Qu’est-ce que la vertu ?

Un grand nombre de dialogues de Platon, surtout ceux qui sont considérés comme précoces, traitent de la vertu et de ses caractéristiques. Mais qu’est-ce que la vertu (ἀρετή) au sens grec du mot, ou du moins au sens que lui donne Platon ? Ce n’est ni la “petite” vertu occidentale du XIXe siècle, ni la mâle virtus romaine.

Chez Platon, la vertu se définit d’abord par ses composantes. La liste peut varier d’un dialogue à l’autre, mais la plus complète contiendrait : la sagesse, σοφία, la tempérance ou pondération, σωφροσύνη, le courage, ἀνδρεία, la justice, δικαιοσύνη, et la piété, ὁσιότης ; on la trouve dans Protagoras (349b). Ces valeurs sont tellement importantes que plusieurs d’entre elles font l’objet d’un dialogue spécifique, comme Charmide pour la tempérance, Lachès pour le courage, Euthyphron pour la piété et La République (qui dépasse rapidement son projet initial) pour la justice. Ménon, je l’ai déjà dit, traite de la vertu en général ou, plutôt, du fait qu’elle puisse ou non être enseignée, question que Socrate posait aussi à Protagoras dans le dialogue du même nom.

On voit bien que ce sont surtout là les vertus du parfait citoyen, essentielles dans un pays où la cité est toujours menacée et a besoin de toutes ses forces vives. C’est évident pour la justice et le courage, pour la piété aussi qui, pour les Grecs, est d’abord une question de civisme (l’impiété, on le sait, est l’un des crimes dont Socrate fut accusé). Quant à la tempérance et à la sagesse, même si ce sont d’abord des qualités personnelles, elles forment le socle sur lequel se bâtit le bon citoyen.

La sagesse, sophia, est d’ailleurs une notion assez large qui dépasse la signification actuelle de ce mot : elle inclut aussi le savoir et la science (ou même l’habileté technique). C’est sans doute pour cela qu’au XVIIIe siècle on parlait toujours de “philosophie naturelle” pour les sciences physiques, comme dans le chef-d’œuvre de Newton qui s’intitule Philosophiae naturalis principia mathematica (“Principes mathématiques de la philosophie naturelle”). Et aujourd’hui encore, PhD est un acronyme pour philosophiae doctor.

De ce point de vue, il est intéressant de remarquer que Platon donne ailleurs une autre liste de vertus, beaucoup plus tardive puisqu’elle se trouve dans les Lois (631c), sans doute son dernier ouvrage. Il y en a seulement quatre : l’intelligence (φρόνησις), la tempérance (σωφροσύνη), la justice (διακαιοσύνη) et le courage (ἀνδρεία). La piété a disparu, pour une raison que je trouverai peut-être le jour (un peu lointain) où je lirai vraiment ce long dialogue. Mais, à vrai dire, plutôt que de vertus il parle de biens (τὰ ἀγαθά) et ces quatre-ci sont divins (θεῖα). La phronésis est très proche de la partie “savoir” de la sophia (que nous venons juste de voir). Les trois autres “biens” sont les mêmes que dans la première liste, à ceci près que Platon n’utilise pas exactement le mot sophrosune, mais une expression plus biscornue : μετὰ νοῦ σώφρων ψυχῆς ἕξις, “l’état d’une âme tempérante et réfléchie”. Il semble que Platon n’ait pas voulu utilisé des mots que l’usage a vidé de leur sens et, surtout, dont les sens se recouvrent partiellement ; mais on retrouve bien les quatre composantes de la vertu discutées dans Protagoras et Ménon.

Les vices et les vertus, Notre-Dame de Paris

Si maintenant on considère les vertus chrétiennes, on en trouve des listes diverses plus longues que celle de Platon, illustrées à l’entrée de bien des cathédrales, comme Chartres ou Paris où il y en a douze. Cependant, la liste de l’église catholique actuelle s’en tient à sept : trois vertus “théologales”, la foi, l’espérance et la charité, et quatre vertus “cardinales”, la prudence, la justice, la force et la tempérance. La prudence, ici, est très proche de la sagesse grecque, tandis que la force diffère peu du courage.

Autrement dit, ces quatre vertus cardinales sont les “biens divins” des Lois, et si on leur ajoute la piété, qui résume les vertus théologales, on retrouve celles de Protagoras (on note au passage que la charité n’est jamais évoquée par Platon, du moins dans ce que j’ai lu jusqu’à présent : elle ne semble pas être une valeur qui ait beaucoup préoccupé les anciens Grecs).

Cette coïncidence entre les vertus platoniciennes et les vertus chrétiennes est-elle un hasard ? Je ne le crois pas. Pour moi, elle n’est qu’un exemple de l’influence qu’a eu la pensée grecque et en particulier, platonicienne, sur la religion chrétienne. Certains, comme André Chouraqui (qui a fait une traduction remarquée et “rétro” du Nouveau Testament dans les années 70), pensent que les Évangiles, bien qu’écrits en grec, sont en fait des textes juifs ; pour moi, c’est plutôt le contraire : bien que l’histoire se passe en Palestine et que les personnages soient juifs, les textes sont écrits par des inconnus qui avaient certainement une forte culture hellénique. Et, bien entendu, beaucoup des pères de l’église étaient hellénisants. J’y reviendrai dans la suite de ce blog.

Pour être honnête, il y a quand même une différence importante entre les vertus platoniciennes et chrétiennes, même si les libellés sont presqu’identiques : pour Platon, on l’a vu, ce sont les vertus de l’homme dans la cité, pour les chrétiens ce sont d’abord des vertus personnelles, qui s’incrivent dans le cadre d’une relation entre l’individu et Dieu : nuance !

Pour en finir avec cette page, il faut noter que Platon donne encore une autre liste de cinq vertus (qu’ici il appelle des “ornements de l’âme”) dans Phédon, tout à la fin du discours de Socrate, alors qu’il s’apprête à boire la ciguë (114e) : tempérance (σωφροσύνη), justice (διακαιοσύνη), courage (ἀνδρεία), liberté (ἐλευθερία) et vérité (ἀληθεία). Les trois premières, nous les connaissons déjà ; les deux autres, sont nouvelles : on peut penser que Socrate, condamné à mort par sa cité, ne pense plus aux valeurs civiques mais à celles de l’individu. Liberté (dans la pensée, ce qui n’exclut pas, mais est différent de la liberté de penser) et vérité (sur nous-même et sur le monde) restent aujourd’hui encore des valeurs essentielles.

Note : en haut de cette page, on voit la Prudence, représentée au porche nord de la cathédrale de Chartres. Sur son écu, il y a un serpent, par référence à l’expression “avoir la prudence du serpent”. On retrouve cette vertu et son symbole sur la deuxième illustration : la prudence est le second personnage à partir de la gauche. Pour en savoir plus, je ne peux que conseiller L’art religieux du XIIIe siècle en France d’Émile Mâle, dans “Le Livre de Poche”, livre déjà ancien, mais qui donne la clef de toute l’ornementation des cathédrales, sculptures et vitraux.

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