Paradis

Il y a longtemps que je sais que le mot “paradis” vient du perse. Mais je dois avouer que, sans doute influencé par les magnifiques miniatures persanes, je le voyais venu de l’Iran islamisé. C’était, bien sûr, complètement idiot, puisque le mot date de bien avant la conquête arabe, au moins du début de l’ère chrétienne. Il date même d’avant, puisqu’on le trouve dès la première traduction en grec de la Bible, celle dite “des Septantes”, qui date d’environ 270 av. J.-C. : “Καὶ ἐφύτευσεν ὁ Θεὸς παράδεισον ἐν ᾿Εδὲμ κατὰ ἀνατολὰς καὶ ἔθετο ἐκεῖ τὸν ἄνθρωπον, ὃν ἔπλασε” (Gen. 2.8) : “Et Dieu planta un jardin à l’est, en Eden, et établit là l’homme qu’il avait modelé.” (Note : en hébreu, dans le même verset, on trouve le mot normal pour jardin : gan (גַּן) qui, comme on le voit, n’a rien à voir avec le mot “paradis”.

C’est donc par l’intermédiaire du grec que le mot est passé du perse dans nos langues occidentales. Je ne me souviens pas l’avoir vu chez Hérodote, qui pourtant parle tellement des Perses (mais je peux me tromper). En revanche, on le trouve bien chez Xénophon, d’abord dans l’Anabase. En 1.2.7, au début de son expédition, Cyrus vient à Celaenae (à l’intérieur de l’ouest de l’actuelle Turquie), en Phrygie : “ἐνταῦθα Κύρῳ βασίλεια ἦν καὶ παράδεισος μέγας ἀγρίων θηρίων πλήρης, ἃ ἐκεῖνος ἐθήρευεν ἀπὸ ἵππου, ὁπότε γυμνάσαι βούλοιτο ἑαυτόν τε καὶ τοὺς ἵππους : Cyrus avait là un palais et un grand parc plein d’animaux sauvages, qu’il chassait à cheval lorsqu’il voulait s’exercer ainsi que ses chevaux.” Ce paradis est donc une sorte de réserve de chasse. Un parc peuplé d’animaux ? On n’est pas si loin du Paradis terrestre…

Johann Wenzel Peter : le Paradis terrestre (Vatican)

Plus tard, en Syrie (1.4.10), il trouve le palais du roi local et un “παράδεισος πάνυ μέγας καὶ καλός, ἔχων πάντα ὅσα ὧραι φύουσι : un beau et très grand parc, où se trouvait tout ce que produit la saison.” Ici, le paradis est donc plutôt un jardin d’agrément, voire un verger.

On retrouve le paradis dans l’Économique, toujours de Xénophon. En 4.13 il nous explique que partout où va le roi de Perse, il a des jardins (κῆποι), appelés paradis (παράδεισοι καλούμενοι). Il nous raconte (4.20-21) que lorsque le Lacédémonien Lysandre va rencontrer Cyrus à Sardes, en Asie Mineure (les fiers Spartiates n’avaient aucun scrupule à fricoter avec les Perses lorsque ça les arrangeait dans leur lutte contre Athènes), celui-ci le reçoit en ami et lui fait visiter son “paradis” : “Lysandre s’en émerveillait : la beauté des arbres, plantés à intervalles égaux, en rangées rectilignes qui se coupaient à angles réguliers, la multitude de douces odeurs qui les accompagnaient dans leur promenade…” Cyrus lui dit que c’est lui qui a dessiné ce parc et qu’il en a lui-même planté certains arbres.

On voit donc, en résumé, que vers 400 av. J.-C., bien avant la première traduction en grec de la Bible, un “paradis” était, en Perse, un parc privé appartenant aux plus hauts personnages, soit réserve de chasse, soit jardin d’agrément, que c’est par l’intermédiaire du grec qu’il est passé dans l’imaginaire chrétien, et que Xénophon, que ses expériences en Asie Mineure avaient marqué, a largement contribué à introduire ce mot dans la langue grecque, et de là dans les nôtres.

Le Socrate de Rabelais

C’est sans doute Rabelais qui a fait de Socrate le portrait le plus sympathique (et l’un des plus célèbres) dans le prologue de Gargantua :

“… le voyans au dehors, et l’estimans par l’exteriore apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon : tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le reguard d’un taureau : le visaige d’un fol : simple en meurs, rustiq en vestimens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la republique, tousjours riant, tousjours beuvant d’autant à un chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissimulant son divin sçavoir. Mais ouvrans ceste boyte : eussiez au dedans trouvé une celeste et impreciable drogue, entendement plus que humain, vertus merveilleuse, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, deprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent et bataillent.

Comme Nietzsche, Rabelais insiste sur la laideur de Socrate, mais pour lui, elle ne fait que mettre en valeur sa beauté intérieure et il se plaît à charger le portrait physique et social.

On pourrait, bien sûr, apporter quelques bémols à ce portrait… D’abord, Socrate n’était pas totalement “inepte à tous offices de la republique”, puisque, comme il le rappelle dans l’Apologie de Platon (32b) et comme le confirme Xénophon dans les Mémorables (1.1.18) et dans les Helléniques (1.7.15), il était prytane, c’est-à-dire membre du Conseil des Cinq cents, au moment du procès des généraux vainqueurs à la bataille navale des îles Arginuses. Procès de généraux vainqueurs ? Oui, parce qu’ils n’avaient pas pu récupérer les corps des Athéniens morts pendant la bataille, une tempête s’étant levée. Or nous avons vu que donner une digne sépulture aux soldats morts pour la cité était un devoir sacré et que les batailles terrestres étaient généralement suivies d’une trêve permettant les échanges de cadavres.

Pour des raisons “politico-émotives”, six des sept généraux présents furent condamnés à mort et exécutés. Apparemment, seul Socrate, s’opposa à leur condamnation en bloc (ἁθρόους κρίνειν), pour un point de droit : cette condamnation était illégale (παρανόμως), chaque accusé ayant normalement droit à un procès individuel. En agissant ainsi, il ne se rendit pas populaire, allant contre la volonté de l’assemblée, et son intervention ne sauva pas les généraux. Peu de temps après, le peuple se rendit compte que cette condamnation était injuste, mais il était un peu tard pour les victimes… Cependant, les accusateurs furent poursuivis et s’enfuirent d’Athènes. Socrate avait courageusement rempli son rôle, mais il est vrai qu’à part cette fonction de prytane qui résultait d’un tirage au sort, il n’a exercé aucun office public (ἄλλην μὲν ἀρχὴν οὐδεμίαν πώποτε ἦρξα ἐν τῇ πόλει, Apologie, 32b).

L’expression la plus amusante du texte de Rabelais est “beuvant d’autant à un chascun” qui, si je comprends bien, signifie : “capable de boire en tenant tête à n’importe qui”. C’est ce que nous voyons dans Le banquet où, à l’aube, seuls sont encore éveillés Socrate, Aristophane (le grand auteur comique) et Agathon (leur hôte). Ces deux derniers finissent par succomber au sommeil et à l’ivresse, tandis que Socrate se lève et va au Lycée vaquer à ses occupations habituelles (Platon ne nous dit pas lesquelles, ce qui est bien dommage car nous aimerions savoir ce qu’il faisait à part discuter à droite et à gauche).

Ceci dit, comme le précise Rabelais, il était aussi d’une “sobresse non pareille“, se basant sans doute sur Alcibiade qui dit qu’il ne buvait pas volontiers, mais que lorsqu’on l’y forçait, il était imbattable : personne n’a jamais vu Socrate soûl (Σωκράτη μεθύοντα οὐδεὶς πώποτε ἑώρακεν ἀνθρώπων, 220a).

Tout cela est bien sympathique… Pour être honnête, il y a quand même un détail qui me gêne dans le portrait de Socrate : c’est que malgré son “deprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent et bataillent“, il semble ne fréquenter, selon Platon et Xénophon, que des jeunes gens de la meilleure société. La seule occasion (dans tout ce que j’ai lu jusqu’à présent), où on le voit parler avec quelqu’un d’un autre milieu est dans Ménon, lors de la scène dont j’ai déjà parlé avec l’esclave : cette discussion, où l’esclave n’a pas grand chose à dire, n’est là qu’à titre de démonstration, sans aucun échange humain (mais c’est sans doute plutôt Platon qu’il faut blâmer pour la froideur de cette scène : elle n’est probablement pas la description d’une conversation vécue). Rien à voir avec Novion, premier président du parlement de Paris, que Saint-Simon nous décrit bavardant avec son voisin le charron “qui était, disait-il, l’homme du meilleur sens du monde.” Bien que Socrate, lui, invoque souvent les artisans à titre de comparaison et d’illustration, on ne le voit jamais parler avec l’un d’entre eux.

Mais je pinaille ! Reste l’enthousiasme communicatif et la verve de Rabelais.