
Cette phrase a été rendue célèbre par les Peanuts de Charles M. Schulz : c’est tout ce que Snoopy a jamais été capable d’écrire de son grand roman, toujours en gestation. On sait qu’elle est due à Edward Bulwer-Lytton : c’est un bel exemple (involontaire) de prose ronflante, mais creuse. Il y a pourtant un cas où, me semble-t-il, cette phrase d’attaque s’appliquerait parfaitement : c’est, chez Thucydide (3.20-24), le récit d’un épisode du siège de Platée qui dura de 429 à 427 av. J.-C.
Thucydide est un cérébral qui aime analyser les évènements, mais il se plaît parfois à raconter des “historiettes” que Hérodote ne renierait pas. Ici, la scène se passe à Platée, une ville de Béotie qui refuse la suprématie de Thèbes et qui est alliée à Athènes. C’est là qu’a eu lieu, en 479 av. J.-C., la bataille qui marqua la fin des guerres médiques.
Au début de la guerre du Péloponnèse, les Lacédémoniens viennent devant la ville et la somment de se joindre à leur coalition. Les Platéens demandent la possibilité de consulter leurs alliés athéniens qui leur conseillent de refuser l’ultimatum : ce qu’ils font. On peut, au passage, se demander pourquoi ils ont accepté cette recommandation : les Athéniens, on l’a vu, n’étaient pas capables de se défendre eux-mêmes, sinon en restant derrière leurs murs. Leur loyauté envers leurs alliés était donc vraiment risquée, voire suicidaire.
En effet, une fois signifié leur refus de se soumettre, les Lacédémoniens (assistés des Thébains) leur imposent un siège extrêmement sévère. Il ne s’agit pas d’une ou deux minables palissades en bois, mais de deux murs en pierres, reliés entre eux par un chemin de ronde, avec des tours à intervalles réguliers : du solide. Il semble que les armées de cette époque étaient accompagnées d’artisans essentiels, comme les maçons, et que les soldats eux-mêmes n’étaient pas là pour se tourner les pouces en montant vaguement la garde : tout le monde devait en mettre un coup.
Au bout de quelques mois, lorsqu’il devient clair qu’aucun secours ne viendra de l’extérieur et que la ville ne tiendra pas éternellement, un certain nombre d’habitants, environ deux cents, décident de tenter une sortie. Mais comment franchir une telle fortification ? Il faut attendre le moment opportun et tout préparer avec minutie.
En particulier, il faut construire des échelles de la bonne hauteur pour escalader le mur. Pour cela, ils comptent le nombre de briques dont est constitué le mur, à un endroit où celui-ci n’est pas crépi et où elles sont donc visibles. Pour être sûrs de ne pas se tromper, ils feront faire le comptage plusieurs fois et par différentes personnes : le degré de détail dans lequel va Thucydide montre que cet épisode l’a passionné.
Le moment opportun, ce sera une “dark and stormy night” (σκοτεινὴ νὺξ καὶ χειμών), une nuit de tempête avec pluie et vent, en outre sans lune (νὺξ χειμέριος ὕδατι καὶ ἀνέμῳ καὶ ἅμ’ ἀσέληνος). Quelques-uns se dégonflent au dernier moment et restent en arrière : ils pourront le regretter le reste de leur vie, malheureusement plus très longue… Les autres parviennent au pied du rempart sans se faire remarquer, grâce au temps excécrable ; un commando l’escalade entre deux tours et se débarrasse des gardes qui s’y abritaient, bloquant ainsi cette section du chemin de ronde. Le reste de la troupe franchit le mur et, tant bien que mal, le fossé qui est de l’autre côté. Mais maintenant l’alerte est donnée et les Spartiates utilisent des feux, selon un code pré-établi, pour avertir les Thébains et demander leur aide. De leur côté, les habitants restés dans Platée allument des contre-feux pour brouiller les signaux : on imagine la pagaille !
Finalement, tous ceux qui ont participé à cette tentative, sauf un, parviendront à s’échapper et à se réfugier à Athènes, ce qui est un beau résultat. Il paraît évident que le récit de Thucydide, tellement il est vivant et détaillé, est basé sur des entretiens directs avec certains des survivants de cette aventure.
Le sort des autres n’est guère enviable (3.52-68). Sans aucun espoir d’être secourus de l’extérieur, acculés par la faim, les Platéens sont bien obligés de se rendre. Sparte envoie cinq magistrats pour les juger, face auxquels les représentants de la ville ont droit à un dernier discours pour tenter de se justifier : celui-ci est assez pitoyable. Ils rappellent qu’ils ont combattu les Perses à leurs côtés, que des soldats spartiates sont enterrés dans leur territoire et que les Lacédémoniens doivent quand même les respecter pour cela. Et comme ils n’ont pas grand-chose d’autre à dire pour leur défense, ils reviennent en boucle sur ce thème. On a même l’impression que, sachant que lorsque leur discours sera terminé, ce sera fini pour eux, ils le font volontairement traîner en longueur. À leur suite, ce sont les Thébains qui parlent, histoire de les enfoncer un peu plus. Ces enfoirés — à lire Thucydide, c’est bien ce que lui-même pense, même si, comme toujours, il ne s’exprime pas directement — qui avaient collaboré avec les Perses, essayent même de minimiser, et leur trahison, et le courage des Platéens.
Finalement, l’inéluctable se produit : les hommes sont exécutés (on demande à chacun quel service il a rendu aux Lacédémoniens pendant la guerre et, comme il ne peut répondre, on le tue) et les femmes sont réduites en esclavage. Plus tard, la ville sera rasée. Comme le dit Thucydide (traduction de D. Roussel, La Pléiade) :
“Si les Lacédémoniens se montrèrent si impitoyables avec les Platéens, ce fut essentiellement, pour ne pas dire uniquement, afin de donner satisfaction aux Thébains, sur les services desquels ils comptaient pour la guerre.”
Triste exemple de realpolitik !