Le repas du guerrier

Nietzsche l’a dit (dans Ainsi parlait Zarathoustra), la femme est faite (ou plutôt : doit être éduquée) pour le repos du guerrier. Mais le repas du guerrier, qui va s’en occuper ? On sait quelle était, pendant la première guerre mondiale, l’importance de “la soupe” pour les soldats, le seul petit, trop petit, plaisir de la journée. Ce n’est pas pour rien qu’on nous représente les généraux visitant les tranchées demandant : “Alors, la soupe est bonne ?” Généralement, elle ne l’était pas, mais c’était quand même mieux que rien.

Xénophon, qui a vraiment été soldat, en est bien conscient : aussi, les questions de ravitaillement et de repas sont omniprésentes, aussi bien dans Anabase que dans les Helléniques. Ainsi, en l’espace de quelques lignes (Helléniques, 2.1.20-22) on trouve :

Là, tandis qu’ils [les Athéniens] déjeunaient (ἀριστοποιέομαι), ils reçurent les nouvelles de Lampsacos et partirent immédiatement pour Sestos [dans les Dardanelles]. Là, aussitôt après avoir pris des provisions, ils repartirent pour Aigos Potamoï, en face de Lampsacos. […] Là ils dînèrent (δειπνοποιέομαι). Et la nuit suivante, dès le point du jour, Lysandre [le général spartiate qui est à Lampsacos] donna le signal de déjeuner (ἀριστοποιέομαι), puis d’embarquer.”

Trois repas en quelques lignes, sans parler de l’approvisionnement ! Ces deux mots, déjeuner (celui-ci semblant être une sorte de gros petit déjeuner) et dîner, reviennent à tout moment dans ses descriptions de campagnes militaires.

On voit ici que les soldats s’approvisionnent à Sestos, ce qui laisse entendre qu’Aigos Potamoï était juste une plage ou alors une toute petite bourgade. Ceci sera fatal aux Athéniens (outre leur bêtise). En effet, une guerre d’attente s’engage : tous les matins les Athéniens mettent leurs trières en ligne de bataille, mais les Lacédémoniens restent au port, bien qu’ayant embarqué. Quand, en fin d’après-midi, les Athéniens rentrent à leur base, quelques bateaux ennemis les suivent brièvement, juste pour observer ce qu’ils font, puis retournent à Lampsacos. Les bateaux athéniens eux, se dispersent un peu le long de la côte (il n’y a pas de port à Aigos Potamoï) et les soldats vont faire leurs courses à Sestos, à quatre kilomètres de là, puis reviennent faire leur popote. Alcibiade, ami de Socrate et célèbre par ses frasques, exilé d’Athènes et se trouvant non loin de là, pense que cette situation est dangereuse et vient dire aux généraux athéniens qu’ils feraient mieux de s’installer à Sestos. Ceux-ci l’envoient balader en lui faisant remarquer qu’il n’est plus en position de donner des ordres.

Pendant quatre jours, le manège des Athéniens et des Spartiates continue tranquillement. Le soir du cinquième, alors que les Athéniens, qui se méfient de moins en moins de leurs adversaires, vaquent à terre à leurs occupations domestiques. Au signal de ses vaisseaux de reconnaissance, la flotte spartiate passe à l’attaque : panique ! Le général athénien donne le signal de rembarquer, mais “les hommes étant dispersés, certains bateaux avaient deux rangs de rameurs, d’autres un seul, d’autres étaient complètement vides” (2.1.28). C’est un désastre et, à quelques bateaux près, la flotte athénienne est anéantie : Athènes a définitivement perdu la guerre dite “du Péloponnèse” qui, on le voit, s’est étendue à toute la Grèce continentale et maritime, et même si les vraies causes de la défaite sont plus profondes, de bêtes questions d’intendance y ont contribué.

Il semble que les soldats préparaient eux-même leurs repas, surtout à base de pain fait avec de la farine de froment, ἄλευρον, ou d’orge, ἀλφίτον, qui faisaient partie de leurs rations de base. Pour compléter l’ordinaire, ils se ravitaillaient comme ils pouvaient : parfois, sans doute, par maraude, mais aussi en payant. Dans Anabase, lorsqu’ils arrivaient devant un village ou une ville (qui n’avait sans doute pas envie d’être envahie, même pacifiquement, par ces soudards), ils demandaient qu’on leur ouvre un marché à l’extérieur de la ville : ils pouvaient ainsi se ravitailler sans y pénêtrer, ce qui satisfaisait tout le monde (pourquoi une ville refuserait-elle d’organiser un marché ? Sans doute parce que, surtout dans les petites, toutes les réserves de nourriture y passeraient et qu’il ne serait rien resté aux habitants pour la morte saison). Chez Thucydide aussi (1.62.1), les Athéniens qui campent en face d’Olynthe (en Chalcidide) organisent un marché à l’extérieur de la ville. Cette façon civilisée de ravitailler une armée semble avoir disparu dans la suite des siècles (mais je me trompe peut-être).

Souvent les soldats sont inventifs, comme dans Anabase (1.5.10), lorsqu’ils fabriquent des sortes de bouées en cousant de manière étanche des peaux sur une bourre de foin, et peuvent ainsi traverser l’Euphrate pour aller acheter des provisions dans une ville située sur l’autre rive : du vin de dates et du pain de millet.

Comme on peut l’imaginer, des marchands, au lieu de rester sur place, suivaient aussi les armées. Dans Anabase, ce sont des marchands lydiens qui suivent celle de Cyrus, mais ils sont là uniquement pour les Perses et ne vendent aux Grecs qu’à des prix “défiant toute concurrence”, surtout pendant la traversée du désert syrien (1.5.6). Les pauvres soldats en sont réduits (car ce n’est pas leur met favori) à manger de la viande, sans doute un produit de la chasse que Xénophon a décrite juste auparavant, en particulier ânes sauvages et outardes (mais les autruches sont impossibles à capturer, même pour les cavaliers).

Dans les Helléniques (1.6.37), lorsque Étéonicos, un spartiate en charge du blocus de Mytilène, à Lesbos, veut lever discrètement celui-ci après la défaite de son camp dans une bataille navale contre les Athéniens, il fait trois choses : il sacrifie (un faux sacrifice de victoire pour donner le change), ordonne à ses soldats de dîner et aux marchands de charger leurs bateaux et de partir pour Chios : ici aussi, il y a bien des marchands qui suivent l’armée et la flotte ; en outre, l’auteur n’omet par de mentionner le dîner des troupes.

Ce soir-là, les soldats ont dîné, mais l’avenir n’est pas assuré. Un peu plus tard (2.1.1), ils se retrouvent sur Chios et, comme les opérations militaires sont au point mort, ils passent l’été à travailler contre salaire à travers l’île, ce qui leur permet de se nourrir avec les produits locaux. Lorsque l’hiver arrive et que ces sources de revenus tarissent, ils sont au bord de la mutinerie : Étéonicos s’en sortira à grand peine.

Avant la bataille de Mantinée, toujours contre les Thébains, qui sera une semi-défaite pour les Spartiates, la cavalerie athénienne, maintenant alliée avec Sparte (!) va au secours des habitants de la ville sans avoir déjeuné, ni eux, ni leurs chevaux (ἔτι ὄντες ἀνάριστοι καὶ αὐτοὶ καὶ οἱ ἵπποι), ce qui impressionne beaucoup Xénophon (Helléniques, 7.5.15). Et un peu plus loin (7.5.19), bien que n’aimant pas beaucoup les Thébains, il loue ainsi Épaminondas :

Qu’il ait entraîné ses soldats au point qu’aucun effort ne les décourageaient, ni de nuit, ni de jour, qu’ils ne reculaient devant aucun risque et que malgré l’insuffisance de vivres, ils continuaient à obéir volontiers, cela me paraît vraiment admirable.”

Des soldats disciplinés bien qu’ils aient le ventre vide, quelle meilleure preuve de la valeur d’un général !

Et que boivent les soldats ? Surtout du vin, bien sûr, probablement coupé d’eau, comme dans le Banquet de Platon. Toujous dans les Helléniques (6.4.8), Xénophon nous dit qu’avant la bataille de Leuctres contre les Thébains (la première franche défaite des Spartiates), tout s’annonce mal pour eux. En particulier, après le repas du matin, vers le milieu du jour, ils ont un peu bu (ὑποπίνω) et que le vin les a probablement excités. “Ils”, se sont surtout les généraux lacédémoniens, dont Cléombrotos, l’un des deux rois de Sparte (encore une particularité de cette cité). Si l’auteur mentionne ce détail banal, c’est sans doute qu’il était inhabituel et qu’ils ont peut-être bu “un peu plus qu’un peu”, le genre d’euphémisme qu’on emploie quand on dit : “boire un petit coup” ou “boire un verre” ce qui veut souvent dire : “un certain nombre”…

Xénophon ne prétend pas que c’est pour cette raison que les Spartiates se sont faits battre : c’est juste un petit élément parmi bien d’autres qui fait que ce jour-là tout allait mal. Quoi qu’il en soit, on doit lui savoir gré de nous donner tant de détails sur un aspect banal de la vie quotidienne : on aimerait en avoir encore plus.

Thucydide, lui, pour autant que je me souvienne, mentionne rarement les repas dans son histoire des guerres du Péloponnèse. S’il parle de nourriture, c’est pour les problème de logistique qu’elle pose, comme lorsque les Spartiates sont coincés sur l’île de Sphactéria au livre IV, ou lorsque les Athéniens s’installent sur le promontoire de Plemmyrios, à la sortie du port de Syracuse, au livre VI (approvisionnement en eau et en petit bois, nécessaire pour cuire leur pain) et encore plus lorsque leur situation s’aggrave au livre VII. On a sans doute ici une bonne illustration de la différence de “hauteur de vue” entre les deux historiens…

Mais le plus bel exemple de l’importance de la nourriture pour les soldats se trouve sans doute chez Polybe, au livre III qui décrit la campagne d’Hannibal en Italie. Sa première bataille contre les Romains est celle de la Trebia, dans la plaine du Pô, encore largement peuplée de Celtes. Nous sommes au mois de décembre ; il a beaucoup plu la veille en amont et aujourd’hui il fait très froid et il neige (τῆς ἡμέρας νιφετώδους καὶ ψυχρᾶς διαφερόντως, 4.72). la neige se transformera en pluie, puis à nouveau en neige, pendant la journée (4.74). Hannibal, qui veut absolument engager la bataille, à fait lever ses hommes très tôt et les a fait déjeuner dans un confort relatif (κατὰ σκηνὰς βεβρωκότες καὶ πεπωκότες, ayant mangé et bu dans leurs tentes). En même temps, il envoie ses cavaliers Numides provoquer les Romains, et ce qu’il espérait se passe : Tibérius, l’impétueux général romain, fait sortir ses troupes, alors que ses soldats n’ont pas encore déjeuné, ni nourri les chevaux. Ils doivent en outre traverser à gué la Trebia grossie par les pluies : ils en sortent transis. Si l’on ajoute à cela le génie tactique d’Hannibal (en particulier, une embuscade bien placée), on comprend la défaite des Romains. Évidemment, pour les Carthaginois (et surtout leurs alliés Celtes) ce ne fut pas non plus un pique-nique, et tous les éléphants, sauf un, moururent de froid. Malgré tout, Hannibal avait montré, si nécessaire, l’importance du “repas du guerrier”.

Sacrifices

Sacrifice de mouton (Corinthe, 550 av. JC)

Dans son premier cours au Collège de France, intitulé “Polythéisme grec, mode d’emploi”, Vinciane Pirenne-Delforge insiste beaucoup sur l’importance du sacrifice dans la religion des Grecs. Elle cite l’exemple de tablettes retrouvées à Dodone, sur lesquelles les personnes venues consulter l’oracle inscrivaient leur question. Sur l’une d’elle, un couple demandait à quel dieu il devait sacrifier pour obtenir telle ou telle faveur.

Pour nous, cette démarche paraît un peu bizarre. Chez les catholiques, par exemple, si l’on a besoin d’une aide surnaturelle, il suffit d’aller brûler un cierge à l’église. Pourquoi passer par un oracle ? Mais même chez les catholiques, il arrive “que l’on ne sache plus à quel saint se vouer”. Car si la Vierge est toujours un bon choix, il y a aussi des saints spécialisés, comme saint Antoine de Padoue pour les objets perdus ou volés. Autrement dit, les catholiques sont à peu près dans la même situation que les Grecs.

Mais Vinciane Pirenne-Delforge aurait aussi bien pu citer Xénophon. Tout commence lorsqu’il reçoit du Béotien Proxène, chef d’une des troupes de mercenaires levées par Cyrus le jeune, une invitation à se joindre à lui en tant que “touriste”, pour l’expédition qui deviendra l’Anabase (mais dont tout le monde, à ce moment, ignorait l’ampleur et le vrai but : détrôner Artaxerxès) : il ne serait : “ni général, ni capitaine, ni soldat” (οὔτε στρατηγὸς οὔτε λοχαγὸς οὔτε στρατιώτης, An. 3.1.4). Indécis, il va demander l’avis de Socrate (qui était une sorte de gourou pour la jeunesse dorée d’Athènes). Compte-tenu du climat politique, celui-ci n’est pas sûr que ce soit une bonne idée et lui propose d’aller demander à l’oracle de Delphes s’il doit y aller. Xénophon va alors demander à Apollon à quel dieu il doit sacrifier (et adresser ses prières) pour que son voyage se déroule le mieux possible : il est donc dans la même situation que ceux qui vont à Dodone.

De façon un peu frustrante, il écrit : “et Apollon lui annonça à quel dieu il devait sacrifier”, mais il ne nous dit pas duquel il s’agit… Peut-être, comme c’est souvent le cas pour Hérodote, ne veut-il pas trop entrer dans le détail des choses sacrées ? C’est seulement au livre 6 qu’il nous donnera la réponse : “il sacrifia à Zeus Roi, comme le lui avait prescrit l’oracle de Delphes” (ἐθύετο τῷ Διὶ τῷ βασιλεῖ, ὅσπερ αὐτῷ μαντευτὸς ἦν ἐκ Δελφῶν, An. 6.1.22). Cette fois-ci, il sacrifie de nouveau à Zeus Roi pour savoir s’il doit accepter le commandement de l’armée, alors que les Grecs sont déjà arrivés sur la Mer Noire, mais pas complètement “sortis de l’auberge”.

Toujours est-il que lorsqu’il revint de Delphes à Athènes, il rapporta à Socrate le résultat de la consultation ; mais celui-ci lui fit remarquer qu’il s’y était mal pris : ce n’est pas cela qu’il aurait dû demander à l’oracle, mais plutôt si le dieu lui conseillait de faire ce voyage, ce qui était vraiment la question intéressante. Mais puisque telle avait été la réponse d’Apollon, il ne lui restait plus qu’à faire ce que le dieu lui avait prescrit. On imagine facilement que l’erreur de Xénophon était volontaire : il avait vraiment envie d’y aller et a donc préféré oublier de demander si c’était une bonne idée.

C’est donc par un sacrifice que commence l’odyssée de Xénophon. Il y en aura bien d’autres au cours de ce long voyage. Certains peuvent être offerts à titre personnel, comme ceux dont je viens de parler. Plus importants, ils y a ceux qui ont lieu avant et au cours d’une campagne ou d’une action militaire. Ceci n’est pas spécifique à Xénophon et se trouve déjà chez Hérodote, par exemple.

Avant la bataille de Platée, qui mettra fin à la seconde invasion de la Grèce par les Perses, les Spartiates et les troupes de la plupart des autres cités du Péloponnèse se regroupent à l’isthme de Corinthe, puis se mettent en route vers l’Attique et la Béotie (9.19) et l’auteur de préciser : “les présages étaient favorables (καλλιερησάντων τῶν ἱρῶν)” ; τὰ ἱρά ou τὰ ἱερά, c’est à la fois le sacrifice, la victime du sacrifice et ses entrailles dans lesquelles on lit. Un peu plus tard, l’armée arrive à Éleusis et fait un nouveau sacrifice, encore positif : elle poursuit donc son chemin.

Lorsque les deux armées sont face à face près de Platée, de part et d’autre de la rivière Asopos, ils font un nouveau sacrifice : il est positif, pourvu que les Grecs restent dans un position défensive, sans essayer de traverser la rivière. Le sacrifice donne donc une réponse plus détaillée qu’un simple oui/non ; il faut dire qu’il est interprété par un fameux devin. De leur côté, les Perses font aussi un sacrifice à la manière grecque (ils ont en fait beaucoup d’alliés grecs, comme les Béotiens, et un autre grand devin) et celui-ci donne le même résultat : favorable, pourvu qu’ils ne traversent pas la rivière (9.36). Autrement dit, le premier qui perdra son sang-froid perdra aussi la bataille. Suit une guerre d’attente de plus de dix jours, jusqu’à ce que le général perse Mardonios craque et dise qu’il en a assez de la méthode grecque, et que désormais on fera les choses à la manière perse.

Lorsqu’enfin il traverse la rivière et attaque les Spartiates, ceux-ci se défendent avec difficultés, tandis qu’à l’arrière on sacrifie, sans pouvoir obtenir de présages favorables (ce qui laisse entendre qu’on sacrifie victime après victime, en espérant que ça finira bien par marcher). Finalement le général spartiate, un peu désespéré, lève les yeux sur le temple de Déméter, tout proche, et implore la déesse de les secourir : aussitôt le sacrifice devient favorable et les Spartiates, ragaillardis, se ruent sur les Perses (9.60).

Chez Xénophon, la retraite des mercenaires grecs sera, elle aussi, ponctuée de sacrifices. Le plus intéressant, aussi le plus cocasse, aura lieu alors qu’ils sont déjà arrivés au bord de la Mer Noire, en route vers l’ouest et Byzance. Ils campent dans un endroit désert de la côte, où il n’y a pas de ravitaillement ; il est donc grand temps qu’ils se mettent en route. Ils sacrifient,comme de coutume, mais les signes sont défavorables (6.4.13). Les choses continuent ainsi pendant trois ou quatre jours et les soldats commencent à s’énerver. Le lendemain, presque toute l’armée est présente pour le sacrifice et on sent la tension qui monte : chacun veut être sûr qu’il n’y a aucune supercherie (on soupçonne Xénophon de vouloir fonder une ville à cette endroit et, donc, de ne pas avoir envie de partir ) : les auspices sont encore défavorables (6.4.16) !

Les soldats exigent que l’on continue à sacrifier jusqu’à ce que les signes deviennent propices. Malheureusement, il n’y a plus de mouton ou autre petit bétail (τὰ πρόϐατα) disponible comme victime. Ils achètent donc un des bœufs qui servent à tirer les chariots pour le sacrifier (6.4.24) : toujours rien ! La situation devient dramatique, d’autant plus qu’ils sont attaqués par les troupes de Pharnabaze, le puissant satrape qui règne sur la région (on en reparlera). Le lendemain, Xénophon se lève de bonne heure et sacrifie encore un bœuf de trait : les auspices sont enfin favorables (6.5.2) ! En outre, le devin qui préside au sacrifice aperçoit un aigle dans une direction de bon augure : tout va bien ! Les Grecs partent en expédition de ravitaillement et, après quelques péripéties, l’abondance revient dans le camp (seule leur manque l’huile d’olive, l’olivier étant encore aujourd’hui absent de cette région des côtes de la Mer Noire).

On voit bien à quoi sert le sacrifice : se donner confiance. Une fois que l’on est en règle avec le monde surnaturel, on peut s’occuper sans crainte ni arrière-pensée du monde réel. Mais on voit aussi que dans des circonstances difficiles, on en vient rapidement à frôler les limites du respect dû aux oracles et augures, d’où des situations embarrassantes…

Enfin, le sacrifice peut donc aussi servir d’action de grâce. Vers la fin de ses aventures, arrivé à Lampsacus (dans l’Hellespont, c’est-à-dire, les Dardanelles), il sacrifie à Apollon avec son ami le devin Eucléides à qui il avoue qu’il est complètement “fauché” : il a même été obligé de vendre son cheval. Eucléides est sceptique mais, lorsqu’il voit les entrailles de la victime, il reconnaît qu’il est vraiment sans un sou (7.8.4-5). Il ajoute que Zeus le Bienveillant (Ζεὺς ὁ μειλίχιος) est un obstacle sur son chemin, car cela fait longtemps qu’il ne lui a pas sacrifié comme il le faisait chez lui. Xénophon reconnaît qu’il ne l’a pas fait depuis son départ (mais on sait qu’il a sacrifié à Zeus Roi : il y a donc une nuance entre ces deux aspects de Zeus) et Eucléides lui recommande de le faire au plus tôt. Et le lendemain, arrivé dans une ville voisine (7.8.5), il fait un sacrifice de cochons à la mode de ses pères (ὡλοκαύτει χοίρους τῷ πατρίῳ νόμῳ). Dans ce type de sacrifice, les victimes sont entièrement consumées (ce que signifie le verbe holokautéo, qui est aussi à l’origine de holocauste), alors que dans les sacrifices plus courants seule une partie du corps est brûlée, tandis que le reste est partagé entre l’officiant et les invités). Cochons est au pluriel, mais on ne nous dit pas combien sont sacrifiés… Aussitôt tout va mieux : de l’argent arrive pour l’armée (et donc aussi pour lui) et des amis rachètent pour lui son cheval, sachant qu’il l’aimait beaucoup, sans rien exiger en retour.

Ainsi, ni Xénophon, ni Hérodote n’ont le moindre doute sur l’efficacité du sacrifice, même s’il ne répond pas toujours favorablement à nos demandes.

Note 1 : Avant de lire Xénophon, je ne savais pas que le cochon pouvait servir de victime… Chez Homère, on parle surtout de bœufs, taureaux ou génisses, et le mouton reste encore aujourd’hui un animal de sacrifice dans certaines cultures. Ici, on voit bien un cochon, avec sa petite queue en tire-bouchon, à moins que ce ne soit un sanglier, à cause de la crinière dorsale ; mais le cochon domestique de l’Antiquité était probablement plus proche de l’espèce sauvage que celui d’aujourd’hui. Et un homme ne pourrait sans doute pas tenir un sanglier aussi facilement que le personnage décrit sur cette coupe datant d’environ 500 av. J.C. (un gros porc non plus, d’ailleurs, mais le grec χοῖρος signifie, plus précisément, petit cochon).

Note 2 : les deux illustrations de cet article viennent de Wikipédia.