Socrate entre Aristophane et Platon

Socrate descendant des nuages dans la pièce d’Aristophane (gravure du XVIe siècle)

Il n’y a pas longtemps, au mois de juin, ma femme et moi étions invités à un mariage dans le Kent. Il avait lieu dans une de ces petites églises pittoresques dont les Anglais ont le secret. Parmi les lectures qui accompagnaient le service religieux, il y avait un texte de Platon qui racontait comment, à l’origine, les êtres humains étaient doubles, ayant deux têtes, quatre bras et quatre jambes. Comme ils se comportaient mal, Zeus, pour les punir, les coupa en deux et, depuis, les deux moitiés cherchent désespérément à se réunir. Ce désir passionné, c’est l’amour.

On aura tout de suite reconnu le discours d’Aristophane dans le Banquet. J’avoue avoir été un peu surpris par le choix de ce texte, car il n’est pas très sérieux : chacun sait qu’Aristophane ne peut en aucun cas être considéré comme un porte-parole de Platon. Au contraire, l’inimitié entre le poète comique et Socrate (et, par ricochet, Platon), semble avoir été grande. D’ailleurs, au cours de son propre discours, Socrate critique la thèse d’Aristophane (205e), par la bouche de Diotime. Aussi, le discours d’Aristophane me semble n’être qu’un contre-exemple burlesque de ce qu’est, selon Platon, l’amour : celui du Beau (et du Bien), sur la route duquel l’amour humain n’est qu’une étape.

De son côté, Aristophane règle son compte à Socrate dans Les Nuées, une comédie où celui-ci est totalement grotesque. Il prétend être capable d’enseigner à quiconque — contre paiement — comment se débarrasser de n’importe quel contradicteur et convaincre des juges : en gros, c’est le roi des sophistes : un comble pour lui qui, `a travers toute l’oeuvre de Platon, est présenté comme leur plus grand critique.

Certes, le point de vue d’Aristophane est intéressant, puisqu’il représente ce que pensaient peut-être bien d’autres Athéniens. Pourtant, il est tellement chargé, tellement caricatural, il a si peu de points communs — en fait, aucun — avec les Socrate de Platon et Xénophon, qu’on a du mal à croire qu’il contienne une quelconque part de vérité. La pièce a d’ailleurs eu peu de succès, ce qui a vexé l’auteur. Il l’a révisée, mais ne l’a pas une nouvelle fois soumise au public.

Ce qui est quand même inquiétant, c’est que la pièce, loin d’être simplement burlesque et de mauvaise foi, présente les deux chefs d’accusation qui seront invoqués lors du procès de Socrate : ne pas croire aux dieux de la cité (accusation qui, dès la première page des Mémorables, est relevée avec incrédulité par Xénophon, tellement elle lui paraît ridicule) et corrompre la jeunesse.

Dès leur première rencontre, Strepsiadès (qui cherche un sophiste pour l’aider à se débarrasser de ses créanciers) promet, par les dieux, à Socrate de le payer. Mais celui -ci lui rétorque que chez lui, les dieux n’ont pas cours : πρῶτον γὰρ θεοὶ / ἡμῖν νόμισμ᾽ οὐκ ἔστι. (247-248). Plus loin, lorsque Strepsiadès invoque à nouveau Zeus : “Quoi, Zeus ? Ne dis pas n’importe quoi : Zeus n’existe pas !” ποῖος Ζεύς; οὐ μὴ ληρήσεις: οὐδ᾽ ἔστι Ζεύς. (367). Bien sûr, nous sommes dans une comédie, mais le langage prêté à Socrate est quand même raide pour un Athénien de l’époque : l’accusation est grave.

Par ailleurs, c’est son fils Phidippidès que Strepsiadès veut former chez Socrate (il se sent lui-même trop bête). Celui-ci, passionné de chevaux, est responsable des dettes de son père (voir note 1). C’est un bon à rien, mais bien en phase avec la jeunesse dorée d’Athènes : rien d’inquiétant (il faut bien que jeunesse se passe !) En revanche, lorsqu’il sort de l’école de Socrate, c’est un autre homme : il commence par battre son père et se propose d’en faire autant vis-à-vis de sa mère ! En plus, il est lui aussi devenu athée : il est donc vrai que Socrate corrompt la jeunesse.

Aristophane peut-il donc être tenu pour responsable, même indirectement, de la mort de Socrate ? Il faut d’abord regarder les dates : la pièce a été jouée en 423, sans grand succès, comme on l’a dit. Aristophane la révisa vers 419-416, puis l’abandonna. Mais c’est seulement en 399 qu’eut lieu le procès : autrement dit, ces deux chefs d’accusation, s’il faut les prendre au sérieux, ont traîné dans le public pendant au moins une vingtaine d’année.

Dans son Apologie, telle que transmise par Platon, Socrate explique bien que ces accusations sont anciennes et ont été implantées dans le crâne de ses juges alors qu’ils étaient encore jeunes et influençables : οἳ ὑμῶν ἐκ παίδων παραλαμβάνοντες ἔπειθόν τε καὶ κατηγόρουν ἐμοῦ (18b) (ceux qui, dès l’enfance, ont capté votre attention pour vous persuader et m’accuser), et un peu plus loin (18c) : ἔτι δὲ καὶ ἐν ταύτῃ τῇ ἡλικίᾳ λέγοντες πρὸς ὑμᾶς ἐν ᾗ ἂν μάλιστα ἐπιστεύσατε, παῖδες ὄντες ἔνιοι ὑμῶν καὶ μειράκια (vous disant cela quand vous étiez encore à cet âge où l’on est le plus crédule, certains d’entre vous étant enfants ou adolescents). Enfin, il cite nommément Aristophane comme source de tous ces ragots (19c) : ταῦτα γὰρ ἑωρᾶτε καὶ αὐτοὶ ἐν τῇ Ἀριστοφάνους κωμῳδίᾳ (cela, vous l’avez vu vous-même dans la comédie d’Aristophane).

Pour Platon, la responsabilité d’Aristophane est donc claire. On peut quand même se demander si, au cours de ces vingt années, les accusations qui couraient sur Socrate ne se seraient pas émoussées : si elles étaient si graves, il aurait dû être condamné bien plus tôt. Il fallait donc un élément nouveau. Comme beaucoup l’ont déjà dit, ce doit être l’épisode fâcheux de la dictature des Trente, à la fin de la guerre du Péloponnèse, dont certains membres semblent avoir été proches de lui (Critias, Charmide…), même s’il se flatte de ne pas leur avoir obéi lorsqu’ils lui ont demandé d’arrêtre Léon de Salamine (32c-d). Il y a aussi l’effet corrupteur qu’il aurait pu avoir sur Alcibiade (qui, pourtant, n’avait certainement besoin de personne et à qui Socrate aurait plutôt essayé de mettre du plomb dans la tête).

Derni`ere raison pour l’antagonisme entre Aristophane et Platon : celui-ci n’aime pas le rire (République, 388e-389a) et il est choqué qu’Homère se laisse aller à dire qu’un “rire inextinguible s’élève parmi les dieux bienheureux” (ἄσϐεστος δ’ ἄρ’ ἐνῶρτο γέλως μακάρεσσι θεοῖσιν). (Notons au passage que le premier mot de ce vers : “asbestos“, “qui ne peut être éteint”, est le nom anglais de l’amiante.) Autrement dit, Aristophane, qui recherche volontiers le rire gras, serait le premier poète à être chassé de la cité idéale de Platon, selon le livre III de la République.

Tout sépare donc Platon et Aristophane : leurs points de vue sur la comédie, sur Socrate et sur l’amour, ce qui confirme bien ce que je disais au début. Ceci n’empêche pas, bien entendu, d’aimer les deux, tellement ils sont différents : ils occupent des espaces séparés et ne se marchent donc pas sur les pieds…

Note 1 : à cette époque, en Attique, avoir des chevaux de course était un grand luxe. Pourquoi ? Parce que les chevaux ont besoin de prairies qui sont rares dans l’Attique et qui sont ainsi détournées de l’essentielle production de nourriture. Seule la Thessalie, avec sa plaine intérieure, était considérée comme “riche en chevaux”. Dans sa Vie d’Alcibiade, chapitre 11, Plutarque nous dit que celui-ci mit sept chars en compétition aux jeux Olympiques, extravagance inouïe, ce que personne d’autre ne fit jamais, ni avant, ni après, qu’il soit homme privé ou souverain. On comprend facilement pourquoi la passion de son fils pour les chevaux ruine Strépsiadès.