Dans un texte précédent, je m’étais risqué à un parallèle entre l’Iliade et le Mahabharata. On peut aller plus loin. À la fin de la gigantesque bataille de Kurukshetra, les “méchants” (les Kauravas) sont presque tous morts et les “bons” (les Pandavas) sont vainqueurs, mais ce n’est pas tout à fait terminé. Rappelons que le dessein des dieux était de débarrasser la terre de la classe des guerriers, ce dont s’est chargé Vishnu, sous la forme de Krishna. Or il en reste encore beaucoup dans le camp des vainqueurs. Pendant la nuit qui suit la victoire, les survivants des Kauravas, assistés par Kali elle-même, vont donc pénétrer dans le camp des vainqueurs et “finir le travail”. Seuls survivront Krishna et les cinq frères Pandavas.
Chez Homère, les Grecs ont gagné et les Troyens sont largement massacrés (note 4). Est-ce fini pour autant ? Non, comme nous le voyons dans l’Odyssée. Zeus qui, jusqu’à présent, avait été plutôt impartial, et Athéna qui soutenait les Grecs de tout son pouvoir, ont décidé que les Grecs n’allaient pas s’en tirer comme ça.
C’est surtout Athéna qui agit, comme nous le dit l’aède qui chante chez Télémaque et que nous connaissons déjà :
[…] ὁ δ’ Ἀχαιῶν νόστον ἄειδε
λυγρόν, ὅν ἐκ Τροίης ἐπετείλατο Παλλὰς Ἀθήνη. (1.326-327)
(Il chantait, de Troie, le retour funeste des Achéens, que leur avait assigné Pallas Athéna.)
Mais la volonté est bien celle de Zeus :
καὶ τότε δὴ Ζεὺς λυγρὸν ἐνὶ φρεσὶ μήδετο νόστον
Ἀργείοις, ἐπεὶ οὔ τι νοήμονες οὐδὲ δίκαιοι
πάντες ἔσαν· τῶ σφεων πολέες κακὸν οἶτον ἐπέσπον
μήνιος ἐξ ὀλοῆς γλαυκῶπιδος ὀϐριμοπάτρης. (3.132-135)
(Mais alors, dans son coeur, Zeus avait médité un retour funeste pour les Argéens, car tous n’avaient pas été droits, ni justes ; aussi beaucoup d’entre eux subirent un destin contraire, à cause de la terrible colère de celle aux-yeux-étincelants, au-père-puissant.)
Il faut noter qu’ici Athéna n’est pas directement nommée, mais apparaît comme “la fille de son père” ; ailleurs, elle est souvent désignée par : “κούρη Διὸς αἰγιόχοιο, la fille de Zeus qui-porte-l’égide (3.394, par exemple)”. Ici, elle est le bras armé de Zeus, une sorte de Valkyrie (beaucoup plus obéissante que Brünnhilde). On retrouve le qualificatif ὀϐριμοπάτρη (au-père-puissant) en 1.101, lorsqu’elle prend sa lance “avec laquelle elle dompte les rangs des héros”, τῷ δάμνησι στίχας ἀνδρῶν ἡρώων.
Le vieux Nestor, lui, a bien compris et il se hâte de prendre le chemin du retour, une fois Troie conquise, en compagnie de Ménélas, Néoptolème et Ulysse. Ils quittent Agamemnon qui, avant de partir, veut faire un grand sacrifice, une hécatombe, afin d’essayer d’apaiser la colère d’Athéna. Mais Nestor sait bien que cela ne suffira pas. νήπιος (3.146), s’écrie-t-il : “l’innocent !”, car les dieux ne changent pas d’avis comme ça (3.147)…
Ils se regroupent sur l’île de Ténédos (proche de la côte et de Troie) où Ulysse, d’habitude si avisé, change d’avis et rejoint Agamemnon. Nestor lui continue, “ἐπεὶ γίγνωσκον, ὅ δὴ κακὰ μήδετο δαίμων, car je savais que le dieu méditait un malheur (3.166)” (note 1). Aussi, pour Nestor, le retour est une fuite devant la colère des dieux : le verbe φεύγω, fuir, revient trois fois en dix vers (3.166-175). Un vent favorable souffle, mais la porte se refermera vite et Ménélas, qui la rate après avoir dû s’arrêter quelques jours pour enterrer son pilote, sera cueilli par une tempête en passant le cap Maléa, la plus orientale des trois pointes du P´éloponnèse.
Tous ces héros sont fatigués : Nestor est très vieux, Ménélas a retrouvé une sorte de confort “bourgeois”, après avoir lui-même errer pendant huit ans (note 2), Néoptolème (le Pyrrhus de l’Andromaque de Racine) va se marier avec Hermione, fille de Ménélas et d’Hélène (4.5-9) et Ulysse mourra, finalement, d’une vieillesse heureuse, comme le lui prédit Tirésias (11.119-137), mais après une dernière et bizarre épreuve qui a sans doute pour but de régler définitivement son compte avec Poséidon (note 3).
Cela donne souvent, me semble-t-il, une atmosphère crépusculaire à l’Odyssée, malgré toutes les scènes d’action qui ne manquent pas. Comme je l’ai déjà dit, on peut supposer que ce “crépuscule des héros” est un écho lointain de l’effondrement de la civilisation de l’âge du bronze, survenu au XIIe siècle, non seulement en Grèce, qui n’en était pas le centre, mais surtout en Asie Mineure.
Ainsi, si l’on admet que le “dessein de Zeus”, évoqué dans les premières lignes de l’Iliade, était la disparition des héros (chez qui se concrétise une trop grande promiscuité entre les mortels et les immortels), cela est confirmé par l’Odyssée.
Note 1 : On remarque au passage le mot daïmon pour désigner Zeus qui, comme l’a bien montré Vinciane Pirenne-Delforge dans son cours au Collège de France, a un champ sémantique bien plus étendu que le célèbre démon de Socrate, sans parler des démons chrétiens… L’année suivante, elle s’est également attaqué à la notion de héros.
Note 2 : il est épargné, ne serait-ce que parce qu’Hélène étant fille de Zeus et de Léda, il est le gendre du plus puissant des dieux, comme le lui rappelle le Vieux de la Mer : οὕνεκ’ ἔχεις Ἑλένη καὶ σφιν γαμϐρὸς Διός ἐσσι, (4.569).
Note 3 : il devra marcher vers l’intérieur des terres avec un rame sur l’épaule, jusqu’à ce que quelqu’un lui demande ce que c’est, montrant ainsi qu’il est arrivé dans une région où l’on ne connaît rien de la mer. Il fera alors un sacrifice à Poséidon et sera quitte.
Note 4 : il y a quand même une grande différence entre le Mahabharata et les épopées homériques : dans celles-ci on ne trouve pas le camp des bons Grecs et celui des méchants Troyens. Tous sont pitoyables (c’est-à-dire, dignes de pitié), victimes des dieux. Cette absence de manichéisme se retrouve chez Thucydide et aussi, largement, chez Hérodote, et distingue nettement la culture grecque de celle de la Bible, d’Hollywood et, par exemple, du Seigneur des Anneaux.