
J’ai déjà utilisé ce titre pour donner un exemple de la perfide méthode socratique, mais je voudrais en donner un autre qui me paraît simple et clair. On le trouve dans Protagoras, dont j’ai déjà parlé et où on voit se mettre en place un débat entre Protagoras et Socrate.
Le but de la visite de Socrate est de savoir ce que le jeune Hippocrate pourra acquérir en suivant les chères leçons du maître et la discussion en vient assez vite à la vertu, à propos de laquelle vous avons déjà vu quelques généralités. En particulier, Protagoras et Socrate la décomposent en cinq parties : la sagesse, la tempérance, le courage, la justice et la piété.
Mais à ce point, Socrate lui pose une question-piège : “selon toi, les parties de la vertu sont-elles comme des parties d’un lingot d’or, qui se ressemblent toutes, ou comme les parties du visage (yeux, nez, oreilles…) qui sont toutes différentes ?” Protagoras choisit, comme nous le ferions sans doute, la seconde option, faisant remarquer qu’il y a des gens courageux qui ne sont pas très futés, ou qui peuvent être injustes (thèse que réfute Platon dans un dialogue comme Lachès où Socrate montre que le vrai courage ne peut être séparé de la “vraie” vertu).
Socrate essaye ensuite de faire dire à Protagoras que la piété est juste et la justice pieuse, donc que les deux sont identiques, mais Protagoras s’en tire assez bien, affirmant que le fait qu’elles aient des similitudes ne veut pas dire qu’elles sont identiques (glissement que Socrate a tendance à faire trop facilement). Voyant sa tentative avortée, il tente alors une autre approche (je paraphrase la discussion) :
“La folie, ἀφροσύνη, n’est-elle pas le contraire de la sagesse, σοφία ?” — Si.
“Par ailleurs, agir avec folie (ἀφρόνως πράττειν) est le contraire d’agir avec tempérance (σωφρόνως πράττειν) ?” — Oui.
“Donc le contraire de la tempérance est la folie ?” — Soit” (le cheminement pour en arriver là est un peu plus long que je ne le raconte).
Par ailleurs, en prenant les exemples du beau et du laid, du bien et du mal, du sourd et de l’aigu, Socrate lui fait admettre que chaque qualité à une seule qualité contraire.
“Or nous avons dit que la sagesse et la tempérance ont toutes deux la folie comme contraire et, par ailleurs, qu’une qualité ne peut avoir qu’une seule contraire. La sagesse et la tempérance sont donc nécessairement semblable.” Protagoras est bien obligé d’admettre, de très mauvaise grâce, que le raisonnement de Socrate est correct.
De mauvaise grâce, parce que lui comme nous (moi, en tout cas) sentons bien que le résultat ne correspond pas à notre compréhension des deux mots “sagesse” et “tempérance”. Une fois de plus, Socrate a mené un raisonnement purement logique, sans s’attaquer directement au sens de ces mots, σοφία et σωφροσύνη qui ont chacun un champ sémantique assez étendu. σοφία, en particulier, signifie à la fois la sagesse, au sens que nous donnons à ce mot (comme quand on parle des sagesses antiques ou orientales, ou de celle d’un “vieux sage”) et la science, le savoir, y compris technique (le savoir, la connaissance, on le verra une autre fois, sont essentiels pour Platon). En ce sens, le contraire de σοφία serait ignorance (ἀμαθία, comme il le dit, par exemple, dans Le Banquet, 203e) et non folie (ἀφροσύνη), ce qui est très différent. Pour la sagesse elle-même, on peut facilement trouver d’autres “contraires” que celui qu’a choisi Socrate. Autrement dit, Protagoras s’est fait avoir, non sur la logique, mais sur le choix des mots. Peut-être aurait-il dû faire appel à Prodicos de Céos qui se trouve là, qui s’intéresse au sens précis des mots (337a-c) et dont, justement, Socrate se moque un peu…
On comprend bien où Platon veut en venir : il cherche toujours l’unité sous la diversité ce qui l’amènera, dans La République, à la théorie des Formes (où des Idées, comme on disait encore lorsque j’étais en Terminale). Pour lui, un homme ne peut être authentiquement courageux que s’il possède aussi les autres composantes de la vertu, sinon il est simplement téméraire, hardi, injuste ou ignorant. C’est une opinion qui se défend très bien ; ce qui choque, c’est la méthode qu’il utilise pour tenter de la démontrer. L’application de notions mathématiques ou logiques à des notions éthiques mal définies (et même indéfinissables par nature, comme le dirait sans doute Wittgenstein) est mal avisé ou malhonnête.
Ainsi, une fois de plus, Socrate a utilisé un tour de passe-passe pour escamoter le vrai débat. En ce sens, il est aussi un sophiste.
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