Première apparition de Pénélope

Le passage en question, dans la traduction de Victor Bérard dans la "Pléiade".

Le grand moment du premier chapitre de Salammbo de Flaubert est l’apparition de celle-ci, au milieu de la fête sauvage des mercenaires, descendant l’escalier du palais d’Hamilcar, suivie d’une théorie de prêtres.

Dans l’Odyssée aussi, en mode mineur, Pénélope apparaît pour la première fois au cours d’un festin (celui, quotidien, des prétendants) descendant l’escalier qui mène à ses appartements au premier étage, accompagnée de deux servantes. Le chant de l’aède, décrivant le retour des héros de la guerre de Troie, est parvenu à ses oreilles, la touchant douloureusement, elle qui attend Ulysse depuis vingt ans, et elle vient lui demander de changer de sujet.

Télémaque intervient et défend le droit de l’aéde à chanter ce qu’il veut, puis il attaque (chant I, 356-359) : “et maintenant, retourne dans ta chambre, occupe-toi de tes affaires, de ton métier à tisser et de ta quenouille, et remets tes servantes au boulot ! C’est aux hommes qu’appartient la parole, surtout à moi qui suis le chef dans cette maison”. Ceci est une traduction libre, mais elle n’exagère pas la brutalité de l’original, choquante de la part d’un si gentil garçon (qui n’est d’ailleurs pas maître dans sa maison, puisqu’elle est envahie par les prétendants…)

Cette dissonance m’a frappé, et je ne suis clairement pas le seul, puisque déjà Aristarque, qui dirigea la bibliothèque d’Alexandrie dans les premiers siècles de notre ère, les avait rejetés comme n’appartenant pas à l’original. Dans sa traduction, Victor Bérard omet aussi ces vers. Ceci est rassurant et montre que les sensibilités n’ont pas tant évolué au cours du temps.

Pénélope remonte donc dans sa chambre mais, comme le précise le poète (une fois que nous sommes revenus au texte accepté par tous) (I, 361) : “elle mit dans son cœur les paroles avisées de son fils, παιδὸς γὰρ μῦθον πεπνυμένον ἔνθετο θυμῴ.” Ces paroles m’ont aussitôt évoqué celles de Marie, dans l’évangile de Luc (2.51), à la fin de la scène où ses parents retrouvent le petit Jésus discutant avec les docteurs de la loi : “Et sa mère conservait avec soin toutes ces paroles dans son cœur, καὶ ἡ μήτηρ αὐτοῦ διετήρει πάντα τὰ ῥήματα ἐν τῇ καρδίᾳ αὐτῆς.” Je ne prétends pas qu’il y a un lien direct entre les deux passages : simplement l’expression d’une même idée. Seul change le vocabulaire (μῦθος, parole, devient ῥῆμα, θυμός, cœur, devient καρδία).

Comme les mercenaires de Flaubert, les prétendants sont restés abasourdis par la vision de cette femme qu’ils convoitent tous, comme Homère le dit sans détour : “Et tous priaient de se retrouver au lit à côté d’elle, πάντες δ’ ἠρησαντο παραὶ λεχέεσσι κλιθῆναι.” Ici encore, une correspondance se fait dans mon esprit, plus lointaine et humouristique, avec le passage de Un amour de Swann où Cottard s’écrie, à propos d’Odette de Crécy, “je préfèrerais l’avoir dans mon lit que le tonnerre !”

La trahison de Judas

Le baiser de Judas (Giotto, chapelle Scrovegni, Padoue)

Judas (Ιούδας ὁ καλούμενος Ἰσκαριώτης), c’est le traître par excellence, tout le monde sait ça. Son rôle dans les quatre évangiles soulève pourtant toutes sortes de questions naïves et il n’est pas étonnant qu’il ait donné lieu à de nombreuses spéculations, soutenues par la découverte vers 1970 d’un manuscrit copte intitulé “Évangile de Judas”, selon lequel celui-ci aurait été le seul disciple à avoir vraiment compris le Christ, ayant accompli sa volonté en le trahissant.

Mais qu’en disent les quatre évangiles canoniques ? Il n’y a pas de différences fondamentales entre eux, puisque tous mentionnent Judas Iscariote et l’accusent d’avoir livré Jésus. Si on les compare, il y a pourtant des différences de détail intéressantes.

Marc est très simple (14.10) : alors que les grands-prêtres cherchent un moyen de se débarrasser de Jésus, Judas va de lui-même les voir et leur propose de le trahir ; ceux-ci lui promettent de l’argent en échange. Matthieu dit à peu près la même chose, mais ici (26.15), Judas demande explicitement combien on est prêt à lui donner comme prix de sa trahison, et on lui propose trente pièces d’argent. Aucun d’entre eux ne tente de donner une explication à cette trahison.

Luc, tout en restant proche de Marc et Matthieu, précise (22.3) que “Satan entra en Judas dit Iscariote, qui était au nombre des douze”. C’est donc une intervention extérieure qui expliquerait l’action de Judas. Plus tard, pendant la Cène, Jésus annonce à ses disciples que l’un d’entre-eux va le trahir, et il précise que c’est celui qui vient de plonger avec lui la main dans le plat. Quand Judas lui demande : “Est-ce moi, Rabbi ?”, Jésus répond : “Tu l’as dit.” (Mt. 26.25).

Comme c’est souvent le cas, Jean s’écarte significativement des trois premiers. Pour commencer, alors que, chez eux, c’est avant la Cène que Judas va s’arranger avec les grands prêtres, pour Jean, c’est pendant la Cène elle-même que se noue l’intrigue. Il faut dire que cet épisode est extraordinaire.

Giotto, la Cène, chapelle Scrovegni

Précisons d’abord que les Juifs de cette époque ne mangeaient pas assis autour d’une table, comme sur cette fresque de Giotto (et dans toutes les représentations de l’Occident chrétien, comme sur le tableau de Philippe de Champaigne, où la nappe aux plis réguliers m’a toujours fasciné). Comme encore aujourd’hui dans certaines régions du Moyen-Orient, ils mangeaient soit assis sur les talons, sur couchés sur le côté, sans doute sur des tapis ou des coussins ou encore, pour les plus aisés sur des lits de table, comme les Grecs et les Romains : Marc (14.15) parle “d’une grande pièce garnie de coussins [ou de tapis : ἐστρωμένον].”

Qu’ils fussent couchés, cela ressort clairement du texte grec qui utilise les verbes ἀναπίπτω (13.12 et 25) se coucher (sur un lit de table) ou même se coucher à la renverse, et ἀνάκειμαι (13.23) être couché sur un lit de table. Curieusement, la Bible de Jérusalem, dont la traduction est habituellement très fidèle, dit simplement il se remit à table et il se trouvait à table, alors que le mot table n’apparaît pas du tout dans le texte original. Pourquoi cette volonté de gommer la couleur locale ?

Philippe de Champaigne, la Cène, musée du Louvre

Jésus et ses disciples sont donc, sans doute, couchés autour d’une table basse sur laquelle sont servis les mets et Jean précise (13.23) : “Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, était couché sur le sein de Jésus (ἐν τῷ κόλπῳ τοῦ Ἰησοῦ)” Cette traduction est à peu près littérale ; celle de la Bible de Jérusalem donne : ” Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus”, ce qui est plus neutre. “Sein” traduit le mot grec κόλπος (kolpos) qui signifie aussi “repli, concavité” et, en géographie, “golfe”. Ici, il s’agit peut-être de la niche créée par la position couchée du Christ. Il y a un réel contact entre Jean et Jésus, ce que Giotto a bien rendu dans la fresque reproduite plus haut, même si dans son cas les personnages sont assis autour d’une table à l’occidentale, ce qui rend la position de Jean un peu maladroite.

L’expression : “le disciple qu’il aimait (ὅν ἠγάπα ὁ Ἰησοῦς)” revient encore ailleurs chez Jean (en particulier pendant la scène de la crucifixion, 19.26), bien qu’aucun autre évangéliste ne l’utilise : il est clair que celui ou ceux qui ont écrit l’évangile de Jean ont voulu donner à celui-ci une prééminence que les autres ignorent. Cependant, il est vrai que Jean faisait partie d’une “garde rapprochée” qui comprenait Pierre et les deux fils de Zébédée : Jean et Jacques. Ce sont eux que Jésus prend avec lui pour prier dans le jardin de Gethsémani (et qui s’endorment comme des souches).

Lorsque Jésus annonce que l’un des disciples va le trahir, ceux-ci se regardent les uns les autres en se demandant qui cela peut bien être, et Pierre fait signe à Jean de demander de qui il s’agit : Jean se penche en arrière contre la poitrine de Jésus pour lui dire : “Seigneur, qui est-ce ?” Toute cette scène paraît très détendue… Celui-ci répond : “C’est celui à qui je donnerai ce bout de pain que je suis en train de tremper”, et il le donne à Judas, fils de Simon Iscariote. Ici, ce n’est donc pas Jésus et Judas qui mettent en même temps la main dans le plat, comme chez Luc : Jésus a un rôle moteur. Et le texte ajoute cette précision étonnante (13.27) : “Et après ce bout de pain, Satan entra alors en celui-là.”

La séquence des évènements est donc très différente de celle des autres évangélistes, et elle est quasiment ahurissante : en gros, on nous dit que c’est Jésus qui a fait entrer Satan en Judas ! Et il lui dit : “Ce que tu dois faire, fais-le vite.” Et, prenant le bout de pain, Judas sort de la salle. Aucun des disciples n’a compris ce qui s’est passé : comme c’est Judas qui gardait la bourse, ils pensent que Jésus lui a demandé d’aller acheter ce dont ils avaient besoin pour la fête ou de donner quelque chose aux pauvres. Ainsi, aucun ne semble nourrir de soupçons envers Judas, même après l’épisode du bout de pain qui, visiblement, n’a pas été suivi par tout le monde… Dans cette scène, Judas paraît donc téléguidé par le Christ, même si Satan intervient “pour faire le sale boulot”.

Pourtant, un peu auparavant, dans la scène de “l’onction à Béthanie” (Jean, 12.1-8), où une femme verse un précieux parfum sur les cheveux du Christ, Judas s’écrie : “Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ?” et Jean de commenter : “Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait.” Ceci semble être une pure calomnie, inventée par Jean pour noircir Judas : en effet, pour Matthieu (26.6-13), ce sont “les disciples”, non identifiés, qui s’indignent, ainsi que chez Marc (14.3-9) : “il y en eut qui s’indignèrent entre eux […] et ils la rudoyaient.” Si Judas avait vraiment été l’auteur de ces remontrances, Matthieu et Marc n’auraient pas manqué de le noter.

On pourrait en rester là, mais on a depuis retrouvé, parmi les papyrus conservés par les déserts d’Égypte, un “Évangile de Judas” qui expose les révélations que le Christ aurait faites à Judas. C’est un texte du mouvement gnostique, assez bizarre qui, lorsqu’il a été traduit pour la première fois, semblait donner une image positive du traître. Pourtant, aujourd’hui les spécialistes pensent que cela vient d’une lecture trop hâtive du texte (fragmentaire) et que Judas, bien qu’indispensable à l’histoire de la Passion, et donc du salut, reste une figure négative.

Indispensable ? Les autorités avaient-elles besoin d’un traître pour arrêter le Christ ? Il pose lui-même la question : “Suis-je un brigand, que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons pour me saisir ! Chaque jour, j’étais auprès de vous dans le Temple, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. Mais c’est pour que les Écritures s’accomplissent.” (Marc, 14.48-49).

En fait, nous savons pourquoi les grands-prêtres ne voulaient pas l’arrêter en plein jour : ils craignaient la réaction de la foule ; “Pas en pleine fête, de peur qu’il n’y ait du tumulte parmi le peuple.” (Marc, 14.2). On peut imaginer que Jésus et ses disciples se sachant menacés, ils sortaient de la ville le soir pour dormir à l’extérieur : c’est pourquoi ils vont au jardin de Gethsémani. Mais ils y vont apparemment tous les soirs, comme le dit Luc : “Pendant le jour, il était dans le temple à enseigner ; mais la nuit, il s’en allait la passer en plein air sur le mont dit des Oliviers. (21.37)”. Il n’est donc pas difficile de savoir où le trouver, même la nuit. Le rôle de Judas reste douteux. Pourtant, il le payera cher : “Le fils de l’homme s’en va selon qu’il est écrit de lui ; mais malheur à cet homme-là par qui le fils de l’homme est livré ! Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître.” (Marc, 14.21).

Tous ces auteurs nous laissent un peu sur notre faim : quelles étaient les vraies motivations de Judas en “trahissant” Jésus ? Pour quelques deniers de plus ? Voilà qui est bien vulgaire et banal. Pour que s’accomplissent les Écritures ? C’est sans doute vrai, surtout chez Jean où c’est le Christ lui-même qui met Judas à l’œuvre. Mais même si Judas est ainsi prédestiné, il n’en est pas pour autant exonéré ; il reste promis aux pires châtiments : ce qui est écrit ne délivre pas les hommes de leur responsabilité : dur, dur ! Sans doute un des mystères de la théologie chrétienne…

Note : Concernant l’utilisation du mot kolpos par Jean, on en retrouve une utilisation un peu semblable dans la Bible des Septante (la première traduction en grec de la Bible, réalisée entre les IIIe et IIe siècles av. J.-C.), lorsque Sarah dit à Abraham : “ἐγὼ δέδωκα τὴν παιδίσκην μου εἰς τὸν κόλπον σου : j’ai mis ma servante dans ton sein.” (Gen. 16.5). C’est une façon pudique de dire que, Sarah étant stérile, elle a elle-même demandé à Abraham d’engendrer un enfant de substitution avec Agar, sa servante.

Les Évangiles de Noël

Hugo van der Goes : Adoration des Mages

Dans une interview que j’ai lue il y a très longtemps, au début des années 70, Alain Robbe-Grillet disait que les Evangiles étaient le premier des “Nouveaux Romans” (courant littéraire maintenant bien vieilli), puisque c’était la même histoire racontée par quatre personnes différentes, avec des divergences plus ou moins marquées d’un récit à l’autre. En effet, dès que l’on commence à lire les Évangiles en parallèle, on s’aperçoit que les différences sont frappantes et, très vite, donnent à chaque évangéliste son caractère propre. Un exemple intéressant est celui de l’histoire de la Nativité.

Tout d’abord, on note avec étonnement que cet épisode tellement célèbre, qui a bercé notre enfance, est raconté uniquement par Matthieu et Luc. Marc et Jean le passent complètement sous silence et commencent directement par la prédication de Jean le Baptiste (chez Jean, juste après l’envolée lyrique sur le Verbe, ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος…, 1.1). Chez Marc, annoncé par Jean, Jésus apparaît brusquement, déjà “tout formé”, avec la phrase : “Or en ces jours-là Jésus vint de Nazareth en Galilée…” (2.1).

Jean le Baptiste est donc le point de départ pour ces deux évangélistes. Même Luc, qui racontera en détail l’histoire de la Nativité, consacre tout son premier chapitre à celle de Jean le Baptiste. Ce récit est intéressant car il est empli d’un merveilleux que l’on pourrait approximativement qualifier d'”oriental”, avec l’histoire de l’annonce miraculeuse de la naissance d’un enfant à un couple âgé et stérile, et l’épisode du mutisme de Zacharie. Cette atmosphère de conte ne se retrouve pas chez les autres évangélistes et caractérise bien Luc. On se croirait dans l’un des nombreux contes populaires qui commencent par : “Il était une fois un roi et une reine qui étaient si fâchés de n’avoir pas d’enfants, si fâchés qu’on ne saurait dire”, comme chez Perrault. Bien sûr, ces contes sont postérieurs aux évangiles, mais ce n’est pas le cas du Ramayana (plus de deux siècles av. J.C.) où le futur père de Rama se lamente de la même façon. L’analogie est encore plus pertinente, du fait que, de même que le Christ est une incarnation de Dieu, Rama l’est de Vishnou (c’est-à-dire qu’il est un avatara). Et, bien entendu, comme en Inde tout est multiple, les deux frères de Rama, Laksmana et Bharata, y participent aussi, à un moindre degré parce que le père a partagé de manière inégale entre ses trois femmes le plat de riz sacré qui les rendra enceintes. Il paraît évident que ce schéma a, à son tour, inspiré le récit de la naissance de Marie dans les Évangiles apocryphes, tels le Protévangile de Jacques, où Anne et Joachim se désolent également de n’avoir pas d’enfants : on pourrait dire que l’auteur de ce texte apocryphe ne s’est pas trop cassé la tête…

Ainsi, malgré leurs différences, les quatre évangélistes se rejoignent lorsqu’ils décrivent la prédication de Jean le Baptiste, soulignant l’importance de celui-ci à l’origine de la religion chrétienne. Cette position fondamentale était bien comprise au Moyen-Âge et à la Renaissance où il est l’un des personnages que l’on retrouve le plus souvent associé à la Vierge à l’Enfant ou à la Sainte Famille. Il est parfois représenté adulte, “vêtu de poil de chameau avec une ceinture de cuir autour des reins” (Mc. 1.6), ou enfant, jouant avec le petit Jésus (épisode apocryphe), l’exemple le plus célèbre étant La Vierge aux rochers de Leonard de Vinci.

Léonard de Vinci : Vierge aux rochers, Louvre

Pourtant, Jean disparaît très vite de la scène, exécuté par Hérode. Il faut noter que, pendant sa captivité, Jean envoie ses disciples à Jésus, lui demander s’il est bien “Celui qui doit venir, ὁ ἐρχομενος” (Mt 11.2-6, Lc 7.18-23). Ce qu’il y a de curieux dans cette question, c’est que Jean a déjà baptisé Jésus (Mt 3.13-17) et qu’il devrait donc savoir à quoi s’en tenir sur lui : “C’est moi, disait-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui vient à moi !” (Mt 3.14). On peut supposer que les deux groupes de disciples réunis autour de Jean et de Jésus sont restés distincts, le groupe de Jean se demandant quel était exactement l'”agenda” de celui du Christ. Une remarque du Christ montre bien la différence entre les deux :

Jean est venu, il ne mange ni ne boit, et l’on dit : il est possédé. Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et l’on dit : voilà un glouton et un ivrogne (ἄνθρωπος φάγος καὶ οἰνοπότης)” (Mt 11.18-19, presqu’identique dans Lc 7.33-34).

Il est impossible de ne pas comparer le groupe rassemblé autour de Jean à l’un de ces mouvements utopiques qui ont fleuri à diverses époques, dans différentes civilisations, et qui attiraient les pauvres et les opprimés, tels, pour ne prendre qu’un exemple, les Taïping dans la Chine centrale du XIXeme siècle (l’histoire chinoise est particulièrement riche en mouvements de ce genre). Le message de Jean est assez apocalyptique et millénariste avant la lettre : “le règne des cieux s’est approché !” (Mt 3.2), “tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu” (Mt 3.10), “moi je vous baptise dans l’eau… mais celui qui vient après moi est plus fort que moi… lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu” (Mt 3.11), “…mais la balle, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas” (Mt 3.12). Ces expressions se retrouvent presque mot pour mot chez Luc, mais les allusions au feu disparaissent chez Marc et Jean (l’évangéliste).

Pourtant, le message de Jean n’est pas violent, comme le prouve les conseils de simple honnêteté qu’il donne à ceux qui l’interrogent sur la conduite à suivre (Lc 3.10-14). Malgré tout, on peut se demander si Jean n’espérait pas un rôle plus actif de la part du Christ, ce qui expliquerait ses doutes et l’envoi de disciples pour se renseigner. En tout cas, tous les évangélistes insistent sur la relation entre Jean le Baptiste et Jésus. Ils veulent sans doute démontrer que le Christ a été annoncé et reconnu par un dernier prophète, et affirmer ainsi sa légitimité dans le cadre de l’Ancien Testament.

En ce qui concerne le Christ lui-même, Matthieu commence par donner sa généalogie (Mt 1 1-17). Celle-ci va d’Abraham à Joseph. Il est intéressant de la comparer à celle donnée par Luc (Lc 3 23-38) qui, en sens inverse, remonte de Joseph à Adam et Dieu, ceci sans doute pour pouvoir terminer l’énumération par l’expression “fils de Dieu”. Ces deux listes divergent très tôt, dès le père de Joseph, Jacob pour Matthieu et Héli pour Luc. Les noms des pères de ceux-ci ont une certaine consonance (respectivement, Mathan et Matthat), après quoi il n’y a plus aucun point commun avant David, puis Abraham et ses proches descendants. Les deux listes ne font même pas descendre Jésus du même fils de David (Salomon pour Matthieu, Natham pour Luc). Ceci montre bien la fantaisie totale qui règne dans ces généalogies dont le but principal est de soutenir la légitimité du Christ.

Matthieu continue par le récit, très simple, de la conception du Christ. Mis à part l’apparition de l’ange (à Joseph, non à Marie), il décrit les choses d’une façon très naturelle et réaliste. On voit évoquées les coutumes matrimoniales du Proche-Orient, avec un long intervalle entre le mariage officiel, certainement à un très jeune âge, et le début de la vie commune accompagné de la consommation du mariage. Les soupçons de Joseph à la nouvelle de la grossesse de Marie ajoute à ce côté réaliste.

A ce propos, la dernière phrase de ce chapitre (Mt. 1.24-25) est étonnante en ce qu’elle semble contredire la tradition catholique : “il prit chez lui son épouse mais il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle enfanta un fils, καὶ παρέλαϐεν τὴν γυναῖκα αὐτοῦ, καὶ οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν ἕως οὗ ἔτεκεν υἱόν“. La façon dont ceci est exprimé laisse entendre qu’il la “connut” une fois qu’elle eut donné naissance au Christ. De son côté, Luc (2.7) précise : “elle enfanta son fils premier-né, καὶ ἔτεκεν τὸν υἱὸν τὸν πρωτότοκον“. La Bible de Jérusalem s’empresse de préciser en note de la citation de Matthieu que “le reste de l’Évangile suppose – et la tradition ancienne affirme – que Marie est par la suite restée Vierge”. Curieusement, elle cite à l’appui de cette affirmation Mt 12.46+ qui dit: “Comme il parlait encore aux foules, voici que sa mère et ses frères (ἀδελφοί) se tenaient dehors, cherchant à lui parler.” Ici encore, une note précise : “les frères de Jésus désignent des proches parents… non des fils de Marie, suivant le sens sémitique de frère”. Si “frère” veut dire “proche parent”, quelle est le mot ou expression qui désigne un frère au sens biologique du terme ? Le texte grec utilise adelphos (ἀδελφός) qui veut dire, tout simplement, « frère », et non pas « cousin » ou quoi que ce soit d’autre. Il aurait sans doute été plus honnête d’écrire, à la rigueur, que « frère peut aussi désigner des proches parents ». Il existe par ailleurs des mots grecs pour « cousin germain », anepsios (ἀνεψιός), et « membre de la famille étendue, parent », suggénès (συγγενής). Le même mot est utilisé en Luc 1.36 pour désigner Élisabeth : «Vois Elisabeth, ta parente (ἡ συγγενίς σου)». De même, un mot proche, συγγενεύς, est utilisé juste après, pour désigner la parenté au sens large « Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, dans sa parenté, et dans sa maison ». Ainsi, même si les Évangiles ne sont pas des textes littéraires, il est clair que ceux qui les ont écrits connaissaient bien le grec et savaient exactement ce qu’ils écrivaient.

On ne peut s’empêcher de penser que ces subtilités linguistiques sont là pour masquer l’ambiguïté du texte qui, d’ailleurs, n’émeut pas du tout les protestants. Les frères et sœurs sont encore évoqués dans l’épisode du retour du Christ à Nazareth, toujours avec les mots adelphos et adelphai, pour « sœur » : “n’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous?” (Mc 6.3, reprit presque textuellement par Mt 13.55-56). Ce Jacques est peut-être celui qui, dans l’Épître aux Galates, est appelé “le frère du Seigneur” (bien qu’il y ait de grandes discussions sur son identité). Autrement dit, rien ne prouve que Marie soit restée vierge, loin s’en faut. Ce que tout cela montre, c’est la fragilité de certains des dogmes majeurs du catholicisme.

Fra Angelico : l’Annonciation, couvent San Marco, Florence

Chez Matthieu, l’annonce de la naissance du Christ est donc faite à Joseph. C’est à lui qu’apparaît l’ange et ce sont ses réactions qui sont décrites. C’est encore à lui qu’il apparaîtra aux moments de la fuite en Egypte puis du retour en Israël. Luc au contraire se concentre sur Marie et c’est à elle qu’apparaît l’ange Gabriel (1.26) pour la fameuse scène de l’Annonciation. Ici, Luc nomme l’ange alors que seul “un ange du Seigneur (ἄγγελος κυρίου)” apparaissait à Joseph. Une note fait remarquer que ce terme désigne simplement une intervention directe de Dieu (en grec classique, ἄγγελος signifie simplement “messager”). Pourquoi Luc éprouve-t-il le besoin d’aller plus loin et de personnaliser l’ange ? Gabriel fait partie d’une tradition biblique tardive où Dieu est également trés humanisé et a les allures d’un monarque oriental, comme il ressort du récit de l’ange Raphaël dans le livre de Tobie (12.12-15) :

Lorsque vous étiez en prière… c’était moi qui présentais vos suppliques devant la gloire du Seigneur et qui les lisais… Je suis Raphaël, l’un des sept anges qui se tiennent toujours prêts à pénétrer auprès de la Gloire du Seigneur.”

Gabriel est l’un de ces sept anges et on le retrouve dans le livre de Daniel (8.16+) auquel il vient expliquer une vision. Cette apparition d’anges individualisés n’est peut-être pas étrangère au fait que le livre de Tobie et une partie de celui de Daniel ne sont pas reconnus par les Protestants et les Juifs de Palestine (livres deutérocanoniques). Ici encore, on retrouve chez Luc cette tendance à la recherche du merveilleux qui éclatait déjà dans l’histoire de la naissance de Jean le Baptiste.

L’ange rappelle à Marie le miracle de la grossesse d’Elizabeth. Ainsi, de même que Jean est un précurseur du Christ, la grossesse d’Elizabeth annonce celle de Marie. Ceci introduit le fameux épisode de la Visitation : “En ce temps-là, Marie partit en hâte pour le haut pays, dans une ville de Juda. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Elizabeth” (1.39-40). Cette visite, dont on nous précise qu’elle dura trois mois (Lc 1.56), n’est pas du tout mentionnée par Matthieu. On peut la trouver un peu étrange : est-elle compatible avec les mœurs juives de l’époque ? Pourquoi cette hâte ? Que pensait Joseph de tout celà ? Peut-on imaginer qu’il s’agisse d’une réaction de panique à la découverte d’une grossesse embarrassante ? Mais c’est sans doute là une lecture trop terre à terre du texte…

Suit le récit de la naissance de Jean le Baptiste (1.57-80), plus long que celui de la naissance de Jésus (2.1-21) ! Une fois de plus le merveilleux apparaît, Zacharie retrouvant la parole de façon miraculeuse.

Une chose encore est à noter dans l’Annonciation : Gabriel proclame : “il régnera pour toujours sur la famille de Jacob” (1.33). Ici, dit une note, “famille de Jacob” désigne le peuple d’Israël. Mais pourquoi l’ange annonce-t-il quelque chose que l’expérience contredira, puisque le christianisme s’est surtout développé en dehors d’Israël ? Il est vrai que pendant sa passion, le Christ lui-même prétendra encore être le roi des Juifs. Il semble bien que le passage, essentiel, de la notion de Messie juif, tel qu’attendu en Israël, à celle de sauveur de l’humanité ne se soit pas fait de façon immédiate, mais que les deux notions coexistent sans se mélanger et, parfois, en se contredisant.

Une chose encore est à noter dans l’Annonciation : Gabriel proclame : “il régnera pour toujours sur la famille de Jacob” (1.33). Ici, dit une note, “famille de Jacob” désigne le peuple d’Israël. Mais pourquoi l’ange annonce-t-il quelque chose que l’expérience contredira, puisque le christianisme s’est surtout développé en dehors d’Israël ? Il est vrai que pendant sa passion, le Christ lui-même prétendra encore être le roi des Juifs. Il semble bien que le passage, essentiel, de la notion de Messie juif, tel qu’attendu en Israël, à celle de sauveur de l’humanité ne se soit pas fait de façon immédiate, mais que les deux notions coexistent sans se mélanger et, parfois, en se contredisant.

Les deux évangélistes sont d’accord, pour une fois, sur le lieu de la naissance du Christ : Bethléem en Judée. Mais aussitôt après, ils divergent à nouveau. Luc raconte la fameuse scène du recensement ordonné par César Auguste, ce qui nous vaudra l’un des plus beaux tableaux de Brueghel.

Brueghel l’Ancien : le dénombrement à Bethléem

Pour celà, Marie et Joseph viennent de Nazareth en Galilée. Chez Matthieu au contraire, il n’est pas question d’un tel voyage et tout porte à croire qu’ils vivent à Bethléem. Le premier chapitre (1.18-25) qui raconte l’annonce à Joseph ne nous dit rien sur le lieu, mais le second enchaîne directement sur “Jésus étant né à Bethléem de Judée au temps du roi Hérode”. Pour la visite des Mages, on nous dit simplement : “entrant dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie, sa mère.” Rien n’indique qu’il s’agisse d’un lieu de passage. Le nom de Nazareth n’apparaît qu’au retour d’Egypte (2.22-23) : “mais apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode… il [Joseph] se retira dans la région de Galilée et vint habiter une ville appelée Nazareth”. Il ne se serait certainement pas exprimé de cette façon si Joseph avait déjà vécu à Nazareth avant la fuite en Egypte. Ainsi, selon Matthieu, la Judée serait la patrie de Joseph.

Chez Matthieu, il n’y a pas à proprement parler de récit de la naissance du Christ. Il serait tout simplement né dans la maison de ses parents. C’est Luc qui raconte l’épisode de l’enfant déposé dans une mangeoire, phatnè (φάτνη), mot qui, d’après mon dictionnaire, signifie « crèche, mangeoire, ratelier pour les chevaux, étable pour les bœufs », ce qui explique les différentes versions et illustrations que l’on peut trouver du récit. La Traduction Œcuménique de la Bible utilise le mot “mangeoire” (trois occurences) tandis que la Bible de Jérusalem préfère “crèche”. Disons que “mangeoire” paraît plus probable puisque le texte de la TŒB dit : “elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire”, ce qui paraît logique, celle-ci pouvant être considérée comme un berceau de fortune. Ceci n’exclut pas que la scène se passe dans une crèche, encore qu’une grande partie de la tradition chrétienne primitive, y compris byzantine, place la Nativité dans une grotte, en accord avec le Protévangile de Jacques dont nous avons parlé plus haut.

Dans tous les cas, la volonté d’insister sur l’humilité du Christ est évidente. Ceci dit, on peut penser qu’à cette époque, dormir (peut-être à la belle étoile) autour d’une auberge, à une époque de grand rassemblement, lorsqu’il n’y avait évidemment pas de place pour loger tout le monde, n’avait rien d’inhabituel. C’est encore chose commune dans certaines régions d’Asie, comme j’ai pu le voir, par exemple, à la foire de Pushkar, au Rajasthan, en 1987. Ceci remet en perspective ces récits de Noël où on nous décrivait le pauvre couple timide chassé de toutes les auberges et échouant finalement dans une étable. Notons — Ô tristesse ! — que l’âne et le bœuf sont complètement passés sous silence dans les textes canoniques.

Au moment de l’Adoration des bergers on retrouve, toujours chez Luc, le merveilleux, avec le chœur des anges chantant : “Gloria in excelsis deo” comme nous jadis, enfants à Noël (δόξα ἐν ὑψίστοις θεῷ dans le texte). Nous sommes à nouveau très proches d’autres légendes “orientales”, comme dans le Ramayana où, au moment de la naissance de Rama et de ses frères :

Les gandharva chantèrent des mélodies suaves pendant que dansaient les troupes d’apsara, que les tambours divins résonnaient et qu’une pluie de fleurs tombait du ciel.” (Bibliothèque de la Pléiade, p. 43)

Dans le reste du récit de la Nativité et de l’enfance du Christ, on ne trouve absolument aucun point commun, même dans les détails, entre les récits de Matthieu et de Luc. Pour les comparer, le plus simple est de se référer au tableau suivant qui résume toute la Nativité du Christ, laissant de côté celle de Jean le Baptiste.

Tableau synoptique
MathieuLuc
Marie enceinteAnnonce à Marie
Annonce à JosephVisitation
 Voyage à Bethléem
Naissance à Bethléem
Adoration des MagesAdoration des bergers
Fuite en EgyptePrésentation au Temple
Massacre des Innocents 
Retour d’Egypte et installation à NazarethRetour à Nazareth
 Jésus parmi les docteurs

On voit que les scènes célèbres qui ont été tant de fois illustrées par les artistes occidentaux sont réparties en nombre à peu près égal entre les deux Évangiles. Le seul point sur lequel ils concordent est le fait que le Christ ait passé son enfance à Nazareth mais, on l’a déjà vu, même de ce simple fait, ils donnent des raisons différentes.

Les différences se retrouvent jusque dans les détails. Luc, par exemple, parle à peine d’Hérode et situe le récit à “l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie” (2.2). De manière générale, ses références temporelles sont (ou paraissent, car on sait déjà que le fameux “recensement ordonné par César Auguste” n’a jamais existé) beaucoup plus précises que celles de Matthieu et des autres évangélistes. Ainsi, il situera très précisément le début de la prédication de Jean le Baptiste :

L’an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et Trachonitide, et Lysanias tétrarque d’Abilène, sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe…” (3.1).

Matthieu se contente d’écrire : “en ces jours-là…” Toutes ces références, en particulier à des romains, donnent de Luc une impression beaucoup plus cosmopolite que Matthieu qui, lui, paraît beaucoup plus “juif”. Cet ancrage de Matthieu dans la réalité juive a déjà été indiqué lorsqu’il a été question de la grossesse de Marie. Elle se marque aussi par le souci constant, souvent noté, de relier chaque évènement à un passage de l’Ancien Testament (pour la Nativité : 1.22-23, 2.5-6, 2.15, 2.17-18, 2.23).  On peut ajouter que l’épisode du massacre des Innocents rappelle la condamnation à mort des enfants mâles à laquelle échappe Moïse dans l’Exode (1.22) : “Pharaon donna alors cet ordre à tout son peuple: tout fils qui naîtra, jetez-le au fleuve.” De même, l’exil en Egypte n’est-il pas une évocation de celui d’un autre Joseph, le fils de Jacob ?

En résumé, ces récits si célèbres ont seulement trois points en commun :

–            Marie se trouve enceinte “par le fait de l’Esprit Saint (ἐν γαστρὶ ἔχουσα ἐκ πνεύματος ἁγίου)”,

–            Jésus nait à Bethléem de Judée,

–            Il passe son enfance à Nazareth en Galilée.

C’est très peu, et c’est d’autant plus frappant qu’aussitôt après, lorsque l’on aborde le ministère de Jean, les deux Évangiles se rejoignent et, surtout, rejoignent celui de Marc. On retrouve, par exemple, la même citation du prophète Isaïe : “une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers” (Mc 1.3, Mt 3.3, Lc 3.4). Les énormes divergences concernant la Nativité prouvent donc que Matthieu et Luc ont travaillé indépendamment l’un de l’autre. Les larges convergences du reste de leurs récits ne peuvent par contre être dues qu’à l’utilisation d’une source commune qui ne contient pas le récit de la Nativité. L’Évangile de Marc correspond parfaitement à cette description. Autrement dit, l’Évangile de Marc ne peut qu’être le premier des trois Évangiles synoptiques, ce qui  rejoint tout à fait l’opinion de la plupart des spécialistes.

Il semble bien que même les tout premiers chrétiens savaient très peu de choses sur l’enfance du Christ et qu’ils ont rapidement essayé de combler ce vide. On est déjà sur la pente qui conduira aux légendes de plus en plus fantaisistes des Évangiles apocryphes. On a bien d’autres exemples où la naissance des héros fait l’objet de récits merveilleux : ainsi, par exemple, celles de Rama ou du Bouddha. Ce qu’il y a de vraiment original, c’est l’insistance sur l’humilité des origines terrestres du Christ (à comparer avec la naissance princière de Rama ou du Bouddha), qui fait écho à sa mort ignominieuse sur une croix. C’est, paradoxalement, l’un des aspects les plus puissants des mythes chrétiens.

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Il n’y a, bien entendu, rien de nouveau dans cette page. Si je l’ai écrite malgré tout, et si je pense qu’elle pourrait intéresser quelqu’un, c’est en me basant sur mon expérience d’enfant et adolescent qui devait aller à la messe tous les dimanches et qui entendait à chaque fois la lecture d’un court fragment des Évangiles. Ceux que je préfèrais étaient ceux de la période de Noël. Je connaissais donc ces épisodes, mais n’avait aucune vue d’ensemble des textes dont ils étaient extraits (comme d’ailleurs la plupart des fidéles). Leur mise en perspective a ainsi complètement modifié ma vision de ces textes qui demeurent charmants, même lorsque l’on n’est pas croyant (ce qui est mon cas).

Je me suis amusé à parsemer cette page de citations en grec, car il ne faut pas oublié que c’est dans cette langue que les Évangiles ont été écrits, même si Jésus et ses disciples parlaient probablement l’araméen.

Jugement dernier

Rogier van der Weyden : le Jugement dernier (Hospices de Beaune)

Dans le dernier livre de La République, Platon nous raconte un mythe qui clôt ce long dialogue : celui d’Er le Pamphylien (la Pamphylie était sur l’actuelle côte sud de la Turquie). Il s’agit d’un soldat laissé pour mort sur le champ de bataille et ramené chez lui pour bénéficier des honneurs funèbres : il se réveille au moment où l’on va mettre le feu au bûcher sur lequel il a été placé. Il est effectivement allé au royaume des morts, mais on l’a laissé revenir parmi les vivants pour qu’il puisse raconter ce qu’il a vu. Découplées de leurs corps respectifs, les âmes se mettent en marche et (614c-d) :

Elles étaient parvenues dans un endroit prodigieux, où il y avait dans la terre deux ouvertures contiguës et, dans les hauteurs du ciel, deux autres ouvertures situées juste en face. Des juges siégeaient dans l’espace intermédiaire entre ces ouvertures. Ceux-ci, quand ils avaient prononcé leur jugement, ordonnaient aux justes de prendre le chemin qui vers la droite montait pour entrer au ciel […]. Aux injustes, ils ordonnaient de prendre le chemin qui vers la gauche va vers la région inférieure […].” (Traduction Georges Leroux, dans l’édition Flammarion en un volume).

Pour ceux qui ont un minimum de culture chrétienne, cette scène est familière. Elle nous rappelle le passage de l’évangile selon Matthieu (25.31-44) consacré au Jugement dernier :

Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux de droite : “Venez, les bénis de mon père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. […]” Alors, il dira encore à ceux de gauche : “Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. […]” Et ils s’en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle.” (Traduction La Bible de Jérusalem).

On retrouve l’idée du jugement (le ou les juges siègent, ce qui semble être un signe d’autorité) et les gens sont séparés entre bons, à droite, et méchants, à gauche. Platon dira un peu plus loin (voir ci-dessous), ce qui arrivent aux bons et aux méchants (en fait la même chose que chez Matthieu).

Il y a un détail intriguant chez Platon : pourquoi deux ouvertures vers le ciel et deux vers la terre ? C’est que, pour chaque direction, il y a une entrée et une sortie. Et pourquoi une sortie ? C’est que Platon croyait à la réincarnation des âmes, si bien que le séjour de celles-ci au ciel ou sous terre ne durait que mille ans (à quelques exceptions près). Après ce voyage, elles se retrouvaient dans une plaine :

Celles qui se connaissaient se saluaient les unes les autres affectueusement, et celles qui venaient de la terre s’enquéraient auprès des autres des choses de là-haut, tandis que celles qui provenaient du ciel s’enquéraient auprès de celles-ci des choses d’ici-bas. Et elles se racontaient leurs histoires les unes aux autres, les unes en pleurant et en gémissant au souvenir des maux de toutes sortes qu’elles avaient endurés et dont elles avaient été témoins dans leur pérégrination souterraine — un voyage qui avait duré mille ans –, tandis que les autres, celles qui venaient du ciel, racontaient leurs expériences heureuses et les visions d’une prodigieuse splendeur qu’elles avaient contemplées. (614e)” (même traduction).

Pour ceux qui ont été vraiment mauvais, mille ans ne suffisent pas et ils sont bloqués au moment de leur sortie (un mugissement s’éleve à chaque fois) :

C’est alors […] qu’il vit des hommes sauvages (ἄνδρες ἄγριοι) et couverts de flammes qui se tenaient tout près et qui, prenant conscience du mugissement, se saisirent de certains d’entre eux pour les emmener ; mais pour Ardiaios [un horrible tyran] et pour quelques autres, ils leur lièrent les mains, les pieds et la tête, ils les jetèrent à terre et les écorchèrent, ils les traînèrent de côté sur le bord du chemin et les frottèrent sur des buissons d’épines. (615e)” (même traduction).

Dans l’imaginaire chrétien, ces “hommes sauvages” sont des démons, mais Platon se garde bien d’utiliser le mot correspondant δαίμων qui, en grec classique, n’a pas du tout ce sens négatif. On voit, en tout cas, que les châtiments et récompenses sont aussi naïfs chez Platon que dans les représentations du Moyen-Âge et de la Renaissance. Mais, au moins, la punition des méchants n’est pas éternelle !

Hans Memling : l’Enfer

Le Jugement dernier est repris de façon plus flamboyante dans l’Apocalypse de Jean (chapitre 20). Il y a un premier retour du Christ et un jugement à la fin duquel ceux qui ont péri “pour le témoignage de Jésus et la Parole de Dieu, et tous ceux qui refusèrent d’adorer la Bête et son image, de se faire marquer sur le front ou sur la main ; ils reprirent vie et régnèrent avec le Christ mille années. Les autres morts ne purent reprendre vie avant l’achèvement des mille années.” (BdJ).

Il voit ensuite “un trône blanc, très grand et Celui qui siège dessus. […] Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône ; on ouvrit des livres, puis un autre livre, celui de la vie ; alors les morts furent jugés d’après le contenu des livres, chacun selon ses œuvres.” (BdJ).

Pour finir, “alors la Mort et l’Hadès (ὁ ᾅδης) furent jetés dans l’étang de feu […] et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l’étang de feu.” (BdJ). Il est intéressant de voir que l’auteur de l’Apocalypse a choisi d’utiliser le nom de l’enfer grec, tel qu’on l’a connu chez Homère, qui n’a rien d’infernal, pour l’appliquer à l’enfer chrétien, beaucoup plus chaud.

Dans toutes ces descriptions, Platon se révèle clairement être un précurseur des auteurs du Nouveau Testament (à la réincarnation près). Mais n’y a-t-il pas de meilleurs antécédents dans l’Ancien Testament, ce qui serait plus logique ?

De façon générale, l’Ancien Testament s’intéresse peu à ce qui se passe après la mort. Par exemple, à la fin du livre de Job on dit simplement (42:17) : “Puis Job mourut chargé d’ans et rassasié de jours“, et de même pour Abraham (Gn. 25:8) : “il mourut dans une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours, et il fut réunit à sa parenté.” Cette dernière expression peut évoquer une sorte de vie après la mort, mais on n’en saura pas plus. Pour le jugement, c’est chez les prophètes qu’on le trouve évoqué : Isaïe, Jérémie, Joël ou Amos. Mais il est très différent de celui de Platon ou de Matthieu et correspond à un grand coup de colère de Yahvé, comme dans Jérémie 25:30-38 :

Yahvé rugit d’en haut, de sa demeure sainte il élève la voix, il rugit avec vigueur contre son pacage, […]. Car Yahvé ouvre le procès des nations, il institue le jugement de toute chair ; les impies, il les livre à l’épée, […]. Il y aura des victimes de Yahvé en ce jour-là, d’un bout de la terre à l’autre ; on ne les pleurera pas, on ne les ramassera pas. Ils resteront sur le sol en guise de fumier. […] Car Yahvé a dévasté leur pacage, les paisibles pâturages sont réduits au silence, à cause de l’ardente colère de Yahvé !

Ça ne rigole pas… On retrouve les accents du Dies irae des grands requiems (j’aime beaucoup celui de Verdi), mais on a l’impression qu’il ne s’agit pas d’un Jugement dernier à proprement parler, plutôt d’une punition des impies alors qu’ils sont encore vivants. Par ailleurs, ce jugement est purement punitif et ne comporte pas de volet “récompense”.

Chez Joël, on retrouve des accents semblables (4:12) : “Que les nations s’ébranlent et qu’elles montent à la Vallée de Josaphat ! Car là je siégerai pour juger toutes les nations à la ronde. […] Car il est proche, le jour de Yahvé dans la Vallée de la Décision !” Et si on se demande ce qui se passera, le jour de Yahvé, Amos précise (5:18) : “Malheur à ceux qui soupirent après le jour de Yahvé ! Que sera-t-il pour vous, le jour de Yahvé ? Il sera ténèbre et non lumière.” On est prévenu.

Celui dont la description s’approche le mieux de celle du Nouveau Testament est Daniel qui a la vision suivante (7:9-14) : “Des trônes furent placés et un Ancien s’assit. [] Le tribunal était assis, les livres étaient ouverts. […] Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. À lui fut conféré empire, honneur et royaume. […] Son empire est un empire éternel qui ne passera point, et son royaume ne sera point détruit.” On retrouvera le trône dans l’Apocalypse et, pour un chrétien, ce “Fils d’homme” est bien entendu le “Fils de l’homme” de Matthieu.

Plus loin (12:2-10), c’est le jugement lui-même qui est décrit : “Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité. […] Beaucoup seront lavés, blanchis et purifiés ; les méchants feront le mal, les méchants ne comprendront point ; les doctes comprendront.” Ici, on trouve déjà la résurrection des morts et, surtout, un jugement équitable.

Daniel apparaît donc comme un précurseur du Nouveau Testament. Cependant, ce texte date de l’époque hellénistique (il y est question des guerres entre les généraux qui se sont partagés l’empire d’Alexandre le Grand). Il est donc plus tardif que le texte de Platon qui, ainsi, garde l’antériorité.

Mais qui sont les “bons” et les “méchants” ? Pour Platon, ce sont les justes (“ceux qui s’étaient répandus en actions bénéfiques, qui avaient été justes et pieux” 615b) et les injustes. Chez Daniel, on l’a vu, ce sont les “doctes” et “ceux qui ont enseigné la justice” : comme chez Platon, la justice est cruciale pour les “bons” ; quant aux doctes, ce sont peut-être les docteurs de la loi juive ? Chez Matthieu, les “bons” sont décrits dans un passage que j’ai omis dans ma première citation, où le Fils de l’homme leur dit (25:35-36) : “Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venu me voir.” (On retrouve à peu près les mêmes bienfaits que dans la chanson L’Auvergnat de Georges Brassens). Ainsi, Matthieu ne parle pas de la justice un peu abstraite et “docte” de Daniel, mais d’une charité active, déjà évoquée par Platon, mais de façon beaucoup moins concrète, avec “ceux qui s’étaient répandus en actions bénéfiques”. La charité n’a d’ailleurs jamais préoccupé Platon qui préfère sans doute se concentrer sur une cité bien gouvernée, dans laquelle la charité ne serait pas nécessaire.

Fra Angelico : le Paradis

Pour résumer, le motif d’un jugement équilibré, avec bons et méchants, récompenses et châtiments, apparaît d’abord dans La République. On le retrouve ensuite chez Daniel, puis dans l’Évangile selon Saint Matthieu et dans l’Apocalypse, à chaque fois avec une “couleur” différente. Je ne prétends pas que ces textes de la Bible sont directement inspirés de Platon, bien entendu. Il est cependant évident qu’après les conquêtes d’Alexandre, les auteurs des derniers textes bibliques n’ont pu échapper, bon gré, mal gré, à la culture hellenistique dans laquelle Platon tenait une place de choix. Il est donc naturel que ses idées aient pu les influencer, si elles s’accordaient au moins en partie avec celles des anciens prophètes (ou avec les besoins d’une nouvelle religion).

Ce jugement “dernier” est ainsi un exemple de l’influence de la pensée grecque sur le christianisme, que j’ai déjà évoqué ailleurs. Il y a là une certaine ironie, sachant que Matthieu est souvent considéré comme le plus “juif” des évangélistes, celui qui serait resté le plus proche du milieu hébreu de Jésus, alors qu’ici c’est lui qui nous donne une version “platonicienne” du Jugement dernier.

Note 1 : on remarque que Matthieu, plus rustique que Platon, compare le juge à un berger qui sépare les brebis, à droite, des boucs, à gauche : pourquoi ce sexisme ? Et pourquoi les mâles sont-ils les méchants ? En fait, plutôt que “bouc” il faudrait traduire “jeune bouc, chevreau” (ἔριφος), ou même “petit chevreau” (ἐρίφιον), ce qui n’est pas très méchant ! Dans Ézéchiel 34:17, la Bible dit plutôt : “Voici que je vais juger entre brebis et brebis, entre béliers et boucs”, ce qui veut dire que les deux sexes sont traités de la même façon, ce qui est beaucoup plus équitable !

Note 2 : l’Enfer de Memling vient de son Jugement dernier qui se trouve au musée national de Gdansk en Pologne.

Note 3 : le Paradis de Fra Angelico vient de son Jugement dernier qui se trouve au couvent San Marco à Florence.

Transmission

Codex Sinaiticus

N’y a-t-il y a quelque chose de miraculeux à ce que des textes datant de plus de deux mille ans (souvent beaucoup plus) soient parvenus jusqu’à nous ?

Bien entendu, nous n’avons aucun manuscrit contemporain de Platon, Xénophon, Hérodote ou Homère. Les deux plus vieux manuscrits de Platon, par exemple, ceux d’Oxford et de Paris, dont j’ai déjà parlé, datent seulement du IXe siècle de notre ère, soit près de 1300 ans après que les textes originaux furent écrits. Pour Xénophon (Anabase) ou Thucydide, on remonte aussi aux IXe ou Xe siècles (c’est également de cette époque que date le plus ancien manuscrit de la Bible hébraïque). On peut imaginer le nombre de copies et recopies qu’il y a eu pendant tout cet espace de temps. Pour qu’ils survivent jusqu’à nous, il a fallu que leur intérêt ne faiblisse jamais trop au cours des siècles. C’est bien sûr le cas de Platon, dont l’école gardait pieusement la mémoire ; pour Xénophon, Thucydide ou Hérodote, c’est la force même des textes qui nous les a conservé.

Mais le texte pour lequel on conserve le plus de manuscrits est le Nouveau Testament (5700 en grec, certains très partiels), ce qui s’explique, évidemment, par son importance pour le monde chrétien et la nécessité de le diffuser à travers tout l’empire (gréco-)romain. Le plus ancien manuscrit complet, le Codex Sinaiticus, retrouvé au monastère Sainte Catherine au pied du mont Sinaï, est aujourd’hui au British Museum et date du quatrième siècle (de notre ère, évidemment).

Les manuscrits complets, ou presque, parvenus jusqu’à nous, sont sur parchemin. Les feuilles sont cousues entre elles par le milieu, comme dans les livres d’aujourd’hui : ce sont des “codex”. Cette technique est ancienne (le mot “parchemin” est une déformation du nom de la ville de Pergame, en Turquie actuelle), mais la technique la plus répandue, sans doute aussi la moins chère, au cours de l’Antiquité, consistait à écrire sur des feuilles faites d’un assemblage de tiges de papyrus. Une fois l’écriture terminée, ces feuilles étaient enroulées sur elles-même, d’où leur nom de “volumen”. Ces papyrus étant beaucoup plus fragiles que le parchemin, il n’est pas étonnant que seuls des fragments aient subsisté jusqu’à nous, partiellement conservés par la sècheresse des déserts.

Papyrus Oxyrhynchus, extrait de Phèdre de Platon

Il existe cependant des papyrus reliés sous forme de codex, comme celui-ci :

Il s’agit d’une page du papyrus Bodmer, l’un des mieux conservés, trouvé en Égypte. Il daterait des environs de l’an 200, mais il est peut-être un peu plus tardif. On distingue bien, me semble-t-il, les lignes horizontales correspondant aux tiges de papyrus. Sur cette image, on voit la fin de l’évangile selon Luc (ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ ΚΑΤΑ ΛΟΥΚΑΝ) et le début de celui selon Jean (ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ ΚΑΤΑ ΙΩΑΝΗΝ) et sur la première ligne de celui-ci, on trouve la formule célèbre : ΕΝ ΑΡΧΗ ΗΝ Ο ΛΟΓΟΣ (au commencement était le Verbe). J’aime bien le “Ν” distendu de la fin de ΛΟΥΚΑΝ : on sent que le copiste est content d’en avoir fini avec cet évangile et qu’il se permet une petite fantaisie…

On remarque plusieurs détails : le texte est écrit entièrement en majuscules (mais le Ω devient ω) et il n’y a ni ponctuation, ni espace entre les mots : il faut déjà une excellente connaissance du grec pour restituer un texte lisible pour nous. En revanche, les majuscules sont plus facile à lire que les minuscules que nous avons déjà vues dans des manuscrits de Platon et qui datent seulement du neuvième siècle.

Qui dit copie, dit risque d’erreur ; ou plutôt, pour des textes un peu longs, erreurs inévitables. Les sources d’erreurs, volontaires (parfois pour des raisons “idéologiques”, comme dans le Nouveau Testament, parfois pour “corriger” des erreurs supposées) et surtout, involontaires, sont nombreuses et il est important de bien les comprendre. Les 5700 manuscrits comportent donc tous des différences et aucun d’eux, même le plus ancien, ne peut être considéré comme la référence absolue. Le travail des experts qui établissent les textes que nous lisons aujourd’hui consiste donc à comparer les manuscrits existants et, lorsqu’il y a divergences, à choisir la version la plus probable.

Toutes ces considérations peuvent paraître bien ennuyeuses : du pinaillage dira-t-on. Je trouve pourtant passionnant de comprendre d’où sortent les textes que nous lisons aujourd’hui, bien édités, bien imprimés, consultables sur internet, mais rescapés d’un lointain passé.

Note : l’extrait du Codex Sinaiticus qui illustre cette page montre le début de l’Apocalypse de Jean : AΠΟΚΑΛΥΨΙC ΙΥ ΧΥ ΗΝ ΕΔΩΚΕΝ ΑΥΤΩ Ο ΘC ΔΕΙΞΑΙ ΤΟΙC ͂ΑΓΙΟΙC ΑΥΤΟΥ…, “Révélation de Jésus Christ que Dieu lui a donné pour montrer à ses saints…”. On voit que le “Σ” est écrit comme un “C” (dit : sigma lunaire). “ΙΥ” “ΧΥ” “ΘC” sont surmonté d’un trait horizontal, ce qui veut dire que ce sont de abréviations de mots récurrents : “ΙΗΣΟΥ”, Jésus, “ΧΡΙΣΤΟΥ”, Christ, “ΘΕΟΣ”, Dieu. Surtout, il y a un tilde au-dessus du A de ΑΓΙΟΙC (saints), qui renvoie au mot ΔΟΥΛΟΙC (serviteurs, esclaves) dans la marge : en gros, le copiste a fait une erreur (le mot ΑΓΙΟΙC n’apparaît pas dans les versions modernes du texte grec) et a donné en marge le mot correct (encore que rien ne garantisse que la correction soit de sa main). En tout cas, il faut lire “à ses serviteurs” au lieu de “à ses saints”. Ceci est un exemple d’erreur corrigée. Il y en a plusieurs dans la même page : il est donc facile d’imaginer que certaines passent inaperçues. On admirera le confort de lecture du parchemin, comparé à celui du papyrus.