Un coup de dé…

Beaucoup, même s’ils n’ont jamais fait de latin, connaissent la fameuse exclamation de César se décidant à passer le Rubicon : “Alea iacta est” (ou “jecta est”, comme on l’écrivait dans le temps) : généralement traduit par : “le sort en est jeté” ou “le dé est jeté”. C’est ainsi que Suétone rapporte l’anecdote, en latin évidemment.

Plutarque, né un peu plus tôt que Suétone, et qui écrit en grec, raconte le même épisode dans la vie de… Pompée, et précise : “καὶ τοσοῦτον μόνον Ἑλληνιστὶ πρὸς τοὺς παρόντας ἐκβοήσας, ‘ἀνερρίφθω κύβος,’ διεβίβαζε τὸν στρατόν”, c’est-à-dire : “et adressant à ceux qui l’accompagnaient, en grec, ces seuls mots, ‘que le dé soit jeté’, il fit traverser son armée.”

En grec ? Cette expression tellement connue en latin ? Est-ce parce que Plutarque étant lui-même grec, il a voulu faire parler César dans cette langue ? Certainement pas, car on sait que tous les Romains éduqués (et César l’était !) parlaient grec, ce qui était d’ailleurs indispensable pour les relations avec le monde hellénistique. Par exemple, toujours dans la Vie de Pompée, Plutarque nous montre les assassins de Pompée le saluant, l’un, Septimius, un ancien tribun, en latin (Ρωμαιστί), l’autre, Achillas, en grec (Ἑλληνιστί) (78.2-3) ; et pendant le court trajet en barque jusqu’à la côte, Pompée relit un discours qu’il a rédigé en grec et qu’il compte prononcer devant le roi Ptolémée (il n’en aura pas l’occasion, puisqu’il sera tué en sortant de l’embarcation). Autrement dit, ces hommes-là passaient facilement du latin au grec. Plutarque n’avait donc pas besoin d’en rajouter.

Il revient évidemment sur le passage du Rubicon dans la Vie de César et cite le “ἀνερρίφθω κύβος”(32.6), mais cette fois-ci il ne précise pas que la phrase fut prononcée en grec. Cependant, (information puisée dans Wikipedia), les spécialistes ont remarqué que l’expression grecque ἀνερρίφθω κύβος (anerriphto kubos) se retrouve chez le comique grec Ménandre que César appréciait beaucoup. La phrase pourrait donc bien avoir, effectivement, été prononcée en grec.

On voit,au passage, que le dé, κύβος, est simplement un cube en grec (mot facile à retenir), tandis que ἀνερρίφθω est l’impératif parfait passif de ἀναρίπτω (jeter), d’où : “que le dé soit jeté”. Certains en concluent que Suétone, pour être en phase avec le grec, aurait plutôt dû écrire : “alea iacta esto” (note : je ne suis pas latiniste).

Ceci dit, le débat est peut-être vain : d’autres auteurs, à commencer par César, ne citent pas cette phrase si célèbre… Et l’on sait que l’histoire, y compris récente, est jonchée de citations fausses, mais irrésistibles.

Le Rubicon, petite rivière qui se jette dans l’Adriatique entre Ravenne et Rimini (Ariminum)

Solon !

Solon devant Crésus, Gerard van Honthorst (Wikiart.org)

Hérodote est une merveilleuse source d’anecdotes et d’historiettes. L’une d’entre elles raconte comment Solon (Σόλων), après avoir donné des lois à Athènes, partit voyager pour laisser le temps aux Athéniens de se débrouiller un peu tout seuls avec les lois qu’il leur avait données. Il visite en particulier la Phrygie (au nord-ouest de l’actuelle Turquie d’Asie) où règne Crésus (Κροῖσος) qui, surprise, était “riche comme Crésus”. Celui-ci lui demande s’il ne le considère pas comme l’homme le plus heureux du monde. Solon lui cite quelques exemples de gens qui, à ses yeux, sont plus heureux que le roi qui n’est pas du tout convaincu. Lorsqu’il s’impatiente, Solon lui répond que, certes, il le voit maintenant riche et puissant, mais que “je ne pourrai pas répondre à la question que tu me poses avant de savoir que tu as heureusement terminé ta vie : ἐκεῖνο δὲ τὸ εἴρεό με, οὔκω σε ἐγὼ λέγω, πρὶν τελευτήσαντα καλῶς τὸν αἰῶνα πύθωμαι. (1.32.5)”

Crésus le renvoie sans cérémonie, le prenant vraiment pour un crétin.

Quelques années plus tard, trompé par un oracle ambigu de Delphes, Crésus commet l’erreur de s’attaquer à l’empire perse de Cyrus (Κῦρος) . Sa capitale, Sardes se retrouve bientôt assiégée, puis prise, et lui capturé et placé sur un bûcher. Au moment où on va y mettre le feu, il se souvient de Solon, comprend à quel point il avait raison et s’écrie par trois fois : “Solon !” (1.86.3). Cyrus, étonné, envoie des interprètes lui demander qui est ce Solon qu’il invoque. Impressionné par l’histoire, il ordonne de le délivrer, alors que le feu a déjà pris. Une averse providentielle, don d’Apollon, l’éteindra et Crésus deviendra l’ami et conseiller de Cyrus.

Ouf, il a eu chaud !

Montaigne a évidemment cité cette anecdote au début du chapitre 19 du premier livre des Essais, justement intitulé : Qu’il ne fault juger de nostre heur qu’après la mort. On peut noter, au passage, qu’il commence ainsi : “Les enfans sçavent le conte du Roy Crœsus…” Je ne suis pas sûr que ce soit encore le cas !

Il y a quelques jours, cherchant autre chose dans la Bible, je suis tombé par hasard sur ce verset de l’Écclésiastique (qui’il ne faut pas confondre avec l’Écclésiaste) : “Ne vante le bonheur de personne avant la fin, car c’est dans sa fin qu’on se fait connaître.” (Traduction de la Bible de Jérusalem). C’est exactement ce que disait Solon.

Hérodote écrivait vers 520 av. J.C., l’Écclésiastique est datée d’environ 190 av. J.C. Je n’irai cependant pas prétendre que le premier a influencé le second : après tout, la pensée de Solon est assez banale ; tout le monde l’a eue à un moment ou à l’autre, en pensant à quelqu’un qu’il a connu personnellement ou à un personnage historique. Il y a donc simplement convergence.

Ce qui est intéressant, c’est que la sagesse de Solon est celle d’un simple être humain, alors que, dans l’Écclésiastique, c’est celle de Dieu : “Toute sagesse vient du Seigneur” (1.1) ou “Il n’y a qu’un être sage, très redoutable, quand il siège sur son trône : c’est le Seigneur.” (1.8). On voit la différence d’approche : chez les Grecs, même s’il ne faut pas négliger les dieux, ils ne font que fixer un cadre très général dans lequel c’est aux hommes de trouver leurs solutions et d’organiser leur société. C’est le contraire d’une société théocratique et c’est sans doute en grande partie cela, le “miracle grec”. Nous avions déjà observé cette “humanisation” dans un article précédent, où l’on voit les histoires mythologiques de Io, Europe, Hélène ou Médée “ramenées sur terre”.

Pour finir, voici une autre petite convergence. Dans le même livre de la Bible, en 1.2, on lit : “Le sable de la mer, les gouttes de la pluie, les jours de l’éternité, qui peut les dénombrer ? La hauteur du ciel, l’étendu de la terre, la profondeur de l’abîme, qui peut les explorer ?” De son côté, Hérodote nous cite (1.47.2) un oracle de Delphes qui commence par : “οἶδα δ᾽ ἐγὼ ψάμμου τ᾽ ἀριθμὸν καὶ μέτρα θαλάσσης : moi, je connais le nombre des grains de sable et la mesure de la mer.” On retrouve ainsi l’exemple des grains de sable et de la mer comme images de choses que les humains ne peuvent connaître. Celles-ci n’ont rien d’exceptionnel et, ici aussi, il paraît inutile d’aller chercher une influence directe (même si ce livre a été écrit pendant la période hellénistique et nous est parvenu en grec, traduit de l’hébreu par le petit-fils de l’auteur, selon le prologue).

Note : pour compliquer les choses, le texte grec de la Septante diffère en partie de la traduction française de la Bible de Jérusalem pour les deux exemples donnés plus haut (je ne rentre pas dans les détails). Ce n’est certainement pas une erreur : peut-être les traducteurs se sont-ils appuyés sur une des versions en hébreu, plus ou moins complètes, retrouvées depuis ? Il faut aussi signaler que l’Écclésiastique est considéré comme canonique par les catholiques et les orthodoxes, mais ne l’est pas par les Juifs, ni par les Protestants.