
Les mercenaires grecs dont Xénophon raconte l’histoire dans Anabase étaient des hoplites, c’est-à-dire des guerriers armés d’un bouclier, d’une lance et d’une épée, revêtus d’un casque, d’une cuirasse thoracique et de protège-tibias. Surtout, ils combattaient unis en un groupe compact, la phalange. Ceci leur donnait une force de frappe à laquelle les Perses, plus légérement armés, moins organisés, ne pouvaient résister, ce qui explique leur succès, hélas sans suite, à la bataille de Cunaxa où Cyrus sera tué. On dit qu’Anabase aurait donné à Alexandre le Grand confiance en sa capacité à vaincre les Perses avec sa phalange macédonienne (une amélioration de la phalange des hoplites) et ce n’est pas étonnant : cette idée vient immédiatement à l’esprit en lisant Xénophon.
Notons en passant que les fameux chariots perses armés de faux (ἄρματα δρεπανηφόρα), dont j’avais entendu parlé avec un frisson lorsque j’étais enfant, ne semblent pas bien dangereux à Xénophon qui les a vu à l’œuvre à cette bataille (1.8.20) :
“Les chariots se ruèrent, les uns au milieu des ennemis mêmes, les autres, sans cochers, contre les Grecs [les Perses étaient en fuite, et c’était donc la pagaille parmi leurs chariots]. Ceux-ci, les voyant venir, s’écartaient. L’un des Grecs cependant, fut surpris, étant comme frappé de stupeur au milieu d’un champ de course, mais on dit qu’il ne souffrit aucun mal.“
Cependant le hoplite a un handicap : son équipement est lourd et il se fatigue vite. Ceci se fait durement sentir lorsque la vraie retraite commence, après la disparition des principaux généraux, tombés dans le guet-apens de Tissapherne. L’armée grecque est uniquement composée de hoplites (ce sont eux qui intéressaient Cyrus) et de peltastes (équipés plus légérement que les hoplites, donc quand même plus mobiles, armés de javelots et d’une épée). Les soldats vont en formant un rectangle au milieu duquel sont protégés les animaux de traits, le bagage et tous les non-combattants nécessaires à la vie quotidienne d’une telle armée : l’intendance en quelque sorte. On peut imaginer à quelle vitesse l’armée avançait !
Dès les premiers jours, cette formation est harcelée par les Perses : ils n’osent pas s’approcher des Grecs, mais les archers et les frondeurs les accablent à distance. Dès que les hoplites s’élancent sur eux, ils s’enfuient facilement, étant plus légers, si bien que ceux-là se fatiguent pour rien. Aujourd’hui, les frondeurs peuvent paraître un peu folkloriques, mais une pierre habilement lancée et reçue en pleine figure, ça faisait très mal : c’est avec une fronde que David a tué Goliath. Du coup, les archers qu’avaient les Grecs, des Crétois et des Scythes, devaient rester cachés derrière les rangs de hoplites et la portée de leurs arcs n’était plus assez longue pour atteindre les ennemis ; et les javelots des peltastes avaient encore moins de portée. La situation était intenable.
Xénophon, qui commande l’arrière-garde et les autres généraux décident de créer une cavalerie et un corps de frondeurs. Parmi les hoplites, il y en avait de Rhodes, réputés comme excellents frondeurs (de même que les Crétois étaient considérés comme les meilleurs archers du monde grec). On leur propose de revenir à leur premier talent et on forme ainsi un corps de deux cents frondeurs. Détail technique, ceux-ci avaient la particularité de lancer des pierres plus petites que celles des Perses, mais qui allaient beaucoup plus loin ; ils étaient même habiles à utiliser des billes de plomb (3.3.17). On rassemble aussi une cinquantaine de chevaux, certains récupérés auprès de Perses tués, et on crée une petite cavalerie (3.3.20). L’armée peut alors repartir, ayant maintenant la possibilité de répondre efficacement au harcèlement des Perses. Même Tissapherne, avec des troupes nombreuses, n’ose pas les attaquer.
Trois siècles plus tard, chez les Romains, les choses n’avaient pas beaucoup changé. Dans le livre II de la “Guerre des Gaules”, alors que le camp de Bibrax (probablement près de Laon) est assiégé par les Belges, on lit : “Au milieu de la nuit, César […] envoya au secours des assiégés des Numides [excellents cavaliers], des archers crétois [encore eux !] et des frondeurs baléares. (Numidas et Cretas sagittarios et funditores Baleares… 2.7)” Et, un peu plus tard (2.10), alors que les Belges essayent de traverser l’Aisne à gué, ce qui crée un goulot d’étranglement : “César passa le pont avec toute sa cavalerie et ses Numides légèrement armés, ses frondeurs et ses archers et se hâta contre eux”. Les troupes auxiliaires qui accompagnaient les légions avaient donc la même composition que celles des “Dix-mille” et il est clair que ce panachage d’aptitudes variées et complémentaires est essentiel à l’efficacité d’une armée (je crois que c’est encore le cas de nos jours…)
Pour en revenir à Alexandre le Grand, voici encore une remarque de Xénophon qui a dû l’inspirer : “Et il était visible, à qui y prêtait attention, que l’empire du Roi était puissant par le nombre de contrées et d’hommes, faible par la longueur des routes et la dispersion des forces, si quelqu’un lui faisait une guerre basée sur la vitesse. (1.5.9)” Xénophon nous aide donc à mieux comprendre les succès d’Alexandre qui, au premier abord, nous paraissent incroyables.
Note 1 : Un an et demi après avoir écrit ceci, lisant les Histoires de Polybe, je m’aperçois, ô surprise, que je ne suis pas le premier à avoir eu cette idée. Celui-ci déjà (livre 3.6.10), présente la retraite de Xénophon comme l’une des causes profondes de l’expédition d’Alexandre en Asie, car elle démontrait la vulnérabilité des Perses à une armée grecque.
Note 2 : l’illustration montre un hoplite, dont on reconnaît l’équipement, peint sur une céramique grecque du Ve siècle avant notre ère (Wikimedia Commons).
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