Le jeu des dieux

Dans Les lois (livre I, 644d), Platon émet l’idée suivante (par la bouche de l’Étranger d’Athènes) :

“Imaginons que chacun d’entre nous, êtres vivants, soyons des marionnettes créées par les dieux, soit pour leur servir de jouets, soit pour une raison sérieuse (cela, nous n’en savons rien.)”

Ici, il ne s’agit plus d’être, selon l’expression consacrée : “le jouet de forces qui nous dépassent”, mais plus concrètement un jouet (παίγνιον) pour les dieux, une vraie marionnette animée par des cordes ou ficelles (νεῦρα ἢ μήρινθοι). Voilà qui n’est pas très flatteur pour nous, pauvres créatures…

De façon plus noire, désespérée, Shakespeare a exprimé la même idée dans Le roi Lear (acte 4, scène 1) :

“As flies to wanton boys are we to the gods, they kill us for their sport.” (Pour les dieux, nous sommes comme des mouches pour des enfants sans pitié : ils nous tuent pour s’amuser.)

Et Montaigne écrivait (III, 9) : “Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains”, mais cela ne l’empêche pas de rester positif (ils peuvent nous agiter dans les deux sens) : “Notre police se porte mal. Il en a été pourtant de plus malades, sans mourir.”

Je me souviens aussi d’une courte histoire de Moebius, où l’on voit le jeu cruel des dieux, mais je ne l’ai pas sous la main… Autrement dit, l’idée a eu du succès. Je ne sais pas si elle était déjà présente chez l’un des pré-socratiques ; sinon, c’est à Platon qu’il faut en attribuer la paternité. Dans un environnement chrétien, elle me paraît plutôt impie, et Montaigne comme Shakespeare prennent bien soin de parler “des dieux” et non de “Dieu” (mais il ne faut pas oublier que les malheurs de Job ne sont que le résultat d’un pari stupide entre Yavhé et Satan : encore un jeu cruel des dieux).

Presque toutes les religions ont des mythes de création ; peu nous expliquent pourquoi l’homme (et la femme) ont été créés. Le Catéchisme de l’Église catholique a, dès sa première phrase, une explication intriguante :

“Dieu, infiniment Parfait et Bienheureux en Lui-même, dans un dessein de pure bonté, a librement créé l’homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse.”

L’idée d’un dieu “parfait en lui-même” est familière pour un lecteur de Platon (τέλειος αὐτος καθ’ αὑτόν, aurait-il dans doute écrit). Mais dans ce cas pourquoi a-t-il eu besoin de créer l’homme (et la femme) ? On nous le dit, c’est par “pure bonté”. Le mot “bonté”, dans ce contexte, n’a aucun sens : on ne lui a rien demandé, pourrait-on dire, et que signifie “être bon” envers quelque chose qui, à priori, n’existait pas ?

Juste après, le mot “librement” est tout aussi étonnant : évidemment qu’il était libre, puisqu’il était parfait et bienheureux. Finalement, en quoi participons-nous à sa “vie bienheureuse” ? Certainement pas dans ce monde, surtout pour une bonne partie de l’humanité ; dans “le monde d’après la mort”, alors ? Mais dans ce cas, pourquoi passer par la case “vie sur terre” ? Pour faire le tri ? Mais alors, etc., etc. : j’arrête là. J’imagine que pour répondre à toutes ces questions naïves, il faut un doctorat en théologie…

En conclusion, l’humanité est un peu comme un chien perdu dont Dieu n’avait pas vraiment besoin, mais que “par pure bonté”, il a pris sous son toit pour lui faire partager “sa vie bienheureuse”. Ici l’homme n’est plus un jouet, mais un animal de compagnie : belle promotion !

Je me suis laissé emporter un peu loin de mon point de départ, mais il fallait que je vide mon sac. C’est chez des amis que j’ai feuilleté ce catéchisme, mais j’avoue ne pas avoir été plus loin que les deux premières lignes.

Plus sérieusement, la phrase qui ouvre ce billet est, pour moi; un exemple de ce qui rend passionnante la lecture de Platon : elle est toujours stimulante. Au détour de bien des pages on tombe sur des idées qui n’ont rien à voir avec le sujet officiel du dialogue, que l’on peut trouver bizarres — là n’est pas la question — mais qui surprennent ou ravissent, comme dans une randonnée où on découvre toujours de nouveaux points de vue : la lecture de Platon n’est pas “plate”.

Solon !

Solon devant Crésus, Gerard van Honthorst (Wikiart.org)

Hérodote est une merveilleuse source d’anecdotes et d’historiettes. L’une d’entre elles raconte comment Solon (Σόλων), après avoir donné des lois à Athènes, partit voyager pour laisser le temps aux Athéniens de se débrouiller un peu tout seuls avec les lois qu’il leur avait données. Il visite en particulier la Phrygie (au nord-ouest de l’actuelle Turquie d’Asie) où règne Crésus (Κροῖσος) qui, surprise, était “riche comme Crésus”. Celui-ci lui demande s’il ne le considère pas comme l’homme le plus heureux du monde. Solon lui cite quelques exemples de gens qui, à ses yeux, sont plus heureux que le roi qui n’est pas du tout convaincu. Lorsqu’il s’impatiente, Solon lui répond que, certes, il le voit maintenant riche et puissant, mais que “je ne pourrai pas répondre à la question que tu me poses avant de savoir que tu as heureusement terminé ta vie : ἐκεῖνο δὲ τὸ εἴρεό με, οὔκω σε ἐγὼ λέγω, πρὶν τελευτήσαντα καλῶς τὸν αἰῶνα πύθωμαι. (1.32.5)”

Crésus le renvoie sans cérémonie, le prenant vraiment pour un crétin.

Quelques années plus tard, trompé par un oracle ambigu de Delphes, Crésus commet l’erreur de s’attaquer à l’empire perse de Cyrus (Κῦρος) . Sa capitale, Sardes se retrouve bientôt assiégée, puis prise, et lui capturé et placé sur un bûcher. Au moment où on va y mettre le feu, il se souvient de Solon, comprend à quel point il avait raison et s’écrie par trois fois : “Solon !” (1.86.3). Cyrus, étonné, envoie des interprètes lui demander qui est ce Solon qu’il invoque. Impressionné par l’histoire, il ordonne de le délivrer, alors que le feu a déjà pris. Une averse providentielle, don d’Apollon, l’éteindra et Crésus deviendra l’ami et conseiller de Cyrus.

Ouf, il a eu chaud !

Montaigne a évidemment cité cette anecdote au début du chapitre 19 du premier livre des Essais, justement intitulé : Qu’il ne fault juger de nostre heur qu’après la mort. On peut noter, au passage, qu’il commence ainsi : “Les enfans sçavent le conte du Roy Crœsus…” Je ne suis pas sûr que ce soit encore le cas !

Il y a quelques jours, cherchant autre chose dans la Bible, je suis tombé par hasard sur ce verset de l’Écclésiastique (qui’il ne faut pas confondre avec l’Écclésiaste) : “Ne vante le bonheur de personne avant la fin, car c’est dans sa fin qu’on se fait connaître.” (Traduction de la Bible de Jérusalem). C’est exactement ce que disait Solon.

Hérodote écrivait vers 520 av. J.C., l’Écclésiastique est datée d’environ 190 av. J.C. Je n’irai cependant pas prétendre que le premier a influencé le second : après tout, la pensée de Solon est assez banale ; tout le monde l’a eue à un moment ou à l’autre, en pensant à quelqu’un qu’il a connu personnellement ou à un personnage historique. Il y a donc simplement convergence.

Ce qui est intéressant, c’est que la sagesse de Solon est celle d’un simple être humain, alors que, dans l’Écclésiastique, c’est celle de Dieu : “Toute sagesse vient du Seigneur” (1.1) ou “Il n’y a qu’un être sage, très redoutable, quand il siège sur son trône : c’est le Seigneur.” (1.8). On voit la différence d’approche : chez les Grecs, même s’il ne faut pas négliger les dieux, ils ne font que fixer un cadre très général dans lequel c’est aux hommes de trouver leurs solutions et d’organiser leur société. C’est le contraire d’une société théocratique et c’est sans doute en grande partie cela, le “miracle grec”. Nous avions déjà observé cette “humanisation” dans un article précédent, où l’on voit les histoires mythologiques de Io, Europe, Hélène ou Médée “ramenées sur terre”.

Pour finir, voici une autre petite convergence. Dans le même livre de la Bible, en 1.2, on lit : “Le sable de la mer, les gouttes de la pluie, les jours de l’éternité, qui peut les dénombrer ? La hauteur du ciel, l’étendu de la terre, la profondeur de l’abîme, qui peut les explorer ?” De son côté, Hérodote nous cite (1.47.2) un oracle de Delphes qui commence par : “οἶδα δ᾽ ἐγὼ ψάμμου τ᾽ ἀριθμὸν καὶ μέτρα θαλάσσης : moi, je connais le nombre des grains de sable et la mesure de la mer.” On retrouve ainsi l’exemple des grains de sable et de la mer comme images de choses que les humains ne peuvent connaître. Celles-ci n’ont rien d’exceptionnel et, ici aussi, il paraît inutile d’aller chercher une influence directe (même si ce livre a été écrit pendant la période hellénistique et nous est parvenu en grec, traduit de l’hébreu par le petit-fils de l’auteur, selon le prologue).

Note : pour compliquer les choses, le texte grec de la Septante diffère en partie de la traduction française de la Bible de Jérusalem pour les deux exemples donnés plus haut (je ne rentre pas dans les détails). Ce n’est certainement pas une erreur : peut-être les traducteurs se sont-ils appuyés sur une des versions en hébreu, plus ou moins complètes, retrouvées depuis ? Il faut aussi signaler que l’Écclésiastique est considéré comme canonique par les catholiques et les orthodoxes, mais ne l’est pas par les Juifs, ni par les Protestants.

À la une, à la deux…

Hérodote est un réservoir inépuisable d’anecdotes et de détails pittoresques. Nous avons déjà vu, lorsqu’il parle des huttes à sudation ou des crânes à boire, qu’ils sont moins farfelus qu’ils ne peuvent le paraître au premier abord. Parfois, quand même, on se dit qu’il exagère !

Ainsi, au livre IV, quand il raconte la campagne de Darius contre les Scythes, il décrit le peuple des Gètes (Γέται) qui habite une région du nord du Danube, à cheval entre le nord de la Roumanie et le sud de la Bulgarie. Ceux-ci on pour dieu Salmoxis, avec qui ils ont une relation directe. En particulier, tous les cinq ans, ils lui envoient un messager avec leurs demandes pour les années à venir (une sorte de plan quinquennal, quoi !) Le messager est tiré au sort. La façon dont ils procèdent pour l'”expédier” est assez intéressante (4.94) :

Certains d’entre eux se disposent avec trois lances, tandis que d’autres, prenant celui qu’ils envoient à Salmoxis par les mains et par les pieds, le balancent et le jettent en l’air sur les lances. S’il meurt en s’enferrant, ils se disent que le dieu est satisfait ; s’il ne meurt pas, ils en rendent le messager responsable, disant qu’il est un homme mauvais et, l’ayant ainsi blâmé, ils en envoient un autre.”

On imagine la scène…

Tout est possible, bien sûr, mais je ne sais pas si des coutumes similaires, ou vaguement approchantes, ont déjà été décrites ailleurs. Montaigne, lui aussi grand amateur d’anecdotes, cite ce passage presque mot pour mot au livre II des Essais, dans l’Apologie de Raimond de Sebonde (p. 550 de l’édition de la Pléiade).

Ces Gètes ont une autre habitude : “Lorsqu’il y a du tonnerre et des éclairs, ils tirent des flèches vers le ciel pour menacer leur dieu“. Je suis à peu près certain d’avoir déjà lu ou vu quelque chose de ce genre il y a longtemps, mais je suis incapable de dire s’il s’agissait d’une référence à ce passage d’Hérodote ou de quelque chose de totalement différent… Un peu plus loin (5.105), on trouve un autre exemple de flèche tirée vers le ciel : lorsque Darius apprend que les Athéniens, dont il n’avait jamais entendu parlé, ont soutenu la révolte de l’Ionie et ont participé à l’incendie de Sardes, capitale de la Lydie (dans l’ouest de l’actuelle Turquie), il réclame son arc, y place une flèche qu’il envoie vers le ciel et demande à “Zeus” de faire en sorte qu’il puisse se venger un jour des Athéniens.

Enfin, ce court chapitre 94 du livre IV se termine par : “ils croient qu’il n’y a aucun autre dieu que le leur (οὐδένα ἄλλον θεὸν νομίζοντες εἶναι εἰ μὴ τὸν σφέτερον)”. Comme on le sait, les Grecs et les Anciens en général trouvaient tout à fait normal que chaque peuple ait ses dieux, et ils estimaient que tous ces dieux étaient, au fond, les mêmes. D’où l’équivalence bien connue entre les dieux romains et grecs (Jupiter – Zeus, Vénus – Aphrodite, Minerve – Athéna, etc.) ; Hérodote fait également des équivalences entre les dieux égyptiens et grecs, surtout aux livres I et II et, au paragraphe précédent, on voit Darius, l’empereur de Perse, invoquer “Zeus”. L’attitude exclusive des Gètes, qui sera celle des trois grands monothéismes, celle des “peuples du Livre” (“Il n’y a d’autre dieu que Dieu”), est donc pour lui exceptionnelle et digne d’être notée.

Note : l’illustration de cette page est tirée de Astérix et les Normands, planche 34b. La situation n’a rien à voir avec celle des Gètes, mais je l’ai trouvée irrésistible…

Le festin cannibale

Le cannibalisme nous révulse, mais provoque aussi en nous une curiosité morbide, comme dans l’histoire du “Japonais cannibale” à Paris en 1981 ou dans celle du vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya qui s’était écrasé dans les Andes en 1972 et dont les survivants avaient dû y avoir recours (sans parler des récits liés aux grandes famines).

Il n’est donc pas étonnant qu’Hérodote (qui n’est pas seulement le “père de l’histoire”, mais aussi celui de l’ethnologie et du magazine à sensations), raconte plusieurs histoires de cannibalisme ; d’abord celui de la faim (3.25), lorsque l’armée de Cambyse, qui a conquis l’Égypte, se lance imprudemment dans une expédition contre les Éthiopiens. Dans le désert, les soldats affamés tirent au sort un homme sur dix et le mangent. Cambyse, effrayé, met fin à l’expédition. Hérodote ne parle pas d’anthropophagie, mais d'”allelophagie” (ἀλληλοφαγία) : “consommation mutuelle”. Plus tard, il mentionnera brièvement (4.106) un peuple voisin des Scythes, les Ἀνδροφάγος, Androphages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes (individus du sexe masculin).

Une forme de cannibalisme funéraire, où certaines personnes mangent le corps du défunt pour l’honorer, existait encore dans les années 1950 chez les Fore, une tribu de Nouvelle Guinée, et même jusqu’aux années 60 chez les Wari d’Amazonie. Ce sont deux exemples, que j’ai trouvé facilement sur internet ; il y en a certainement d’autres.

Cette coutume était probablement beaucoup plus répandue dans un lointain passé. Hérodote raconte (3.38) comment Darius, le roi de Perse, demanda à des Grecs qui se trouvaient à sa cour pour quel prix ils mangeraient leurs parents morts : ils répondirent qu’ils ne le feraient à aucun prix. Puis ils demanda à des Indiens Callaties, qui eux le faisaient, pour quel prix ils brûleraient le corps de leurs parents sur un bûcher : ils se récrièrent avec horreur. On ne sait absolument pas qui étaient ces “Indiens Callities” qu’horrifient une crémation qui est normale chez les hindouistes. Ici, “Indiens” est sans doute un terme très vague, puisqu’on était à la limite orientale du monde connu par les Grecs (d’autres “Indiens”, les Padéens, tuent et mangent les vieux et les malades (3.99)). D’ailleurs, l’Inde de cette époque, plus encore que celle d’aujourd’hui, était sans doute très diverse de peuplement. Cette anecdote nous montre, en tout cas, qu’Hérodote avait entendu parler du cannibalisme funéraire.

Il en tire une leçon de relativisme culturel : “si donc quelqu’un proposait à tous les hommes de choisir les meilleures lois parmi toutes celles qui existent, après les avoir passées en revue, chacun choisirait les siennes propres ; c’est que tous pensent que leurs propres lois sont de beaucoup les meilleures.” Il en conclut donc qu’il faut respecter toutes les coutumes : “Il n’y aurait donc vraiment qu’un fou pour tourner en ridicule de telles choses.” On est très proche de Montaigne, comme on le voit dans le chapitre 30 du livre I des Essais, justement intitulé Des Cannibales.

Mais si le cannibalisme “simple” nous révulse, lorsque celui-ci se produit involontairement et concerne des gens qui nous sont proches, en particulier des enfants, on augmente l’horreur d’un degré (ce que Henry James aurait appelé “The turn of the screw”). Hérodote se fait donc un plaisir de nous raconter deux histoires de ce type.

Dans la première (1.73), une tribu Scythe se réfugie dans un territoire Mède gouverné par Cyaxare. Comme ce sont d’excellents archers (on les a déjà vu, aux côtés des Crétois, dans l’armée des mercenaires grecs d’Anabase), ce roi leur a confié des enfants afin qu’ils apprennent leur art. Par ailleurs, chaque jour les Scythes vont chasser et apportent leurs prises au roi. Un jour, on ne sait pourquoi, ils ne prennent rien, si bien que le roi se met en colère et les traite avec mépris. Le lendemain, pour se venger, ils égorgent l’un des enfants, le préparent comme ils le faisaient pour le gibier et l’offrent au roi, qui le mangera donc avec ses hôtes du jour. Puis ils s’enfuient, ce qui provoquera une guerre (Hérodote adore attribuer les guerres à des causes extrêmement personnelles et minimes à l’échelle des peuples).

La seconde histoire (1.108-119)est encore plus intéressante puisqu’elle est liée à un autre récit, d’un type qui, lui aussi, a connu un grand succès : celui de l’enfant abandonné à sa naissance (comme Œdipe, Romulus et Rémus, sans doute bien d’autres) : ici, il s’agit de Cyrus le Grand. Suite à un rêve, Astyage confie le nourrisson à Harpage, son confident, et lui dit de l’emmener et de le tuer. Bien entendu, Harpage ne peut s’y résoudre et confie l’enfant à un bouvier. Et, bien entendu, la trahison d’Harpage finira par être découverte. Astyage fait semblant d’être content que l’enfant soit sauf, invite Harpage à un banquet et lui dit d’envoyer son fils jouer avec Cyrus. L’enfant sera égorgé et servi à son père. Á la fin du festin, Astyage a même la cruauté de faire apporter à son hôte une corbeille recouverte d’un linge dans laquelle se trouve la tête et les mains du fils. En les découvrant, Harpage se contient, accepte le “cadeau” et rentre chez lui avec ce qui reste de son enfant. Plus tard, il se vengera en aidant Cyrus à prendre le pouvoir.

Thucydide, lui, ne nous parle pas directement de cette forme extrême de cannibalisme, mais, au livre II (29.3) de “La guerre du Péloponnèse”, il fait une allusion, sans doute évidente pour les lecteurs de son époque, mais obscure pour nous, à “l’acte que les femmes de cette région [Daulis] commirent contre Ithys (τὸ ἔργον τὸ περὶ τὸν Ἴτυν αἱ γυναῖκες ἐν τῇ γῇ ταύτῃ ἔπραξαν)”. Il précise même que, depuis, les poètes appellent le rossignol l’oiseau de Daulis, ce qui ne nous éclaire pas plus… Heureusement, aujourd’hui nous avons internet et nous apprenons que Téreus, marié à Procné, viole sa belle-sœur Philomèle qui, pour se venger, tue son fils Ithys et le lui sert en ragoût. Quand il s’en aperçoit, il pourchasse les deux sœurs qui se transforment, Philomèle en rossignol, Procné en hirondelle. Notons au passage que les noms français des deux espèces européennes de rossignols sont le rossignol philomèle, le plus célèbre, et le rossignol progné, nordique et oriental, mais aujourd’hui non nicheur en Grèce. Je ne connais l’origine de ces noms français. Si Thucydide considère cette histoire comme connue de tous, c’est sans doute qu’elle était le sujet d’une pièce perdue de Sophocle, Téréus.

Beaucoup plus près de nous, ce type de récit me fait penser à l’ogre du Petit Poucet, qui lui aussi est cannibale et qui, s’il ne mange pas ses filles, les égorge de sa propre main, croyant tuer le petit Poucet et ses frères.

Que nous disent toutes ces histoires ? Sans doute, qu’il y a continuité entre le monde d’Hérodote et le nôtre : les mêmes histoires nous fascinent et nous font frémir.

Note : Pour illustrer cette page, j’ai trouvé le passage des Essais (livre I, chapitre 22, De la coustume, et de ne changer aisement une loy receue) où Montaigne raconte l’anecdote que j’ai rapportée plus haut, à propos de Darius interrogeant des Grecs et des Indiens sur leurs coutumes funéraires. Cette image vient du fameux Exemplaire de Bordeaux (source : gallica.bnf.fr / BnF).

Le grec du professeur Cottard

Dans Sodome et Gomorrhe, quatrième tome de À la recherche du temps perdu, Proust décrit le petit train qui va de Balbec à Doncières et que les “fidèles” empruntent pour aller dîner chez les Verdurin, à La Raspelière. Les bavardages vont bon train et Cottard confie : “Le sage est forcément sceptique. Que sais-je ? ‘γνῶθι σεαυτόν’, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours.” Et un peu plus loin : “Mais enfin, je reconnais que Socrate et le reste, c’est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir des talents d’exposition. Je cite toujours le γνῶθι σεαυτόν à mes élèves pour le premier cours. Le père Bouchard qui l’a su m’en a félicité”.

Cottard croit-il que “que sais-je” est la traduction de “γνῶθι σεαυτόν” ? C’est probable. Pourtant, l’expression grecque signifie “connais-toi toi-même”, ce qui est très différent. Et elle n’était pas de Socrate : c’était une inscription gravée sur le temple d’Apollon à Delphes. Il est vrai que Socrate la cite au moins deux fois chez Platon et une fois chez Xénophon. La première se trouve dans Protagoras (343b) : “Et se rassemblant tous, ils [les Sept Sages de la Grèce] dédièrent la fleur de leur savoir à Apollon, dans son temple de Delphes, où ils inscrivirent ces sentences que tout le monde répète, Connais-toi toi-même et Rien en excès“. Il y revient dans Philèbe (48c) où il affirme que l’oubli de ce précepte est à l’origine du ridicule.

La seconde citation se trouve dans les Mémorables de Xénophon, où Socrate se réfère aussi à cette inscription (4.2.24) :

— Dis-moi, Euthydème, est-ce que tu es déjà allé à Delphes ?
— Même deux fois, par Zeus !
— As-tu remarqué le “Connais-toi toi-même” gravé quelque part sur le sanctuaire ?
— Tout à fait.”

Suit une discussion sur ce que signifie cette formule. Quant à “l’excès en tout est un défaut”, cette formule fait penser à la seconde inscription du temple d’Apollon, également citée par Platon : “μηδὲν ἄγαν”, “rien en excès”.

Pour en revenir au “Que sais-je ?”, sauf erreur, ni Platon, ni Xénophon ne le mette dans la bouche de Socrate. La formule vient de Montaigne, dans l’Apologie de Raimond de Sebonde, au livre II des Essais : “Cette fantaisie est plus seurement conceue par interrogation : Que sçay-je ? comme je le porte à la devise d’une balance” (p. 537 de la nouvelle édition de la Pléiade). Selon les notes de cette édition, il avait fait frapper des jetons qui portaient au revers une balance avec l’inscription “ΕΠΕΧΩ” qui veut dire : “Je suspends [mon jugement]” et qui est en fait une formule pyrrhonienne, correspondant bien à l’esprit de ce chapitre des Essais. Par ailleurs, ce mot est l’une des inscriptions peintes sur les poutres de sa bibliothèque. “Que sçay-je ?” en est donc une interprétation plutôt qu’une traduction.

Socrate dit quand même quelque chose d’approchant, mais de différent, dans son Apologie. Parlant d’un “sage” avec qui il était allé discuter il dit : “mais celui-ci croit savoir quelque chose alors qu’il ne le sait pas, tandis que moi, ce que je ne sais pas, je ne crois pas non plus le savoir (21d).” Et deux lignes plus loin, il répète à peu près la même chose : “ἃ μὴ οἶδα οὐδὲ οἴομαι εἰδέναι”. De même, dans Le sophiste, l’Étranger d’Élée affirme (229c) que la plus grande forme d’ignorance est de “croire savoir ce que l’on ne sait pas (τὸ μὴ κατειδότα τι δοκεῖν εἰδέναι)”. On voit que la position de Socrate n’est pas un scepticisme absolu, comme tous les dialogues de Platon le démontre abondamment. Pour lui, savoir qu’on ne sait pas, est juste l’indispensable première étape de l’acquisition d’une connaissance (comme il le montre dans l’exemple de l’esclave de Ménon).

Dans tous les cas, on voit que les souvenirs du professeur sont extrêmement confus et qu’il raconte n’importe quoi avec beaucoup d’assurance. Il est vrai que, dès sa première apparition dans Un amour de Swann, il est présenté comme un parfait imbécile, une fois sorti du domaine médical.