Nietzsche contre Platon

Socrate (Le Louvre)
Portrait d’un criminel type ?

Je ne prétends pas bien connaître Nietzsche : j’ai seulement lu, sans doute de façon trop superficielle, cinq ou six de ses ouvrages et je ne suis pas sûr de les avoir suffisamment ruminés, pour reprendre un mot qu’il utilise dans La généalogie de la morale.
S’il est difficile à saisir, c’est que Nietzsche n’écrit pas de ces traités qui développent posément une thèse, commençant par A et finissant par Z. Il procède par courtes sections, volontiers provocatrices ou même imprécatrices, dont le liens avec les précédentes et suivantes est plus ou moins évidents et qui peuvent facilement être citées “hors contexte”. Comme il le dit lui-même dans les Flâneries inactuelles : “mon orgueil est de dire en dix phrases ce que tout autre dit en un volume”, ce qui est à la fois louable et dangereux… Il n’est donc pas surprenant qu’il ait fait l’objet de nombreuses tentatives de récupération, mais il faut reconnaître que c’est un peu de sa faute : choquer fait clairement partie de sa méthode.

L’une de ses grandes idées (exprimées, par exemple, dans la première partie de La généalogie de la morale), est que la morale — comme le concept même de valeurs morales — a été inventé par les faibles, “le peuple, les esclaves, la plèbe, le troupeau…” pour museler les forts (essayons d’oublier l’opposition grotesque entre les Aryens blonds, “la race des conquérants et des maîtres”, et les populations pré-aryennes “où prédomine le type aux cheveux noirs” : pourquoi cette obsession, souvent répétée, pour la blondeur ?)

En lisant Gorgias de Platon, j’ai eu la surprise de retrouver cette thèse, lorsque Calliclès affirme (483b-d) : “ἀλλ᾽ οἶμαι οἱ τιθέμενοι τοὺς νόμους οἱ ἀσθενεῖς ἄνθρωποί εἰσιν καὶ οἱ πολλοί : mais je crois que ceux qui ont établis les lois sont les faibles et la plèbe”. Un peu plus loin, le même proclame :

“Celui qui veut bien vivre doit laisser ses propres désirs devenir aussi grands que possible et ne pas les réprimer ; si grands qu’ils soient, il peut les satisfaire par son courage et son intelligence […]. Mais cela, je pense, la plèbe n’en est pas capable ; c’est pourquoi ils [les gens du peuple] les blâment, par honte, dissimulant leur propre impuissance. Ils réduisent en esclavage ceux qui, par nature, sont les meilleurs et, étant eux-mêmes incapables de pourvoir à la satisfaction de leurs plaisirs, ils louent la modération et la justice, à cause de leur propre lâcheté.”

À la différence de style près, on pourrait facilement prétendre que cette citation est de Nietzsche… C’est le genre de coïncidence qui, peut-être parce que je suis naïf, me laisse pantois, comme si j’avais rencontré, alors que je voyageais en Chine, un villageois qui parlait breton. Il est devenu banal de citer Alfred North Whitehead qui a dit que “l’ensemble de la philosophie occidentale n’est, au fond, qu’une série de notes de bas de page sur la philosophie de Platon” : cet exemple nous montre à quel point c’est vrai puisqu’il a lui-même formulé la critique de ses propres thèses.

Plus encore que La généalogie de la morale, Le crépuscule des idoles est une attaque directe contre Platon/Socrate. Nietzsche, toujours bagarreur, s’en prend frontalement à Socrate :

“Socrate appartenait, de par son origine, au plus bas peuple : Socrate était de la populace. On sait, on voit même encore combien il était laid. […] Les anthropologistes qui s’occupent de criminologie nous disent que le criminel type est laid. […] Socrate était-il un criminel type ?”

Sans doute fait-il allusion aux théories du criminologue italien Cesare Lombroso qui professait que les criminels pouvaient être identifiés par l’étude de leur physionomie et qui a eu un succès certain au XIXe siècle. Comme plus haut, pour les Aryens blonds, Nietzsche est incapable de résister à une théorie fumeuse qui va dans son sens.

Et, plus loin, il porte le “coup de grâce” : “En fin de compte, Socrate était-il un Grec ?” Il semble s’être fait une image du Grec comme “superbe brute blonde” : une fois de plus, on se demande s’il est sérieux ou s’il plaisante.
Ce qui est amusant, c’est que Nietzsche reproche à Platon, que l’on croyait plutôt aristocratique, de défendre des valeurs “démocratiques”, c’est-à-dire des lois qui s’appliqueraient à tous, même aux nobles, aux puissants, aux maîtres. Et, par ailleurs, pourquoi Nietzsche en veut-il tellement au “peuple” et à la démocratie qu’il dénonce régulièrement ?

L’opposition ne s’arrête pas là. Nietzsche, on le sait, se place sous le signe de Dionysios, comme il le dit, par exemple, dans L’origine de la tragédie : “Oui, qu’est-ce que l’esprit dionysien ? […] c’est un initié qui parle ici, l’adepte élu, l’apôtre de son dieu.” De son côté, dans le célèbre passage de Phédon sur le chant du cygne (85b), c’est sous celui d’Apollon que se place Socrate : “Je crois qu’ils [les cygnes] appartiennent à Apollon” et “Moi-même, je crois aussi être compagnon de servitude des cygnes et desservant du même dieu (ἐγὼ δὲ καὶ αὐτὸς ἡγοῦμαι ὁμοδουλός τε εἶναι τῶν κύκνων καὶ ἱερὸς τοῦ αὐτοῦ θεοῦ).” On voit que Nietzsche et Socrate utilisent à peu près les mêmes termes pour décrire leur relation au dieu, encore que Socrate soit plus modeste. Dionysios contre Apollon : c’est, je crois, une opposition classique mais, sans doute, artificielle. Je dirais presque : ennuyeuse. Sacré Nietzsche !

Note 1 : Monique Dixsaut, qui est une spécialiste de Platon et qui a traduit Phédon dans l’édition Flammarion en un volume dirigée par Luc Brisson, a publié Platon-Nietzsche. L’autre manière de philosopher (pour être honnête, je ne l’ai pas encore lu…)

Note 2 : Cette page est illustrée par un portrait de Socrate qui se trouve au Louvre. Il date du premier siècle de notre ère et est donc une copie d’un original qui daterait du quatrième siècle avant notre ère.

Prélude et fugue

Il y a bien longtemps, lorsque j’étais jeune ingénieur, un collègue qui était aussi pianiste amateur me disait avoir été un peu choqué en entendant Glenn Gould déclarer dans une interview que, dans “Le clavier bien tempéré” de Bach, les libres préludes étaient souvent plus intéressants que les fugues savantes. En exagérant beaucoup, on pourrait dire la même chose des dialogues de Platon. Ce qui est certain, c’est que les prologues, qui nous donnent un aperçu de la vie quotidienne des jeunes gens de bonne famille à Athènes, ont un charme extraordinaire.
Prenons, par exemple, le début de “Lysis“, un petit dialogue sur l’amitié. Socrate raconte : “J’allais directement de l’Académie au Lycée, longeant le mur par l’extérieur.” Arrivé à “la porte où se trouve la fontaine de Panope”, il rencontre un groupe de jeunes gens qui l’invitent à les accompagner dans une nouvelle palestre [sorte de gymnase] qui se trouve juste à côté et où ils passent une grande partie de leur temps. L’un d’eux est amoureux d’un jeune garçon, Lysis : s’ensuivent des plaisanteries et un badinage qui serviront de prélude à la discussion.
Ils entrent : c’est la fête d’Hermès — le patron des palestres — et, à l’intérieur, les enfants et les adolescents qui ont fini de sacrifier, jouent aux osselets en costume de fête. Parmi eux se trouve Lysis, décrit par l’expression consacrée : beau et bon (καλός τε κἀγαθός), c’est-à-dire, beau par l’aspect, la naissance et le caractère. Bientôt le dialogue proprement dit s’engage…

Le début de “La république” se passe presque de la même façon :

“Hier, je suis descendu au Pirée avec Glaucon, fils d’Ariston [et frère de Platon], pour prier la déesse et, aussi, parce que je voulais voir comment se déroulerait la fête qui était alors organisée pour la première fois.”

Alors qu’ils remontent vers Athènes, la fête terminée, ils sont aperçus par Polémarque qui envoie un petit esclave leur demander d’attendre. Ils sont entraînés, presque de force, chez Polémarque où ils retrouvent le vieux Céphale qui, comme Lysis plus haut, a juste fini de sacrifier. Un des arguments utilisé pour les faire rester au Pirée est que, ce soir-là, il y aura une course aux flambeaux à cheval. Intrigué, Socrate accepte de rester et, en attendant, une discussion s’engage qui, la course oubliée, deviendra l’un des plus longs dialogues de Platon.

Il y en aurait beaucoup d’autres à citer, en particulier Phèdre qui commence par une promenade de Socrate et de son jeune disciple hors des murs, et où le dialogue se déroule sous un grand platane, le long d’un ruisseau aux eaux fraîches (c’est l’été et le chant des cigales emplit l’air).

Même si, parfois, le dialogue commence de façon abrupte, comme dans Ménon : “Peux-tu me dire, Socrate, si la vertu peut être enseignée ?”, rares sont les dialogues qui ne commencent pas par un prologue plus ou moins développé : ils nous offrent une image quasiment idyllique de la vie à Athènes. On en oublierait presque que, bien que les dialogues ne soient pas datés, plusieurs des scènes qu’ils décrivent se passent dans une ville en guerre contre Sparte (et un nombre croissant de cités grecques qui ne supportent plus l’impérialisme athénien qu’a décrit Thucydide), puis dans une ville vaincue : la vie à Athènes n’était pas aussi paisible qu’on pourrait le croire à lire Platon.

Le début de “La république“, cité plus haut, en est un bel exemple. Céphale est un fabricant de boucliers de Syracuse venu s’installer au Pirée à l’instigation de Périclès et il a prospéré (comme on peut l’imaginer, avec cette guerre interminable). Polémarque, celui qui interpelle Socrate, est son fils aîné ; Lysias, son frère est aussi là. Il reste un spectateur muet dans le dialogue, mais ce n’est pas n’importe qui : c’est l’un des grands orateurs athéniens, dont un discours est lu dans “Phèdre” (et vertement critiqué par Socrate). Dans son discours le plus célèbre, “Contre Érathostène“, il racontera comment, sous la dictature des Trente (mise en place dans la ville vaincue sous l’égide des Lacédémoniens) lui et son frère furent arrêtés. Lui parvint à s’échapper, contre un substantiel pot-de-vin, et à se réfugier à Mégare, tandis que Polémarque, condamné à mort, dut boire la ciguë (πίνειν κώνειον), comme le fera plus tard Socrate lui-même (qui fut condamné pour d’autres raisons, une fois la démocratie rétablie). Lorsque Platon écrivit ce dialogue, il savait ce qui arriverait à Polémarque, ce qui donne une coloration particulière au prologue.

Dans Lachès, un dialogue sur le courage, il évoque quand même les revers et la chute de la cité : si tout le monde avait été comme Socrate, nous n’en serions pas là, dit Lachès : “notre cité serait prospère et n’aurait pas alors subi de tels revers”. Et au début de Théétète, on voit celui qui a donné son nom au dialogue revenir gravement blessé d’une campagne à Corinthe.

On peut se demander quelle est la fonction de ces prologues. Sont-ils simplement des ornements, destinés à rendre les dialogues plus attrayants, ou ont-ils une fonction dans le cadre de son propos philosophique ? Je ne suis en aucune façon un spécialiste, mais une partie de la réponse est, sans doute, qu’avant de rencontrer Socrate et de se consacrer à la philosophie Platon avait, nous dit-on, des ambitions littéraires. Autrement dit, ces prologues (comme bien d’autres intermèdes au fil des dialogues, qui font revivre pour nous Socrate dans sa vie quotidienne, avec presque toujours une pointe d’humour) sont une façon pour lui de satisfaire ce côté de sa personnalité.

Quoi qu’il en soit, alors que beaucoup accusent Platon d’être une espèce de “père la vertu” qui prône une morale restrictive, ces préludes suffisent à montrer que la σωφροσύνη (la modération, le contrôle de soi) n’est pas incompatible avec un incontestable plaisir de vivre.
C’est peut-être ce qu’a voulu dire Nietzsche qui n’était pas un “fan” de Platon, mais qui, avec son panache habituel, écrit dans le Crépuscule des idoles:

Il [Platon] dit, avec une innocence pour laquelle il faut être grec, et non “chrétien”, qu’il n’y aurait pas du tout de philosophie platonicienne s’il n’y avait pas d’aussi beaux jeunes gens à Athènes : ce n’est que leur vue qui transporte l’âme des philosophes dans un délire érotique et ne leur laisse point de repos qu’ils n’aient répandu la semence de toutes choses élevées sur un monde si beau.

La mode des dialogues philosophiques s’est poursuivie longtemps après Platon. Il en est un sur lequel j’aimerais passer un peu de temps, parce lui aussi a un prélude qui nous transporte, non plus en Grèce, mais dans l’antiquité romaine tardive. Il s’agit de L’ordre, un des dialogues philosophiques que Saint Augustin écrivit à l’époque de sa conversion au christianisme. Il commence par une nuit d’automne, dans une propriété située au sud du lac de Côme où il fait retraite avec des amis. Tous dorment dans la même pièce. On apprend (dans l’édition de la Pléiade) que “l’obscurité était totale : en Italie, même ceux qui ont les moyens ne peuvent faire autrement”. Augustin qui était réveillé, est intrigué par “le bruit de l’eau qui s’écoulait derrière les bains”. “Je trouvais très étonnant que la même eau rendît en se précipitant sur les cailloux un son tantôt clair, tantôt sourd. […] À ce moment , Licentius, pour effrayer des souris importunes, se mit à frapper son lit avec un morceau de bois qu’il avait sous la main” ; finalement, tout le monde se réveille… Licentius propose l’explication suivante, assez convaincante, au bruit alterné de l’eau : comme c’est l’automne, des feuilles mortes s’accumulent et tendent à boucher les conduits ; lorsque la pression augmente, le bouchon lâche et l’écoulement se fait ; puis le cycle recommence.
Ce que j’aime, dans cet épisode, c’est que “on s’y croirait”. Il est rare de pouvoir à ce point ressentir la réalité physique d’une époque lointaine (vers 286) dans un texte : l’obscurité, l’humidité, le froid sans doute, d’une nuit d’automne dans le nord de l’Italie. On est très loin de la lumière attique dans laquelle baignent les préludes de Platon (en particulier, le μεσημϐρία, le plein midi de “Phèdre”), et le “plaisir de vivre” n’est plus le même. Il serait tentant, mais sans doute trop facile, de voir dans ce texte une image du crépuscule de l’Antiquité.
Mais pourquoi passer ainsi de Platon à Augustin ? Parce que celui-ci est, justement, un grand admirateur de celui-là, comme on le verra une autre fois.

Note : Cette page est illustrée par les premières lignes de Lysis dans le plus ancien manuscrit de Platon connu, le Codex Oxoniensis Clarkianus 39, d’origine byzantine, qui date de 895 et se trouve à Oxford. Sur la première ligne on peut deviner les mots “ἐξ ̓Ακαδημίας εὐθὺ Λυκείου”, “directement de l’Académie au Lycée” : sont ainsi regroupés deux mots à qui est promis un grand avenir… Je dis “deviner” parce que, comme on le voit, les minuscules grecques ont évolué depuis le IXe siècle.