa première phrase, une explication intriguante :

“Dieu, infiniment Parfait et Bienheureux en Lui-même, dans un dessein de pure bonté, a librement créé l’homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse.”

L’idée d’un dieu “parfait en lui-même” est familière pour un lecteur de Platon (τέλειος αὐτος καθ’ αὑτόν, aurait-il dans doute écrit). Mais dans ce cas pourquoi a-t-il eu besoin de créer l’homme (et la femme) ? On nous le dit, c’est par “pure bonté”. Le mot “bonté”, dans ce contexte, n’a aucun sens : on ne lui a rien demandé, pourrait-on dire, et que signifie “être bon” envers quelque chose qui, à priori, n’existait pas ?

Juste après, le mot “librement” est tout aussi étonnant : évidemment qu’il était libre, puisqu’il était parfait et bienheureux. Finalement, en quoi participons-nous à sa “vie bienheureuse” ? Certainement pas dans ce monde, surtout pour une bonne partie de l’humanité ; dans “le monde d’après la mort”, alors ? Mais dans ce cas, pourquoi passer par la case “vie sur terre” ? Pour faire le tri ? Mais alors, etc., etc. : j’arrête là. J’imagine que pour répondre à toutes ces questions naïves, il faut un doctorat en théologie…

En conclusion, l’humanité est un peu comme un chien perdu dont Dieu n’avait pas vraiment besoin, mais que “par pure bonté”, il a pris sous son toit pour lui faire partager “sa vie bienheureuse”. Ici l’homme n’est plus un jouet, mais un animal de compagnie : belle promotion !

Je me suis laissé emporter un peu loin de mon point de départ, mais il fallait que je vide mon sac. C’est chez des amis que j’ai feuilleté ce catéchisme, mais j’avoue ne pas avoir été plus loin que les deux premières lignes.

Plus sérieusement, la phrase qui ouvre ce billet est, pour moi; un exemple de ce qui rend passionnante la lecture de Platon : elle est toujours stimulante. Au détour de bien des pages on tombe sur des idées qui n’ont rien à voir avec le sujet officiel du dialogue, que l’on peut trouver bizarres — là n’est pas la question — mais qui surprennent ou ravissent, comme dans une randonnée où on découvre toujours de nouveaux points de vue : la lecture de Platon n’est pas “plate”.

Desperate Housewives

Du temps où les femmes n’avaient pas de travail leur procurant un revenu propre, elles étaient entièrement dépendantes de leurs maris pour leur statut social. C’est encore le cas pour certaines aujourd’hui, ce l’était encore largement jusqu’au milieu du siècle dernier, et même un peu au-delà. On comprend donc que cette question de statut social ait pu créer des tensions au sein des couples et on en trouve de nombreux exemples dans la vie courante, ainsi que dans la littérature ou le cinéma.

Il n’est pas difficile d’imaginer que ce phénomène ait été tout autant marqué dans la Grèce antique où la femme était confinée dans son foyer. Platon, justement, dans La République, nous trace un portrait de la femme irritée par le manque d’ambition de son mari. Il décrit ce que ressent le jeune homme qui entend toujours sa mère se plaindre (livre VIII, 549c-d) :

“Il entend d’abord sa mère être frustrée de ce que son mari ne fasse pas partie des instances dirigeantes, si bien qu’elle est regardée de haut par les autres femmes ; voyant aussi qu’il n’attache pas une grande importance aux richesses et qu’il ne débat ni n’échange d’insultes au tribunal ou dans les débats publics, mais prend tout cela à la légère, comprenant qu’il ne s’occupe que de lui-même et qu’au fond il ne la méprise pas, mais n’en fait pas non plus grand cas, elle est excédée par tout cela, et lui dit que son père est une lavette (ἄνανδρός) et qu’il est d’une nature trop facile, et toutes sortes d’autres choses du même genre, telles que les femmes ont l’habitude d’en débiter à propos de ce type d’hommes.”

Ce portrait n’a pas vraiment vieilli et je le trouve très drôle : on croirait entendre Bonemine se plaindre d’Abraracourcix au d´ébut des Lauriers de César. Certains d’entre nous ont peut-être entendu leur mère accuser ainsi leur père de ne pas être un mâle alpha. On pourrait le trouver misogyne, mais, je le répète, il appartient à une époque à peu près révolue.

Il y a aussi, dans ce portrait, un détail qui, je crois, résume bien l’attitude de Socrate par rapport à Xanthippe, telle que je l’ai d´écrite plus tôt : “au fond, il ne la méprise pas, mais n’en fait pas non plus grand cas (ἑαυτὴν δὲ μήτε πάνυ τιμῶντα μήτε ἀτιμάζοντα)”. Et il est également vrai “qu’il ne s’occupe que de lui-même”, surtout chez Platon, même si, en apparence, il passe son temps à échanger avec les autres : il ne s’agit pas de dialogues au sens naïf du mot. La seule chose qui l’intéresse, c’est sa “recherche” (le Socrate de Xénophon me paraît plus “humain”).