Arbres sacrés

Il y a quelques années, nous avons passé deux semaines à Skiathos pendant le mois de juillet. Comme je me réveille toujours de bonne heure, tous les matins je me levais avec le soleil et allait faire un tour dans les garrigues avant qu’il ne fasse trop chaud. Parfois, plus tard dans la matinée, je ressortais avec ma femme ou mon fils. Il n’était plus question d’aller en plein soleil et nous suivions un ruisseau au fond d’une petite vallée. Il était presqu’à sec, avec juste une flaque d’eau stagnante ça et là. Mais on voyait bien que le sol était encore gorgé d’humidité, ce qui était confirmé par les grands arbres qui le bordaient. Un peu plus loin, au confluent d’un autre ruisseau encore plus petit, cet espace de fraîcheur s’élargissait, et c’est là que j’ai compris ce que pouvait être un bosquet sacré (ἄλσος), un don des dieux dans la canicule.

Pour être honnête, la photo ci-dessus n’est pas prise à Skiathos. Je l’ai choisie parce qu’elle rend tout à fait l’impression que j’éprouvais le long de ce ruisseau. Elle est aussi intéressante parce que, selon le site où je l’ai trouvée, elle pourrait être un reste du bosquet sacré de platanes qui entourait le temple du Zeus des armées à Labraunda, en Carie (aujourd’hui dans le sud-ouest de la Turquie), dont parle Hérodote au livre V, 119 (μέγα τε καὶ ἅγιον ἄλσος πλατανίστων). Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’aimerais bien que ce le soit ! C’est là que se réfugient les Cariens vaincus par les Perses.

Hérodote raconte une autre histoire du même genre au livre VI, 75-80, où Cléomène, l’un des deux rois de Sparte, incendie le bosquet sacré qui entourait le temple d’Argos, en Argolide, près de Tirynthe. Selon les Argéiens, c’est ce sacrilège qui serait cause de la folie furieuse dont mourut Cléomène.

Il y a bien sûr des bosquets sacrés dans d’autres cultures, dans les pays de la Baltique, en Afrique et en Asie, mais ceux de Grèce évoquent pour moi les divinités mineures et rustiques du panthéon grec, faunes, nymphes et dryades qui, soudain, deviennent beaucoup plus “compréhensibles”.

En dehors des bosquets il y a aussi des arbres qui, par eux-mêmes, sont sacrés : c’était en particulier le cas de certains oliviers à Athènes, le plus célèbre d’entre-eux se trouvant à côté de l’Érechthéion, sur l’Acropole. On disait qu’Athéna elle-même l’avait offert aux Athéniens, au cours d’une dispute avec Poséïdon pour savoir qui serait le dieu tutélaire de la cité. Hérodote raconte (8.55) que Xerxès l’ayant icendié en même temps que les temples lors de son invasion de 480, le lendemain, il ordonna à des Athéniens exilés qui l’accompagnaient d’offrir un sacrifice sur l’Acropole ; on découvrit alors qu’une nouvelle pousse avait déjà surgi de la base du tronc, certainement un signe des dieux (il y a toujours un olivier à cet endroit, mais, clairement, il ne date pas de cette époque).

Il n’est donc pas étonnant que, comme le raconte, une fois de plus, Hérodote (5.82), lorsque l’oracle de Delphes demande aux habitants d’Épidaure de sculpter deux statues en bois, ceux-ci s’adressent aux Athéniens pour obtenir du bois d’olivier, le plus sacré (ἱρωτάτας δὴ κείνας νομίζοντες εἶναι).

Plusieurs boutures de l’olivier de l’Acropole avaient été distribuées dans l’Attique et les arbres qui en étaient issus étaient aussi considérées comme sacrés. Et s’ils avaient été détruits par la foudre ou par des ennemis, leur souche le restait : elle était entourée d’une clôture et régulièrement inspectée par les autorités. Dans les discours de l’orateur Lysias (fils de ce Céphale dont on a fait la connaissance au début de La Répubique, et objet du mépris de Socrate dans Phèdre) on en trouve justement un qu’il écrivit (περὶ τοῦ σηκοῦ) pour défendre un propriétaire terrien accusé d’avoir détruit une de ces souches, crime qui n’était pas pris à la légère. C’était un terrain qu’il avait acheté il n’y avait pas longtemps et sur lequel, disait-il, il n’y avait déjà plus de souche à ce moment. Nous n’avons aucun moyen de vérifier, bien sûr, ni de savoir comment se termina l’affaire (le discours est sans génie, mais solide).

Si ce discours peu connu m’a intéressé, c’est que les temps n’ont pas beaucoup changé. Dans la banlieue ouest d’Oslo, verdoyante en été, il y a de beaux chênes qui sont recensés et protégés par la commune, comme on le voit sur cette photo (prise juste à côté de chez moi). Le texte dit : “Specimen naturel remarquable, enregistré par la commune d’Oslo en 2004. Les grands et vieux chênes servent d’habitats à des insectes, des champignons et des lichens rares.”

Je me souviens d’un fait divers survenu il y a quelques années, où des gens avaient abattu deux de ces arbres qui les gênaient. Ils ont eu une forte amende et, comme ils ne manquaient pas d’argent, l’ont payée sans problème : ils avaient ainsi “acheté” le droit de se débarrasser de ces deux chênes.

Bien entendu, ces arbres ne sont pas à proprement parler sacrés, mais, un peu partout dans le monde, y compris en France et en Europe, il y a ainsi des arbres qui peuvent être admirés comme des monuments, pour leur âge, leur forme ou leur histoire, comme ce ginkgo à Daruvar en Croatie (deuxième du concours de “l’arbre européen de l’année” en 2020).

Hérodote, encore lui, raconte en 7.31 comment, alors qu’il traversait l’actuelle Turquie au cours de son expédition contre la Grèce, Xerxès vit un platane tellement beau qu’il lui offrit des ornements d’or et assigna un de ses gardes (un des “Immortels”, son corps d’élite) à sa protection. Pour lui, comme pour nous, il ne s’agit plus de sacré au sens propre, mais de beauté et d’émerveillement.

On pourrait encore parler du frêne Yggdrasil, le “frêne du monde” de la mythologie nordique (le frêne est un arbre un peu fluet lorsqu’il est jeune, mais qui développe ensuite de puissantes racines), ou du figuier des pagodes (Ficus regiliosa) de Bodhgaya, sous lequel le Bouddha connut l’Éveil (l’arbre actuel est issu d’une bouture d’un arbre du Sri Lanka qui serait lui-même issu d’une bouture de l’authentique figuier de Bodhgaya), mais cela nous entraînerait trop loin, même si ce sont de belles histoires !

À la une, à la deux…

Hérodote est un réservoir inépuisable d’anecdotes et de détails pittoresques. Nous avons déjà vu, lorsqu’il parle des huttes à sudation ou des crânes à boire, qu’ils sont moins farfelus qu’ils ne peuvent le paraître au premier abord. Parfois, quand même, on se dit qu’il exagère !

Ainsi, au livre IV, quand il raconte la campagne de Darius contre les Scythes, il décrit le peuple des Gètes (Γέται) qui habite une région du nord du Danube, à cheval entre le nord de la Roumanie et le sud de la Bulgarie. Ceux-ci on pour dieu Salmoxis, avec qui ils ont une relation directe. En particulier, tous les cinq ans, ils lui envoient un messager avec leurs demandes pour les années à venir (une sorte de plan quinquennal, quoi !) Le messager est tiré au sort. La façon dont ils procèdent pour l'”expédier” est assez intéressante (4.94) :

Certains d’entre eux se disposent avec trois lances, tandis que d’autres, prenant celui qu’ils envoient à Salmoxis par les mains et par les pieds, le balancent et le jettent en l’air sur les lances. S’il meurt en s’enferrant, ils se disent que le dieu est satisfait ; s’il ne meurt pas, ils en rendent le messager responsable, disant qu’il est un homme mauvais et, l’ayant ainsi blâmé, ils en envoient un autre.”

On imagine la scène…

Tout est possible, bien sûr, mais je ne sais pas si des coutumes similaires, ou vaguement approchantes, ont déjà été décrites ailleurs. Montaigne, lui aussi grand amateur d’anecdotes, cite ce passage presque mot pour mot au livre II des Essais, dans l’Apologie de Raimond de Sebonde (p. 550 de l’édition de la Pléiade).

Ces Gètes ont une autre habitude : “Lorsqu’il y a du tonnerre et des éclairs, ils tirent des flèches vers le ciel pour menacer leur dieu“. Je suis à peu près certain d’avoir déjà lu ou vu quelque chose de ce genre il y a longtemps, mais je suis incapable de dire s’il s’agissait d’une référence à ce passage d’Hérodote ou de quelque chose de totalement différent… Un peu plus loin (5.105), on trouve un autre exemple de flèche tirée vers le ciel : lorsque Darius apprend que les Athéniens, dont il n’avait jamais entendu parlé, ont soutenu la révolte de l’Ionie et ont participé à l’incendie de Sardes, capitale de la Lydie (dans l’ouest de l’actuelle Turquie), il réclame son arc, y place une flèche qu’il envoie vers le ciel et demande à “Zeus” de faire en sorte qu’il puisse se venger un jour des Athéniens.

Enfin, ce court chapitre 94 du livre IV se termine par : “ils croient qu’il n’y a aucun autre dieu que le leur (οὐδένα ἄλλον θεὸν νομίζοντες εἶναι εἰ μὴ τὸν σφέτερον)”. Comme on le sait, les Grecs et les Anciens en général trouvaient tout à fait normal que chaque peuple ait ses dieux, et ils estimaient que tous ces dieux étaient, au fond, les mêmes. D’où l’équivalence bien connue entre les dieux romains et grecs (Jupiter – Zeus, Vénus – Aphrodite, Minerve – Athéna, etc.) ; Hérodote fait également des équivalences entre les dieux égyptiens et grecs, surtout aux livres I et II et, au paragraphe précédent, on voit Darius, l’empereur de Perse, invoquer “Zeus”. L’attitude exclusive des Gètes, qui sera celle des trois grands monothéismes, celle des “peuples du Livre” (“Il n’y a d’autre dieu que Dieu”), est donc pour lui exceptionnelle et digne d’être notée.

Note : l’illustration de cette page est tirée de Astérix et les Normands, planche 34b. La situation n’a rien à voir avec celle des Gètes, mais je l’ai trouvée irrésistible…

Les anti-grecs

Dans l’Anabase, nous avons vu les Dix Mille traverser les monts Kaçkar avant d’arriver, enfin, à Trapezous, sur la Mer Noire. Mais leurs tribulations ne sont pas terminées, car si plusieurs colonies grecques s’égrènent le long de la côte, le reste du pays est occupé par des autochtones qui ne sont pas forcément ravis de voir débarquer cette bande d’aventuriers (au dernier comptage, à Cerasous, juste après Trapezous, ils sont encore 8600 (5.3.3)).

Ils doivent alors traverser le territoire des Mossynoeciens (Μοσσύνοικοι) qui refusent de les laisser passer (ce nom grec signifie : “ceux qui habitent dans des tours en bois”). Mais, profitant de dissensions internes, ils s’allient avec une partie d’entre eux, prennent la forteresse où demeurait leur roi et peuvent voyager en paix chez leurs nouveaux alliés. Mais ceux-ci sont vraiment bizarres !

Tandis qu’ils progressaient en territoire ami, on leur montraient les enfants des meilleures familles qu’on engraissait en les nourrissant de noix bouillies. Ils étaient délicats et extrêmement blancs et il s’en fallait de peu qu’ils ne soient aussi larges que longs. Ils avaient le dos bigarré et le devant entièrement tatoué de motifs floraux. (5.4.32)”

Peut-on imaginer un portrait plus opposé à celui des jeunes Grecs de bonnes familles, tels que ceux qui fréquentent Socrate ? Ceux-ci sont sportifs, donc minces et bronzés, et le tatouage semble leur avoir été étranger : chez eux, ce sont plutôt certains esclaves et prisonniers qui pouvaient être marqués (au fer rouge, plutôt que par piqûres). De même, Hérodote (5.6) note avec étonnement à propos des Thraces “et ils considéraient comme nobles ceux qui étaient tatoués, comme vils ceux qui ne l’étaient pas”. On connaît l’importance du tatouage dans de nombreuses cultures.

Pas étonnant que les Grecs soient choqués :

Et les soldats disaient que cette contrée était la plus barbare de celles qu’ils avaient traversées et celle dont les coutumes étaient les plus éloignées de celles des Grecs. (5.4.34)”

Il faut dire que les adultes sont aussi exotiques que les enfants : “Ils essayaient aussi de forniquer au vu de tous avec les femmes (ἑταίραι) qui accompagnaient les Grecs ; c’est en effet là leur coutume (5.4.33)”. Comme Xénophon l’explique un peu plus loin : “En effet, ils faisaient en public ce que les autres feraient dans la solitude et, quand ils sont seuls, ils se comportent comme s’ils étaient avec d’autres.”

Et, comme pour les enfants, leur blancheur étonne les Grecs : “Hommes et femmes étaient tous blancs”. Pourtant, ces gens vivaient certainement au grand air. Faut-il supposer qu’ils se teignaient le corps ?

Dans tout cela, il y a probablement des choses que Xénophon n’a pas comprises, d’autant plus qu’il communiquait avec eux par l’intermédiaire d’un interprète dont nous connaissons même le nom : Timésithe, qui était aussi le “chargé d’affaire” (πρόξενος, même racine que dans “proxénète”) des Mossynoeciens à Trapezous. Ce que nous voyons surtout, dans ce passage comme dans bien d’autres, c’est le sentiment de culture commune de ces mercenaires qui pourtant venaient d’un peu toute la Grèce, souvent de cités ennemies, comme Sparte et Athènes : ils étaient des Hellènes (Ἕλληνες).

Note : sur la carte qui illustre cette page, on voit les villes de Trapezous et Cerasous (des colonies de Sinope, tout à gauche) et, juste en-dessous, le territoire des Mossynoeciens. Cette carte est d’origine allemande et on remarque des différences avec le français dans la transcription des noms propres grecs.

Le festin cannibale

Le cannibalisme nous révulse, mais provoque aussi en nous une curiosité morbide, comme dans l’histoire du “Japonais cannibale” à Paris en 1981 ou dans celle du vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya qui s’était écrasé dans les Andes en 1972 et dont les survivants avaient dû y avoir recours (sans parler des récits liés aux grandes famines).

Il n’est donc pas étonnant qu’Hérodote (qui n’est pas seulement le “père de l’histoire”, mais aussi celui de l’ethnologie et du magazine à sensations), raconte plusieurs histoires de cannibalisme ; d’abord celui de la faim (3.25), lorsque l’armée de Cambyse, qui a conquis l’Égypte, se lance imprudemment dans une expédition contre les Éthiopiens. Dans le désert, les soldats affamés tirent au sort un homme sur dix et le mangent. Cambyse, effrayé, met fin à l’expédition. Hérodote ne parle pas d’anthropophagie, mais d'”allelophagie” (ἀλληλοφαγία) : “consommation mutuelle”. Plus tard, il mentionnera brièvement (4.106) un peuple voisin des Scythes, les Ἀνδροφάγος, Androphages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes (individus du sexe masculin).

Une forme de cannibalisme funéraire, où certaines personnes mangent le corps du défunt pour l’honorer, existait encore dans les années 1950 chez les Fore, une tribu de Nouvelle Guinée, et même jusqu’aux années 60 chez les Wari d’Amazonie. Ce sont deux exemples, que j’ai trouvé facilement sur internet ; il y en a certainement d’autres.

Cette coutume était probablement beaucoup plus répandue dans un lointain passé. Hérodote raconte (3.38) comment Darius, le roi de Perse, demanda à des Grecs qui se trouvaient à sa cour pour quel prix ils mangeraient leurs parents morts : ils répondirent qu’ils ne le feraient à aucun prix. Puis ils demanda à des Indiens Callaties, qui eux le faisaient, pour quel prix ils brûleraient le corps de leurs parents sur un bûcher : ils se récrièrent avec horreur. On ne sait absolument pas qui étaient ces “Indiens Callities” qu’horrifient une crémation qui est normale chez les hindouistes. Ici, “Indiens” est sans doute un terme très vague, puisqu’on était à la limite orientale du monde connu par les Grecs (d’autres “Indiens”, les Padéens, tuent et mangent les vieux et les malades (3.99)). D’ailleurs, l’Inde de cette époque, plus encore que celle d’aujourd’hui, était sans doute très diverse de peuplement. Cette anecdote nous montre, en tout cas, qu’Hérodote avait entendu parler du cannibalisme funéraire.

Il en tire une leçon de relativisme culturel : “si donc quelqu’un proposait à tous les hommes de choisir les meilleures lois parmi toutes celles qui existent, après les avoir passées en revue, chacun choisirait les siennes propres ; c’est que tous pensent que leurs propres lois sont de beaucoup les meilleures.” Il en conclut donc qu’il faut respecter toutes les coutumes : “Il n’y aurait donc vraiment qu’un fou pour tourner en ridicule de telles choses.” On est très proche de Montaigne, comme on le voit dans le chapitre 30 du livre I des Essais, justement intitulé Des Cannibales.

Mais si le cannibalisme “simple” nous révulse, lorsque celui-ci se produit involontairement et concerne des gens qui nous sont proches, en particulier des enfants, on augmente l’horreur d’un degré (ce que Henry James aurait appelé “The turn of the screw”). Hérodote se fait donc un plaisir de nous raconter deux histoires de ce type.

Dans la première (1.73), une tribu Scythe se réfugie dans un territoire Mède gouverné par Cyaxare. Comme ce sont d’excellents archers (on les a déjà vu, aux côtés des Crétois, dans l’armée des mercenaires grecs d’Anabase), ce roi leur a confié des enfants afin qu’ils apprennent leur art. Par ailleurs, chaque jour les Scythes vont chasser et apportent leurs prises au roi. Un jour, on ne sait pourquoi, ils ne prennent rien, si bien que le roi se met en colère et les traite avec mépris. Le lendemain, pour se venger, ils égorgent l’un des enfants, le préparent comme ils le faisaient pour le gibier et l’offrent au roi, qui le mangera donc avec ses hôtes du jour. Puis ils s’enfuient, ce qui provoquera une guerre (Hérodote adore attribuer les guerres à des causes extrêmement personnelles et minimes à l’échelle des peuples).

La seconde histoire (1.108-119)est encore plus intéressante puisqu’elle est liée à un autre récit, d’un type qui, lui aussi, a connu un grand succès : celui de l’enfant abandonné à sa naissance (comme Œdipe, Romulus et Rémus, sans doute bien d’autres) : ici, il s’agit de Cyrus le Grand. Suite à un rêve, Astyage confie le nourrisson à Harpage, son confident, et lui dit de l’emmener et de le tuer. Bien entendu, Harpage ne peut s’y résoudre et confie l’enfant à un bouvier. Et, bien entendu, la trahison d’Harpage finira par être découverte. Astyage fait semblant d’être content que l’enfant soit sauf, invite Harpage à un banquet et lui dit d’envoyer son fils jouer avec Cyrus. L’enfant sera égorgé et servi à son père. Á la fin du festin, Astyage a même la cruauté de faire apporter à son hôte une corbeille recouverte d’un linge dans laquelle se trouve la tête et les mains du fils. En les découvrant, Harpage se contient, accepte le “cadeau” et rentre chez lui avec ce qui reste de son enfant. Plus tard, il se vengera en aidant Cyrus à prendre le pouvoir.

Thucydide, lui, ne nous parle pas directement de cette forme extrême de cannibalisme, mais, au livre II (29.3) de “La guerre du Péloponnèse”, il fait une allusion, sans doute évidente pour les lecteurs de son époque, mais obscure pour nous, à “l’acte que les femmes de cette région [Daulis] commirent contre Ithys (τὸ ἔργον τὸ περὶ τὸν Ἴτυν αἱ γυναῖκες ἐν τῇ γῇ ταύτῃ ἔπραξαν)”. Il précise même que, depuis, les poètes appellent le rossignol l’oiseau de Daulis, ce qui ne nous éclaire pas plus… Heureusement, aujourd’hui nous avons internet et nous apprenons que Téreus, marié à Procné, viole sa belle-sœur Philomèle qui, pour se venger, tue son fils Ithys et le lui sert en ragoût. Quand il s’en aperçoit, il pourchasse les deux sœurs qui se transforment, Philomèle en rossignol, Procné en hirondelle. Notons au passage que les noms français des deux espèces européennes de rossignols sont le rossignol philomèle, le plus célèbre, et le rossignol progné, nordique et oriental, mais aujourd’hui non nicheur en Grèce. Je ne connais l’origine de ces noms français. Si Thucydide considère cette histoire comme connue de tous, c’est sans doute qu’elle était le sujet d’une pièce perdue de Sophocle, Téréus.

Beaucoup plus près de nous, ce type de récit me fait penser à l’ogre du Petit Poucet, qui lui aussi est cannibale et qui, s’il ne mange pas ses filles, les égorge de sa propre main, croyant tuer le petit Poucet et ses frères.

Que nous disent toutes ces histoires ? Sans doute, qu’il y a continuité entre le monde d’Hérodote et le nôtre : les mêmes histoires nous fascinent et nous font frémir.

Note : Pour illustrer cette page, j’ai trouvé le passage des Essais (livre I, chapitre 22, De la coustume, et de ne changer aisement une loy receue) où Montaigne raconte l’anecdote que j’ai rapportée plus haut, à propos de Darius interrogeant des Grecs et des Indiens sur leurs coutumes funéraires. Cette image vient du fameux Exemplaire de Bordeaux (source : gallica.bnf.fr / BnF).

La maison de Callias

J’ai déjà parlé des prologues des dialogues de Platon, mais j’ai laissé de côté celui de Protagoras, qui est pourtant l’un des meilleurs : c’est qu’il mérite une page à lui seul. Alors que l’humour de Platon est fréquent mais discret, légérement teinté d’ironie, ici il se donne libre cours. Il nous offre aussi plein de précieux petits détails sur la vie quotidienne à Athènes.

Socrate raconte à un ami que, alors qu’il faisait encore nuit, le jeune Hippocrate est venu frapper à sa porte, tout excité. “Quelqu’un” est allé lui ouvrir (ce qui suggère que Socrate, tout pauvre qu’il était, avait au moins un domestique, probablement un esclave). Il cherche à tâtons le lit de Socrate et s’assoit à ses pieds (on retrouve ce que disait Saint Augustin dans le passage que j’ai cité plus tôt : la nuit, il n’y avait pas de bougie allumée en veilleuse, l’obscurité était totale). Il lui dit que Protagoras, le sophiste célèbre dans toute la Grèce, est arrivé en ville, ce que Socrate savait déjà.

Hippocrate a appris cette nouvelle tard la veille, car il était parti à Œnoê, un canton de l’Attique situé sur la route de la Béotie, à la recherche d’un jeune esclave fugitif. On peut supposer qu’il avait été informé de sa présence, peut-être même que l’esclave avait déjà été arrêté, car sinon, pourquoi serait-il allé aussi loin d’Athènes au hasard ? Ce qui est inattendu, c’est qu’il avait en tête d’informer Socrate de son départ, mais qu’il avait oublié. Pourquoi diable informer Socrate ? Parce qu’ils avaient prévus de se rencontrer ? L’histoire ne le dit pas.

Hippocrate, qui a des ambitions politiques, veut absolument devenir l’élève de Protagoras et, comme il ne le connaît pas, il demande à Socrate de l’introduire auprès de lui. Comme il est encore très tôt (c’est tout juste l’aube), ils se promènent dans la cour pour passer le temps en attendant, et Socrate commence à le questionner sur ce qu’il espère de Protagoras (dans cette page, je ne parlerai pas du contenu des discussions). On apprend ici que la maison de Socrate a une cour : je ne sais pas ce que cela signifie au niveau social (peut-être pas plus que d’avoir un jardin en France).

Finalement, ils se rendent dans la maison de Callias chez qui Protagoras est descendu. À l’entrée, le concierge refuse d’abord de les laisser entrer : il croit que ce sont des sophistes et il dit que la maison en est déjà pleine. Socrate précise que c’est un ennuque. D’où venait-il ? La castration, en Grèce, semble avoir été peu commune. Hérodote (3.48) raconte comment Périandre, tyran de Corinthe, envoya trois cents enfants de Corcyre (c’est-à-dire, Corfou) à Sardes, en Asie Mineure perse, pour y être faits ennuques, ce qui signifie que la compétence nécessaire n’existait pas en Grèce. Pour ceux qui s’inquièteraient sur le sort des enfants, disons que le bateau qui les amenait en Perse fit relâche à l’île de Samos, dont les habitants, choqués, les délivrèrent (encore une belle anecdote que je n’ai pas la place de raconter). Si les Grecs ne regardaient pas d’un bon œil la castration d’hommes libres, il n’en allait peut-être pas de même pour les esclaves ? Mais je n’en sais pas plus sur la place des ennuques dans la Grèce antique.

À la seconde tentative, le portier les laisse entrer : effectivement, la maison est pleine. Il y a là, outre Protagoras (qui est d’Abdère, en Thrace), Prodicos de Céos (une île au sud-est du cap Sounion) et Hippias d’Élée (en Italie, au sud de Naples), deux autres célébrités : une assemblée cosmopolite, donc. Alcibiade arrive juste après eux. Ils trouvent Protagoras en train de faire des allers-retours sous le portique de la cour (προστῷον), suivi d’abord de proches disciples et de jeunes gens des meilleurs familles (dont deux fils de Périclès), puis d’autres “fans” qui captent ce qu’ils peuvent des paroles du maître. Socrate décrit avec humour les évolutions de Protagoras, et de sa suite :

Je trouvais ce chœur admirable à voir, surtout par la manière dont il prenait soin de ne jamais se mettre en travers de la route de Protagoras ; et, lorsqu’il faisait demi-tour avec ceux qui l’accompagnaient, ces admirateurs s’écartaient avec grâce et ordre de part et d’autre, et décrivant un cercle, se reformaient à chaque fois derrière lui de la plus belle façon.”

Cette belle mécanique m’a tout de suite fait penser à celle que décrit Proust, alors que le narrateur accompagne Odette dans ses promenades du dimanche dans l’avenue du Bois et qu’un promeneur qui la connaît à peine se risque, avec appréhension, à la saluer : “Il déclenchait seulement, comme un mouvement d’horlogerie, la gesticulation de petits personnages salueurs qui n’étaient autres que l’entourage d’Odette…” Les situations sont complètement différentes mais, dans les deux cas, on a un personnage central, solaire, que des acolytes suivent avec la même régularité et la même absence d’autonomie qu’autant de planètes.

Hippias, lui, également entouré d’admirateurs et de disciples, siège sous le portique opposé et répond à toutes les questions qu’on lui pose sur la nature et l’astronomie. Quant à Prodicos, il est dans une pièce qui sert normalement à entreposer les provisions, mais que Callias a vidée pour faire de la place, tellement la maison est pleine. Il est encore couché, enveloppé dans un tas de peaux de brebis (κῴδιον) et de couvertures. Lui aussi est entouré, mais Socrate n’arrive pas à savoir de quoi il parle, car sa voix est si grave qu’elle emplit la pièce d’une sorte de bourdonnement indistinct.

Finalement, il s’approche de Protagoras et lui présente Hippocrate et le but de leur visite. Ce qui est étonnant, c’est que cette “star”, habituée comme on vient de le voir à la déférence de sa suite, accorde immédiatement toute son attention à Socrate, parlant avec lui d’égal à égal. Nous n’avons, je crois, aucun moyen de savoir si cette rencontre à une quelconque base dans la réalité, mais il est clair que Platon donne à son maître le beau rôle.

Après cette brève introduction, les deux maîtres décident de rendre leur discussion publique et ils invitent Hippias et Prodicos, ainsi que toutes leurs suites, à y assister. Aussitôt, c’est l’excitation. On amène des bancs et des lits de repos à l’endroit où Hippias est déjà installé et Alcibiade vient avec Prodicos qui s’est enfin levé. On sent que tout le monde pense : “on va bien s’amuser !” comme aujourd’hui encore avant un débat entre deux sommités. Il ne manque plus que la télévision…

Le débat qui commence alors prend une forme plus classique. Cependant, à la différence des dialogues habituels, ici l’interlocuteur de Socrate n’est pas n’importe qui, ce qui va d’ailleurs entraîner certaines tensions sur lesquelles je reviendrai.

Note : le plan typique d’une maison en Grèce antique illustre cette page. L'”andron” est l’appartement des hommes, le “gyneceum”, celui des femmes, et l'”oikos”, la salle à manger. Il paraît correspondre à ce que nous dit Platon dans ce prologue. Il suffit sans doute d’augmenter ou de diminuer ce plan pour imaginer les maisons de Callias et de Socrate.

Crânes

J’ai terminé le livre 4 d’Hérodote le jour où on a annoncé la mort d’Uderzo (24 mars 2020).Ce soir là, j’ai relu Astérix et les Normands, ce qui est naturel pour quelqu’un qui vit en Norvège. Comme chacun sait, les Normands passent leur temps à boire du calva dans le crâne de leurs ennemis. Cette coutume (les crânes, pas le calva) n’a rien à voir avec les Normands ou Vikings, mais est directement inspirées des mœurs des Scythes décrites par l’historien grec dans le livre que je venais de finir (4.65).

Il commence par raconter (4.64) que les Scythes scalpent tous les ennemis qu’ils ont tués, qu’ils assouplissent les peaux et s’en servent comme de serviettes (χειρόμακτρον), qu’ils les portent accrochés à la bride de leur cheval et qu’ils sont honorés en fonction du nombre de “serviettes” qu’ils exhibent ainsi.

En outre, ils réservent un traitement spécial aux têtes de leurs pires ennemis, leurs “ennemis intimes”. Ceux-ci pouvaient, bien sûr, être membres d’une tribu ennemies, mais aussi être des proches avec lesquels ils avaient une vendetta, avec qui ils étaient fâchés à mort, au sens propre du mot. Ils sciaient la calotte cranienne à la hauteur des sourcils et la nettoyait. Puis, les moins riches, tendaient simplement à l’extérieur une peau de bœuf non tannée (pourquoi “non tannée” ?), tandis que les riches recouvraient l’intérieur d’une couche d’or et l’utilisaient comme coupe à boire. Ceci est tout le contraire des “Normands” d’Astérix, qui ne gardent que la partie inférieure du crâne : on se demande bien comment ils auraient pu la rendre étanche, mais c’est plus pictural.

Cette coutume n’était pas unique aux Scythes. Dans la grotte de Gough, en Angleterre, on a retrouvé trois calottes craniennes vieilles de 15 à 12000 ans, dont la découpe donne à penser qu’il s’agissait déjà de crânes transformés en coupes (je fais confiance aux spécialistes).

Crâne de la grotte de Gouph dans le Somerset, en Angleterre (Wikimedia Commons)

Même au cours de périodes plus récentes, de telles histoires courent encore. Par exemple, selon le récit d’un historien byzantin, au XIIIe siècle, une fois que Baudouin de Hainaut, devenu empereur latin de Constantinople, fut vaincu par le tsar Kalojan de Bulgarie, son crâne fut transformé en coupe à boire. Mais de telles histoires sont clairsemées, liées à des inimitiés particulièrement farouches, et ne représentent pas des coutumes aussi répandues que celles que décrit Hérodote pour les Scythes. Il exagère peut-être mais, une fois de plus, son récit est tout à fait vraisemblable, au moins dans ses grandes lignes.

Sauna

J’ai beaucoup aimé le livre 4 de l’Enquête d’Hérodote, en particulier le long passage où il décrit les mœurs des Scythes qui occupaient les steppes qui s’étendent au nord de la Mer Noire. Il parle de leurs coutumes funéraires (d’une façon qui n’est pas contredite par l’archéologie) et raconte que pour se purifier après de telles cérémonies (qui pouvaient durer très longtemps), les hommes bâtissaient une sorte de “tipi” fait de trois perches, fermé aussi hermétiquement que possible par des couvertures de feutre, creusaient un trou au milieu et y mettaient des pierres chauffées à blanc (4.73) : c’est le principe du sauna, mais aussi celui des huttes à sudation (sweat lodges) que l’on trouvait chez plusieurs peuples Amérindiens, en particulier des Indiens des Plaines comme les Sioux Lakotas, par exemple.

Pour épicer un peu les choses, ils jetaient sur les pierres brûlantes des graines de chanvre (en grec : κάνναβις, cannabis). Cela semblait leur faire de l’effet car, dit Hérodote, “ils hurlaient de joie dans l’étuve” (4.75). Bien entendu, on ne sait pas quelle était la variété de chanvre cultivée par les Scythes (il l’était d’abord pour ses fibres qui servaient à faire des vêtements) et on sait que les graines contiennent beaucoup moins de substance psychotrope (le THC) que les feuilles ; mais on peut supposer que, lorsqu’elles étaient jetées sur des pierres brûlantes, la fumée en contenait un pourcentage beaucoup plus important, comme aujourd’hui la fumée du joint… Autrement dit, cette fumée pouvait très bien avoir un effet excitant.

Comme le dit Pierre Barguet dans l’édition de “La Pléiade”, il s’agissait sans doute là de cérémonies “chamaniques”. Il a sans doute raison, mais ce mot est tellement banalisé qu’il ne nous apprend pas grand chose… On est forcément amené à se demander de quand date ce type de cérémonie : s’est-il développé indépendamment dans différentes cultures ? Existait-il déjà avant la migration des futurs Amérindiens dans l’Amérique du Nord ? Personne ne peut sans doute répondre à ces questions, d’autant plus que, vu le caractère temporaire de ces constructions, l’archéologie ne peut nous être d’aucune aide.

Selon Hérodote, ces cérémonies avaient aussi un but pratique : “cela leur tenait lieu de bain, car ils ne se lavaient jamais le corps avec de l’eau” (“οὐ γὰρ δὴ λούονται ὕδατι τὸ παράπαν τὸ σῶμα”). On est libre de le croire ou non… Les femmes, elles, sont plus raffinées que les hommes :

“Sur une pierre rugueuse, elles râpent du bois de cyprès, de cèdre et d’arbre à encens, l’aspergent d’eau et une fois que cette pâte de bois s’est épaissie, elles s’en enduisent tout le corps et le visage ; et, d’une part, elles en acquièrent une odeur agréable, d’autre part, le lendemain, elles enlèvent cet enduit et se retrouvent propres et resplendissantes (καθαραὶ καὶ λαμπραί).”

Comme toujours, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce que raconte Hérodote, mais dans le cas présent, au moins les grandes lignes de son témoignage sont parfaitement vraisemblables.

Note : la photo qui illustre cette page et qui paraît authentique montre la carcasse d’une hutte à sudation cheyenne (https://www.newworldencyclopedia.org/entry/Sweat_lodge). Typiquement pour l’Amérique du Nord, elle a la forme d’une hutte basse et non d’un tipi comme chez les Scythes, alors que ce sont des tipis que les Indiens des Plaines utilisaient comme habitations…

Sidérurgie

File:NAMA - Late geometric argive krater by the Painter of Athens 877.jpg
Cratère, 730-690 avant notre ère

Ce n’est pas pour rien que l’âge du bronze précède l’âge du fer. Le fer (σίδηρος, sidéros) fond en effet à plus haute température que le cuivre et l’étain qui composent le bronze, tandis que la variété des structures possibles du matériau, selon la façon dont les atomes sont empilés, selon la façon dont il est travaillé (forgeage, trempe…) et selon le pourcentage de carbone qui lui est adjoint, continue à troubler le sommeil des experts en métallurgie (je le sais par expérience professionnelle, sans être moi-même un spécialiste).

Il n’est donc pas étonnant que, même si en Grèce l’âge du fer commence un peu plus de mille ans avant notre ère, à l’époque classique il soit encore un sujet d’inquiète fascination. Comme le dit Hérodote (1.68) : “C’est pour le malheur de l’homme que le fer a été inventé (ἐπὶ κακῷ ἀνθρώπου σίδηρος ἀνεύρηται)”. Ce caractère presque magique du fer est bien traduit par Hérodote dans l’anecdote suivante (1.67-68).

Jadis, les Lacédémoniens (mot que les auteurs anciens utilisent beaucoup plus souvent que celui de “Spartiates”) étaient régulièrement vaincus dans leurs conflits avec Tégée (une ville d’Arcadie, pas très éloignée de la Laconie). Un oracle de la Pythie leur a dit qu’ils deviendront vainqueurs une fois qu’ils auront ramenés chez eux les os d’Oreste, fils d’Agamemnon (τὰ Ὀρέστεω τοῦ Αγαμέμνονος ὀστέα), mais ils ne savent pas où les chercher. Un second oracle leur dit qu’ils se trouvent à Tégée. Une sorte d’espion, Lichas, y est envoyé. Il entre dans une forge et observe avec admiration le travail du fer. Le forgeron lui dit que dans sa cour il a trouvé quelque chose d’encore plus extraordinaire, un cercueil contenant le cadavre d’un homme plus grand que ceux d’aujourd’hui, puis l’a remis en place. Après quelques péripéties, Lichas convainc le forgeron de lui vendre le terrain, collecte les os et retourne à Sparte. Désormais, les Lacédémoniens n’auront plus de difficultés à vaincre Tégée.

Ce n’est certainement pas un hasard si la découverte des restes d’Oreste et des merveilles du travail du fer sont concomitantes. N’est-ce pas plutôt la maîtrise de ce dernier qui permet à Sparte de prendre le dessus sur Tégée ?

Mais si le travail du fer est complexe, il y a quelque chose d’encore plus difficile : sa soudure (cela aussi, je suis bien placé pour le savoir ; et je ne parle pas des problèmes rencontrés par les ingénieurs d’Aréva sur la centrale de Flamanville). C’est pourquoi Hérodote parlant d’un grand cratère d’argent avec une base d’acier soudé, dédié à Delphes, précise : “c’était une œuvre de Glaucon de Chios, qui seul de tous les hommes avait réussi à maîtriser la soudure du fer (1.25).”

Ce problème technique, nous le retrouvons dans une autre œuvre célèbre, le Siegfried de Wagner. On se souvient que le nain Mime, le meilleur des forgerons, essaie de ressouder les deux morceaux de Notung, l’épée que Wotan avait fournie à Siegmund, puis brisée au moment fatal. Il n’y parvient pas et Siegfried, d’habitude lent d’esprit, à une idée de génie : plutôt que de s’obstiner dans une voie sans issue, il lime les deux tronçons et, à partir de la limaille, forge une nouvelle épée (“Notung, neidliches Schwert !”).

Cet épisode est-il, comme chez Hérodote, un lointain souvenir des balbutiements de la sidérurgie ? Peut-être. D’après ce que j’ai pu lire sur les sources de Wagner, il s’est surtout inspiré de légendes scandinaves, en particulier la Volsunga saga, plutôt qu’allemandes comme le Nibelungenlied. Dans celle-là, l’épée s’appelle Gram et c’est le nain Regin, et non Sigurd (Siegfried), qui va la réparer, sans doute par soudure, après avoir forgé deux épées neuves que Sigurd a facilement brisées. Autrement dit, même si Wagner l’a modifiée, dans cette histoire on retrouve la complexité du travail du fer et son caractère quasi-sacré, puisque c’est Odin qui avait donné l’épée à Sigmund.

Note 1 : le cratère qui illustre cet article est en céramique, évidemment, ni en argent, ni surtout en fer. Il servait à mélanger le vin et l’eau, car les Grecs ne buvaient jamais le vin pur (sauf peut-être les ivrognes). Malheureusement, on ne sait pas quel était le degré d’alcool du vin pur dans la Grèce antique. (Document Wikimedia Commons).

Note 2 : l’image montrant Siegfried et Mime, délicieusement rétro (1901), est due à Johannes Gehrts qui a illustré beaucoup de légendes germaniques et, le croirait-on, beaucoup de livres pour enfants. (Document Wikimedia Commons).