On a vu que l’homme, bien que soumis au destin, possède une certaine liberté qui affecte la manière dont celui-ci sera réalisé. Mais qu’en est-il des dieux ? Eux sont libres, non ?
En fait, pas vraiment. D’une part, ils sont soumis à une stricte hiérarchie divine, dominée par Zeus. Mais même pour ceux qui sont plus ou moins indépendants de celui-ci, comme Poséidon, il y a encore, une fois de plus, le destin (le destin, chez Homère, semble être quelque chose d’à la fois implacable et diffus : qui prend vraiment les décisions ?)
Ainsi, dans l’Odyssée, lorsqu’au chant IX le Cyclope aveuglé implore Poséidon, son père, de faire en sorte qu’Ulysse ne rentre jamais à Ithaque, il ajoute :
“Mais si c’est son destin [ἔ οἱ μοῖρ’ ἐστὶ] de revoir ceux qui lui sont chers et de revenir dans sa maison bien bâtie et dans sa terre natale, que ce soit tard et dans la douleur, ayant perdu tous ses compagnons, dans un navire qui n’est pas le sien, et qu’il trouve le malheur chez lui. (9.532-535)”
Poséidon a bien entendu cette prière, mais il sait aussi que c’est le destin d’Ulysse d’échapper à ses épreuves une fois qu’il aura atteint le pays des Phéaciens [ἔνθα οἱ αἶσα ἐκφυγέειν μέγα πεῖραρ ὀιζύος (5.288-289)]. C’est pourquoi, lorsque revenant du pays des Éthiopiens il découvre Ulysse sur son radeau, presqu’arrivé chez les Phéaciens, il déclenche une terrible tempête qui le coule, histoire de le retarder, à défaut de pouvoir l’anéantir. Et finalement, il l’abandonne à son triste sort : “erre sur la mer jusqu’à ce que tu arrives chez des hommes favorisés par Zeus : … ἀλόω κατὰ πόντον, / εὶς ὅ κεν ἀνθρώποισι διοτρεφέεσσι μιγήῃς (5.377-378).”
Ainsi, les dieux eux-mêmes ne sont pas libres de modifier le destin (du moins, celui des humains) : ils peuvent seulement entraver temporairement sa réalisation.
Mais qu’est vraiment cet inéluctable destin ? qui le décrète ? Zeus, les Moires, les “Fileuses” ? C’est une question qui n’est pas encore claire pour moi : il vaudra donc mieux la traiter séparément…
Chez Homère encore plus, l’homme est victime des dieux et du destin, et ne fait essentiellement que subir, comme Ulysse. Pourtant, il a quand même un espace de liberté, que Zeus lui-même souligne dès le début de l’Odyssée :
ὢ πόποι (1.32), s’écrie-t-il : “oh, popoï !”, mot que je trouve amusant et qui semble bien traduit par : “oh, misère !”…
“Comme les hommes accusent les dieux ! c’est de nous, disent-ils, que viennent les maux, alors qu’eux-mêmes, par leur propre folie, souffrent au-delà de ce qui est prescrit par le destin (ὑπὲρ μόρον).”
Ce sont ces derniers mots, hyper moron (note 1), qui sont importants. Certes, les hommes ne peuvent pas échapper au destin, mais ils en rajoutent. Deux bons exemples se trouvent dans l’histoire des vents qu’Éole confie à Ulysse et celle des vaches du Soleil.
Dans la première (chant X), Éole accueille Ulysse et ses compagnons avec beaucoup d’hospitalité, enferme les vents contraires dans un sac qu’il confie à Ulysse et le fait repartir avec un vent favorable. Presqu’arrivés à Ithaque, qu’ils voient déjà à l’horizon, Ulysse qui depuis le début gouverne le navire, s’endort épuisé… Ses compagnons, comme des imbéciles, suspectent que le sac contient des richesses qu’Ulysse ne veut pas partager et l’ouvrent, juste pour voir… Les vents s’échappent, la tempête entraîne le navire loin d’Ithaque et c’est reparti pour un tour ! Il reprennent pied sur l’île d’Éole, mais cette fois-ci celui-ci les accueille beaucoup plus froidement et les renvoie sans ménagement : “Ils sont trop cons”, semble-t-il penser (10.28-55).
Quant aux vaches du Soleil, Tirésias a prévenu Ulysse (lors de sa descente aux Enfers) que si lui et ses hommes les laissaient tranquilles, ils pourraient tous rentrer chez eux, après bien des épreuves, mais sains et saufs. Par contre, s’ils en tuaient une seule, alors tous périraient, sauf Ulysse (11.104-115). Inutile de dire que ses compagnons feront ce qui leur a été interdit. C’est le ressort classique d’un nombre sans doute incalculable de contes et autres histoires, à commencer par celle d’Adam et Ève : le héros ou l’héroïne font ce qui leur a été défendu. Pourtant, Circée répète l’avertissement (12. 137-141). Ulysse a tout expliqué à ses hommes qui lui promettent de bien se comporter. Mais quand ils se retrouvent coincés sur l’île du Soleil par un interminable calme plat (ils sont même amenés à manger du poisson, les pauvres), ils craquent (une fois de plus, pendant qu’Ulysse dort) et ce qui devait arriver arrive : le bateau est brisé au cours d’une horrible tempête et tous meurent, sauf Ulysse qui parvient à s’accrocher au mât.
Mais cette fatale folie humaine s’observe dès le début des aventures d’Ulysse, au cours d’un bref épisode, peu connu, ce qui vaut mieux pour la gloire du héros. Sa première escale, après avoir quitté Troie, est Ismaros, une ville de Thrace qu’ils s’empressent de piller, tuant les hommes et enlevant les femmes : petit raid tranquille…
“Là, je pillai la ville et fis périr les habitants [les hommes] ; nous emmenâmes les femmes et beaucoup de richesses hors de la ville et en fîmes le partage…”
Voilà qui est dit sans euphémisme. Malheureusement, d’une part les hommes d’Ulysse ne veulent pas partir tout de suite et font un grand festin sur la plage, d’autre part les habitants de la ville voisine viennent au secours de leurs alliés. Un combat s’ensuit, que perdent les Grecs : six des leurs sont tués. Ils repartent donc la queue entre les jambes…
Bien entendu, c’est Zeus qui est accusé de ce malheur (pour les Grecs) :
“C’est alors que la volonté de Zeus nous fut contraire, nous qui étions marqués par un funeste destin, afin que nous souffrions des maux sans nombre.” C’est vrai, si on ne peut plus piller et massacrer tranquillement, où va-t-on !
Ainsi, tout au long du périple d’Ulysse, ses hommes, mais parfois aussi lui-même, commettent des transgressions qui les font tomber de malheur en malheur, qui étaient généralement évitables. Zeus a donc bien raison de se plaindre : les hommes ont la liberté d’empirer leur sort et ils ne s’en privent pas ; c’est ce qu’on appelle l’hubris, mot grec que Zeus n’utilise pas.
Note 1 : pour ceux qui connaissent l’anglais, je signale que ce moron, accusatif de μόρος (avec un o-micron) : “lot assigné aux hommes par le destin”, n’a rien à voir avec le moron anglais qui signifie “crétin” et qui pourtant vient aussi du grec, mais d’un mot différent : μωρός (avec un o-méga) , “fou, insensé”.
Note 2 : L’illustration de cette page, tirée de l’édition de la Loeb Classical Library, montre la remarque de Zeus citée plus haut. ὑπὲρ μόρον apparaît deux fois, d’abord de façon générale, ensuite à propos du cas particulier d’Égisthe qui est devenu l’amant de Clytemnestre et a tué Agamemnon à son retour.
Dans un texte précédent, je m’étais risqué à un parallèle entre l’Iliade et le Mahabharata. On peut aller plus loin. À la fin de la gigantesque bataille de Kurukshetra, les “méchants” (les Kauravas) sont presque tous morts et les “bons” (les Pandavas) sont vainqueurs, mais ce n’est pas tout à fait terminé. Rappelons que le dessein des dieux était de débarrasser la terre de la classe des guerriers, ce dont s’est chargé Vishnu, sous la forme de Krishna. Or il en reste encore beaucoup dans le camp des vainqueurs. Pendant la nuit qui suit la victoire, les survivants des Kauravas, assistés par Kali elle-même, vont donc pénétrer dans le camp des vainqueurs et “finir le travail”. Seuls survivront Krishna et les cinq frères Pandavas.
Chez Homère, les Grecs ont gagné et les Troyens sont largement massacrés (note 4). Est-ce fini pour autant ? Non, comme nous le voyons dans l’Odyssée. Zeus qui, jusqu’à présent, avait été plutôt impartial, et Athéna qui soutenait les Grecs de tout son pouvoir, ont décidé que les Grecs n’allaient pas s’en tirer comme ça.
C’est surtout Athéna qui agit, comme nous le dit l’aède qui chante chez Télémaque et que nous connaissons déjà :
(Mais alors, dans son coeur, Zeus avait médité un retour funeste pour les Argéens, car tous n’avaient pas été droits, ni justes ; aussi beaucoup d’entre eux subirent un destin contraire, à cause de la terrible colère de celle aux-yeux-étincelants, au-père-puissant.)
Il faut noter qu’ici Athéna n’est pas directement nommée, mais apparaît comme “la fille de son père” ; ailleurs, elle est souvent désignée par : “κούρη Διὸς αἰγιόχοιο, la fille de Zeus qui-porte-l’égide (3.394, par exemple)”. Ici, elle est le bras armé de Zeus, une sorte de Valkyrie (beaucoup plus obéissante que Brünnhilde). On retrouve le qualificatif ὀϐριμοπάτρη (au-père-puissant) en 1.101, lorsqu’elle prend sa lance “avec laquelle elle dompte les rangs des héros”, τῷ δάμνησι στίχας ἀνδρῶν ἡρώων.
Le vieux Nestor, lui, a bien compris et il se hâte de prendre le chemin du retour, une fois Troie conquise, en compagnie de Ménélas, Néoptolème et Ulysse. Ils quittent Agamemnon qui, avant de partir, veut faire un grand sacrifice, une hécatombe, afin d’essayer d’apaiser la colère d’Athéna. Mais Nestor sait bien que cela ne suffira pas. νήπιος (3.146), s’écrie-t-il : “l’innocent !”, car les dieux ne changent pas d’avis comme ça (3.147)…
Ils se regroupent sur l’île de Ténédos (proche de la côte et de Troie) où Ulysse, d’habitude si avisé, change d’avis et rejoint Agamemnon. Nestor lui continue, “ἐπεὶ γίγνωσκον, ὅ δὴ κακὰ μήδετο δαίμων, car je savais que le dieu méditait un malheur (3.166)” (note 1). Aussi, pour Nestor, le retour est une fuite devant la colère des dieux : le verbe φεύγω, fuir, revient trois fois en dix vers (3.166-175). Un vent favorable souffle, mais la porte se refermera vite et Ménélas, qui la rate après avoir dû s’arrêter quelques jours pour enterrer son pilote, sera cueilli par une tempête en passant le cap Maléa, la plus orientale des trois pointes du P´éloponnèse.
Tous ces héros sont fatigués : Nestor est très vieux, Ménélas a retrouvé une sorte de confort “bourgeois”, après avoir lui-même errer pendant huit ans (note 2), Néoptolème (le Pyrrhus de l’Andromaque de Racine) va se marier avec Hermione, fille de Ménélas et d’Hélène (4.5-9) et Ulysse mourra, finalement, d’une vieillesse heureuse, comme le lui prédit Tirésias (11.119-137), mais après une dernière et bizarre épreuve qui a sans doute pour but de régler définitivement son compte avec Poséidon (note 3).
Cela donne souvent, me semble-t-il, une atmosphère crépusculaire à l’Odyssée, malgré toutes les scènes d’action qui ne manquent pas. Comme je l’ai déjà dit, on peut supposer que ce “crépuscule des héros” est un écho lointain de l’effondrement de la civilisation de l’âge du bronze, survenu au XIIe siècle, non seulement en Grèce, qui n’en était pas le centre, mais surtout en Asie Mineure.
Ainsi, si l’on admet que le “dessein de Zeus”, évoqué dans les premières lignes de l’Iliade, était la disparition des héros (chez qui se concrétise une trop grande promiscuité entre les mortels et les immortels), cela est confirmé par l’Odyssée.
Note 1 : On remarque au passage le mot daïmon pour désigner Zeus qui, comme l’a bien montré Vinciane Pirenne-Delforge dans son cours au Collège de France, a un champ sémantique bien plus étendu que le célèbre démon de Socrate, sans parler des démons chrétiens… L’année suivante, elle s’est également attaqué à la notion de héros.
Note 2 : il est épargné, ne serait-ce que parce qu’Hélène étant fille de Zeus et de Léda, il est le gendre du plus puissant des dieux, comme le lui rappelle le Vieux de la Mer : οὕνεκ’ ἔχεις Ἑλένη καὶ σφιν γαμϐρὸς Διός ἐσσι, (4.569).
Note 3 : il devra marcher vers l’intérieur des terres avec un rame sur l’épaule, jusqu’à ce que quelqu’un lui demande ce que c’est, montrant ainsi qu’il est arrivé dans une région où l’on ne connaît rien de la mer. Il fera alors un sacrifice à Poséidon et sera quitte.
Note 4 : il y a quand même une grande différence entre le Mahabharata et les épopées homériques : dans celles-ci on ne trouve pas le camp des bons Grecs et celui des méchants Troyens. Tous sont pitoyables (c’est-à-dire, dignes de pitié), victimes des dieux. Cette absence de manichéisme se retrouve chez Thucydide et aussi, largement, chez Hérodote, et distingue nettement la culture grecque de celle de la Bible, d’Hollywood et, par exemple, du Seigneur des Anneaux.
L’athmosphère du chant II de l’Odyssée est assez lourde : malgré les encouragements d’Athéna (sous les traits de Mentès) au chant I, Télémaque n’arrive pas à s’imposer parmi les Prétendants, ni même parmi le peuple d’Ithaque. On se moque même de lui (2.323-336). C’est sans doute pour cela que Mentès lui a recommandé de changer d’air en allant à Pylos et à Sparte, sous le prétexte de chercher à obtenir des nouvelles de son père (1.279-302).
C’est toujours Athéna, maintenant sous les traits de Mentor, qui l’aide à préparer son départ (trouver un bateau et un équipage). Enfin, le soir vient (2.388) :
δύσετό τ’ ἠέλιος σκιόωντό τε πᾶσαι ἀγυιαί.
(le soleil se couchait, l’obscurité envahissait toutes les rues.)
Je trouve ce vers très évocateur. Je suis `a peu près sûr de l’avoir déjà entendu sous la forme : “le soleil se couchait, déjà l’ombre envahissait les rues”, en voix “off”, sans doute dans un film de Godard, peut-être dans Pierrot le fou, peut-être dans Le Mépris (où, justement, Fritz Lang met en scène l’Odyssée) ; mais mes souvenirs sont très incertains et il est possible que je me trompe complètement… Si ce vers évoque quelque chose à quelqu’un, je suis intéressé !
La première chose à faire, est de tirer le navire à l’eau, action qui revient constamment à travers l’Odyssée, car les navires étaient toujours tirés à terre pour la nuit, peut-être pour éviter que le bois ne s’imprègne d’eau (c’est ce qui arrive aux navires athéniens qui font le siège de Syracuse, au cours de leur désastreuse expédition ; ils ne peuvent pas être tirés à terre et perdent peu à peu leurs qualités marines). Ici, c’est Athéna elle-même qui s’en charge (2.389) : “νῆα θοὴν ἅλαδ’ εἴρυσε (elle tire le vaisseau rapide à la mer)”. Les formules de ce type varient, la plus typique étant du genre : “νῆα μέλαιναν ἐρύσσομεν εἰς ἅλα δῖαν (tirons un noir vaisseau à la mer divine, 8.34)”.
Puis on charge les provisions (surtout du vin et de la farine d’orge, ἀλφίτον qui, à l’époque classique, continueront à former la base de la nourriture des marins), on redresse le mât de sapin, ἱστός εἰλάτινος (2.424), (il est toujours gardé en position horizontale lorsque le navire est au repos), on hisse la voile blanche, ἱστία λευκά (2.426) : tout est prêt !
Athéna, toujours elle, leur envoie un vent favorable :
ἀκραῆ ζέφυρον, κελάδοντ’ ἐπὶ οἴνοπα πόντον
(un vif zéphir qui retentit sur la mer de la couleur du vin, 2.421).
“De la couleur du vin” ? (chez Bérard, “la mer vineuse”, en anglais, “the wine-dark sea”). D’où sort cette expression ? J’avoue que, depuis que j’ai commencé, adolescent, à lire Homère, elle m’a toujours intrigué : sans doute pour cette raison, elle me paraissait “poétique”. Ceci dit, je n’arrive toujours pas à me la représenter… Le dictionnaire allemand de Pape essaie d’expliquer que ce serait une allusion à la couleur d’une mer houleuse et déferlante (des unruhigen, wellenschlagenden Meeres), mais ce n’est pas très convaincant. Peut-être, tout simplement, ne divisons-nous pas le spectre des couleurs de la même façon que les anciens Grecs ?
(Le vent gonfle la voile par le milieu et siffle fort, tandis que le vaisseau va, la vague se soulevant autour de la proue ; et, filant à travers les vagues, il trace sa route.)
On sent la libération que représente ce départ : finies les intrigues de palais, place à l’aventure !
παννυχίη μέν ῥ’ ἤ γε καὶ ἠῶ πεῖρε κέλευθον.
(Toute la nuit et encore à l’aube, il fait route, 2.434)
On pourrait même dire : “il taille la route”, si ce n’était un peu trop familier… On voit que le mot κέλευθος, route, chemin, revient dans les deux derniers vers que je cite. Homère l’utilise en effet souvent pour désigner les routes marines…
On ne sait pas quand, ni par qui, a été faite la division de l’Odyssée en chants, mais cette scène et ce vers sont une belle façon de terminer le second.
Même si le rapport est lointain, ce passage m’a rappelé — peut-être à cause du titre qui nous ramène en Grèce — le beau livre d’ethnologie de Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, paru en 1922, qui décrit la croisière du kula des habitants des îles Trobriand, à l’ouest de la Nouvelle-Guinée. Là aussi, on sent l’exaltation de se lancer en canot sur la mer (qu’il est encore plus difficile d’imaginer comme “vineuse”). Le premier jour, ils s’arrêtent tôt et fêtent leur départ : enfin coupés du village !
Les compagnons de Télémaque, eux, remplissent à ras bord des cratères, κρητῆρας ἐπιστεφέας (2.431), et font des libations “aux dieux immortels et toujours existants”, ἀθανάτοισι θεοῖς αἰειγενέτῃσιν (2.432). Après quoi, ils goûtent sans doute eux-même au vin…
Le grand moment du premier chapitre de Salammbo de Flaubert est l’apparition de celle-ci, au milieu de la fête sauvage des mercenaires, descendant l’escalier du palais d’Hamilcar, suivie d’une théorie de prêtres.
Dans l’Odyssée aussi, en mode mineur, Pénélope apparaît pour la première fois au cours d’un festin (celui, quotidien, des prétendants) descendant l’escalier qui mène à ses appartements au premier étage, accompagnée de deux servantes. Le chant de l’aède, décrivant le retour des héros de la guerre de Troie, est parvenu à ses oreilles, la touchant douloureusement, elle qui attend Ulysse depuis vingt ans, et elle vient lui demander de changer de sujet.
Télémaque intervient et défend le droit de l’aéde à chanter ce qu’il veut, puis il attaque (chant I, 356-359) : “et maintenant, retourne dans ta chambre, occupe-toi de tes affaires, de ton métier à tisser et de ta quenouille, et remets tes servantes au boulot ! C’est aux hommes qu’appartient la parole, surtout à moi qui suis le chef dans cette maison”. Ceci est une traduction libre, mais elle n’exagère pas la brutalité de l’original, choquante de la part d’un si gentil garçon (qui n’est d’ailleurs pas maître dans sa maison, puisqu’elle est envahie par les prétendants…)
Cette dissonance m’a frappé, et je ne suis clairement pas le seul, puisque déjà Aristarque, qui dirigea la bibliothèque d’Alexandrie dans les premiers siècles de notre ère, les avait rejetés comme n’appartenant pas à l’original. Dans sa traduction, Victor Bérard omet aussi ces vers. Ceci est rassurant et montre que les sensibilités n’ont pas tant évolué au cours du temps.
Pénélope remonte donc dans sa chambre mais, comme le précise le poète (une fois que nous sommes revenus au texte accepté par tous) (I, 361) : “elle mit dans son cœur les paroles avisées de son fils, παιδὸς γὰρ μῦθον πεπνυμένον ἔνθετο θυμῴ.” Ces paroles m’ont aussitôt évoqué celles de Marie, dans l’évangile de Luc (2.51), à la fin de la scène où ses parents retrouvent le petit Jésus discutant avec les docteurs de la loi : “Et sa mère conservait avec soin toutes ces paroles dans son cœur, καὶ ἡ μήτηρ αὐτοῦ διετήρει πάντα τὰ ῥήματα ἐν τῇ καρδίᾳ αὐτῆς.” Je ne prétends pas qu’il y a un lien direct entre les deux passages : simplement l’expression d’une même idée. Seul change le vocabulaire (μῦθος, parole, devient ῥῆμα, θυμός, cœur, devient καρδία).
Comme les mercenaires de Flaubert, les prétendants sont restés abasourdis par la vision de cette femme qu’ils convoitent tous, comme Homère le dit sans détour : “Et tous priaient de se retrouver au lit à côté d’elle, πάντες δ’ ἠρησαντο παραὶ λεχέεσσι κλιθῆναι.” Ici encore, une correspondance se fait dans mon esprit, plus lointaine et humouristique, avec le passage de Un amour de Swann où Cottard s’écrie, à propos d’Odette de Crécy, “je préfèrerais l’avoir dans mon lit que le tonnerre !”
Dans Les lois (livre I, 644d), Platon émet l’idée suivante (par la bouche de l’Étranger d’Athènes) :
“Imaginons que chacun d’entre nous, êtres vivants, soyons des marionnettes créées par les dieux, soit pour leur servir de jouets, soit pour une raison sérieuse (cela, nous n’en savons rien.)”
Ici, il ne s’agit plus d’être, selon l’expression consacrée : “le jouet de forces qui nous dépassent”, mais plus concrètement un jouet (παίγνιον) pour les dieux, une vraie marionnette animée par des cordes ou ficelles (νεῦρα ἢ μήρινθοι). Voilà qui n’est pas très flatteur pour nous, pauvres créatures…
De façon plus noire, désespérée, Shakespeare a exprimé la même idée dans Le roi Lear (acte 4, scène 1) :
“As flies to wanton boys are we to the gods, they kill us for their sport.” (Pour les dieux, nous sommes comme des mouches pour des enfants sans pitié : ils nous tuent pour s’amuser.)
Et Montaigne écrivait (III, 9) : “Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains”, mais cela ne l’empêche pas de rester positif (ils peuvent nous agiter dans les deux sens) : “Notre police se porte mal. Il en a été pourtant de plus malades, sans mourir.”
Je me souviens aussi d’une courte histoire de Moebius, où l’on voit le jeu cruel des dieux, mais je ne l’ai pas sous la main… Autrement dit, l’idée a eu du succès. Je ne sais pas si elle était déjà présente chez l’un des pré-socratiques ; sinon, c’est à Platon qu’il faut en attribuer la paternité. Dans un environnement chrétien, elle me paraît plutôt impie, et Montaigne comme Shakespeare prennent bien soin de parler “des dieux” et non de “Dieu” (mais il ne faut pas oublier que les malheurs de Job ne sont que le résultat d’un pari stupide entre Yavhé et Satan : encore un jeu cruel des dieux).
Presque toutes les religions ont des mythes de création ; peu nous expliquent pourquoi l’homme (et la femme) ont été créés. Le Catéchisme de l’Église catholique a, dès sa première phrase, une explication intriguante :
“Dieu, infiniment Parfait et Bienheureux en Lui-même, dans un dessein de pure bonté, a librement créé l’homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse.”
L’idée d’un dieu “parfait en lui-même” est familière pour un lecteur de Platon (τέλειος αὐτος καθ’ αὑτόν, aurait-il dans doute écrit). Mais dans ce cas pourquoi a-t-il eu besoin de créer l’homme (et la femme) ? On nous le dit, c’est par “pure bonté”. Le mot “bonté”, dans ce contexte, n’a aucun sens : on ne lui a rien demandé, pourrait-on dire, et que signifie “être bon” envers quelque chose qui, à priori, n’existait pas ?
Juste après, le mot “librement” est tout aussi étonnant : évidemment qu’il était libre, puisqu’il était parfait et bienheureux. Finalement, en quoi participons-nous à sa “vie bienheureuse” ? Certainement pas dans ce monde, surtout pour une bonne partie de l’humanité ; dans “le monde d’après la mort”, alors ? Mais dans ce cas, pourquoi passer par la case “vie sur terre” ? Pour faire le tri ? Mais alors, etc., etc. : j’arrête là. J’imagine que pour répondre à toutes ces questions naïves, il faut un doctorat en théologie…
En conclusion, l’humanité est un peu comme un chien perdu dont Dieu n’avait pas vraiment besoin, mais que “par pure bonté”, il a pris sous son toit pour lui faire partager “sa vie bienheureuse”. Ici l’homme n’est plus un jouet, mais un animal de compagnie : belle promotion !
Je me suis laissé emporter un peu loin de mon point de départ, mais il fallait que je vide mon sac. C’est chez des amis que j’ai feuilleté ce catéchisme, mais j’avoue ne pas avoir été plus loin que les deux premières lignes.
Plus sérieusement, la phrase qui ouvre ce billet est, pour moi; un exemple de ce qui rend passionnante la lecture de Platon : elle est toujours stimulante. Au détour de bien des pages on tombe sur des idées qui n’ont rien à voir avec le sujet officiel du dialogue, que l’on peut trouver bizarres — là n’est pas la question — mais qui surprennent ou ravissent, comme dans une randonnée où on découvre toujours de nouveaux points de vue : la lecture de Platon n’est pas “plate”.
Du temps où les femmes n’avaient pas de travail leur procurant un revenu propre, elles étaient entièrement dépendantes de leurs maris pour leur statut social. C’est encore le cas pour certaines aujourd’hui, ce l’était encore largement jusqu’au milieu du siècle dernier, et même un peu au-delà. On comprend donc que cette question de statut social ait pu créer des tensions au sein des couples et on en trouve de nombreux exemples dans la vie courante, ainsi que dans la littérature ou le cinéma.
Il n’est pas difficile d’imaginer que ce phénomène ait été tout autant marqué dans la Grèce antique où la femme était confinée dans son foyer. Platon, justement, dans La République, nous trace un portrait de la femme irritée par le manque d’ambition de son mari. Il décrit ce que ressent le jeune homme qui entend toujours sa mère se plaindre (livre VIII, 549c-d) :
“Il entend d’abord sa mère être frustrée de ce que son mari ne fasse pas partie des instances dirigeantes, si bien qu’elle est regardée de haut par les autres femmes ; voyant aussi qu’il n’attache pas une grande importance aux richesses et qu’il ne débat ni n’échange d’insultes au tribunal ou dans les débats publics, mais prend tout cela à la légère, comprenant qu’il ne s’occupe que de lui-même et qu’au fond il ne la méprise pas, mais n’en fait pas non plus grand cas, elle est excédée par tout cela, et lui dit que son père est une lavette (ἄνανδρός) et qu’il est d’une nature trop facile, et toutes sortes d’autres choses du même genre, telles que les femmes ont l’habitude d’en débiter à propos de ce type d’hommes.”
Ce portrait n’a pas vraiment vieilli et je le trouve très drôle : on croirait entendre Bonemine se plaindre d’Abraracourcix au d´ébut des Lauriers de César. Certains d’entre nous ont peut-être entendu leur mère accuser ainsi leur père de ne pas être un mâle alpha. On pourrait le trouver misogyne, mais, je le répète, il appartient à une époque à peu près révolue.
Il y a aussi, dans ce portrait, un détail qui, je crois, résume bien l’attitude de Socrate par rapport à Xanthippe, telle que je l’ai d´écrite plus tôt : “au fond, il ne la méprise pas, mais n’en fait pas non plus grand cas (ἑαυτὴν δὲ μήτε πάνυ τιμῶντα μήτε ἀτιμάζοντα)”. Et il est également vrai “qu’il ne s’occupe que de lui-même”, surtout chez Platon, même si, en apparence, il passe son temps à échanger avec les autres : il ne s’agit pas de dialogues au sens naïf du mot. La seule chose qui l’intéresse, c’est sa “recherche” (le Socrate de Xénophon me paraît plus “humain”).
Kyra Petrovskaya, tireur d’élite pendant la Seconde Guerre Mondiale
Dans le livre V de la République, Platon stipule une parfaite égalité hommes-femmes parmi ses “Gardiens” (l’aristocratie dirigeante de sa cité idéale) : même à notre époque, ce sont des idées qui ont encore du mal à passer.
Le plus impressionnant est que ce n’est pas une idée qu’il exprime “en passant” et qui pourrait être sujette à interprétation ; au contraire, il l’examine en détail. Son argumentation de départ est intéressante : certes, les hommes et les femmes sont différents, d’un côté par leur rôle dans la procréation, de l’autre par leur force physique (454d-e). Mais ceci n’est pas une raison pour exclure les femmes, car ces caractéristiques n’ont rien à voir avec les qualités nécessaires pour la défense et le gouvernement de la cité (455d). Ainsi, une femme et un homme peuvent être aussi bons médecins l’un que l’autre, alors qu’un bon médecin n’est pas forcément un bon menuisier (545d)… Pour les domaines qui nous intéressent, il n’y a donc pas une nature féminine et une nature masculine. Ces réflexions sont assez modernes et l’exemple de la médecine est particulièrement bien choisi, puisque de nos jours il y a en effet plus de femmes que d’hommes dans cette profession (du moins, dans les pays de culture “occidentale”). Il en conclut que c’est la séparation des rôles entre les sexes, telle qu’elle était à son époque, qui est contraire à la nature (456c).
Il en d´écoule que les femmes doivent recevoir la même éducation que les garçons, y compris l’éducation physique et que, comme eux, elles doivent s’exercer nues (les sportives d’aujourd’hui ne sont pas nues, certes, mais elles sont aussi légèrement vêtues que les garçons, se rapprochant ainsi de l’idéal platonicien). À ce sujet il a une belle expression : “elles seront vêtues non pas de tissu, mais de vertu (ἀρετὴν ἀντὶ ἱματίων ἀμφιέσονται)” (457a), ce qui nous fait penser au vers de Victor Hugo dans “Booz endormi” : “vêtu de probité candide [et de lin blanc]”…
Elles doivent aussi aller à la guerre, même si on leur assignera des tâches qui ne requièrent pas autant de force physique que pour les hommes (le cas le plus actuel est celui d’Israël où le service militaire est obligatoire pour les filles comme pour les garçons.) Et elles peuvent bien sûr être des dirigeantes de la cité, d’autant plus que dans ce cas la force physique importe peu (κοιναὶ γάρ που καὶ ἀρχαὶ γυναιξί τε καὶ ἀνδράσι, les postes d’autorité seront bien sûr communs entre les hommes et les femmes, 460b).
En gros, l’idéal de Platon se rapproche de ce qui a été réalisé à grand peine dans certaines sociétés actuelles, et qui est encore refusé dans une partie du monde.
Tout cela est bel et bon. Pourtant, ce qui vient ensuite dans ce livre V — la communauté des femmes et des enfants et les considérations eugéniques attenantes — est un peu “craignos” et, rétrospectivement, nous amène à nous interroger sur les motivations de Platon lorsqu’il prêche l’égalité homme-femme. Il semble seulement rechercher l’efficacité de sa société dans laquelle les hommes aussi sont enrégimentés.
D’ailleurs, quand on lit Timée, où Platon expose de façon systématique ses théories sur l’univers et la nature humaine, on entend un tout autre son de cloche. Le dieu (la divinité, le créateur) a d’abord créé les hommes, mais, dans sa grande sagesse, il a prévu qu’un jour, à partir de l’homme, il créerait aussi “la femme et les autres animaux (ποτε ἐξ ἀνδρῶν γυναῖκες καὶ τἆλλα θηριὰ γενήσοιντο)” (76d-e), et en a donc tenu compte dans la création de celui-ci. Au moins, la Génèse biblique ne mélange pas la création de la femme et celle des animaux !
Plus loin (90e), il nous explique (rappelons qu’il croit en la réincarnation), que les femmes sont la seconde incarnation d’hommes qui, dans leur première vie, on été lâches et injustes (τῶν γενομένων ἀνδρῶν ὅσοι δειλοὶ καὶ τὸν βίον ἀδίκως διῆλθον, κατὰ λόγον τὸν εἰκότα γυναῖκες μετεφύοντο ἐν τῇ δευτέρᾳ γενέσει) : voilà qui explique tout ! Nous voici très loin de l’´égalité homme-femme.
Ce sont là deux passages assez comiques du Timée… En bien d’autres endroits de son œuvre, il exprime son peu de respect pour les femmes. Même dans la République, on voit parfois le naturel revenir au galop. Ainsi, toujours dans le livre V, il nous dit (469d) qu’il est inacceptable de dépouiller les cadavres des ennemis vaincus (à part leurs armes) et que c’est le signe d’une “âme mesquine et feminine, γυναικείας τε καὶ σμικρᾶς διανοίας“. D’ailleurs, même dans sa société égalitaire où le mariage est sacré, les jeunes hommes les meilleurs à la guerre auront, comme récompense, le droit de baisouiller plus librement que les autres (ἡ ἐξουσία τῆς τῶν γυναικῶν συγκοιμήσεως, 460b), ce qui leur permettra de répandre leurs gènes, mais il n’y a pas de dispostion symétrique pour les femmes…
Comment concilier ces deux approches ? Je sais que beaucoup de choses — que je n’ai pas lues — ont été écrites sur cette question… Pour ma part, je me risquerai à dire que son premier point de vue est théorique, le second culturel, lié à la situation de Platon dans son siècle, ou encore en disant que le premier concerne la femme idéale dans la cité idéale, la seconde la femme de son temps, qui vit dans une soci´été où la femme est confinée chez elle (comme Xénophon l’explique en détail dans l’Économique) et se doit d’être invisible, comme nous l’a confirmé Périclès (selon Thucydide).
Ceci dit, pourquoi Platon a-t-il mis dans la bouche d’une femme, Diotime, son important discours sur l’amour dans Le Banquet, et, plus accessoirement, attribué à Aspasie, la brillante compagne de Périclès, l’oraison funèbre qu’il récite dans Ménexène ? Notons tout de suite que ce dernier discours est sans grand intérêt (à mon très humble avis), surtout comparé à celui de Périclès / Thucydide. Les intentions de Platon sont peut-être parodiques ou ironiques : nous pouvons donc l’oublier.
Le cas de Diotime est plus intéressant. Elle n’est pas connue par ailleurs et Socrate nous dit simplement que c’était une femme de Mantinée (en Béotie), γυνὴ Μαντινικὴ Διοτίμα (201d). Il nous dit qu’elle est savante en bien des choses, outre l’amour. Par exemple, en conseillant aux Athéniens de sacrifier, elle avait retardé de dix ans la peste qui les frappa pendant la guerre, celle que décrit par Thucydide (en fait, il aurait peut-être mieux valu que cette épidémie ait lieu avant la guerre que pendant). Autrement dit, elle est aussi un peu devineresse, ce qui est confirmé par le jeu de mot, noté par bien d’autres que moi, entre Μαντινικὴ (de Mantinée) et μαντικὴ (divination). Il me semble qu’en situant son discours-dialogue en dehors du cadre de ce banquet, et en le confiant en outre à une femme, visiblement expérimentée, Platon lui donne beaucoup plus de poids : de même que la Pythie de Delphes transmet le message d’Apollon, interprété par un prêtre, Diotime transmet aussi un message divin, interprété par Socrate (qui, dans Phédon, se déclare serviteur d’Apollon).
Ainsi, le rôle d’oracle accordé à une femme en particulier ne préjuge en rien du respect, ou non, de Platon envers les femmes en général.
Socrate descendant des nuages dans la pièce d’Aristophane (gravure du XVIe siècle)
Il n’y a pas longtemps, au mois de juin, ma femme et moi étions invités à un mariage dans le Kent. Il avait lieu dans une de ces petites églises pittoresques dont les Anglais ont le secret. Parmi les lectures qui accompagnaient le service religieux, il y avait un texte de Platon qui racontait comment, à l’origine, les êtres humains étaient doubles, ayant deux têtes, quatre bras et quatre jambes. Comme ils se comportaient mal, Zeus, pour les punir, les coupa en deux et, depuis, les deux moitiés cherchent désespérément à se réunir. Ce désir passionné, c’est l’amour.
On aura tout de suite reconnu le discours d’Aristophane dans le Banquet. J’avoue avoir été un peu surpris par le choix de ce texte, car il n’est pas très sérieux : chacun sait qu’Aristophane ne peut en aucun cas être considéré comme un porte-parole de Platon. Au contraire, l’inimitié entre le poète comique et Socrate (et, par ricochet, Platon), semble avoir été grande. D’ailleurs, au cours de son propre discours, Socrate critique la thèse d’Aristophane (205e), par la bouche de Diotime. Aussi, le discours d’Aristophane me semble n’être qu’un contre-exemple burlesque de ce qu’est, selon Platon, l’amour : celui du Beau (et du Bien), sur la route duquel l’amour humain n’est qu’une étape.
De son côté, Aristophane règle son compte à Socrate dans Les Nuées, une comédie où celui-ci est totalement grotesque. Il prétend être capable d’enseigner à quiconque — contre paiement — comment se débarrasser de n’importe quel contradicteur et convaincre des juges : en gros, c’est le roi des sophistes : un comble pour lui qui, `a travers toute l’oeuvre de Platon, est présenté comme leur plus grand critique.
Certes, le point de vue d’Aristophane est intéressant, puisqu’il représente ce que pensaient peut-être bien d’autres Athéniens. Pourtant, il est tellement chargé, tellement caricatural, il a si peu de points communs — en fait, aucun — avec les Socrate de Platon et Xénophon, qu’on a du mal à croire qu’il contienne une quelconque part de vérité. La pièce a d’ailleurs eu peu de succès, ce qui a vexé l’auteur. Il l’a révisée, mais ne l’a pas une nouvelle fois soumise au public.
Ce qui est quand même inquiétant, c’est que la pièce, loin d’être simplement burlesque et de mauvaise foi, présente les deux chefs d’accusation qui seront invoqués lors du procès de Socrate : ne pas croire aux dieux de la cité (accusation qui, dès la première page des Mémorables, est relevée avec incrédulité par Xénophon, tellement elle lui paraît ridicule) et corrompre la jeunesse.
Dès leur première rencontre, Strepsiadès (qui cherche un sophiste pour l’aider à se débarrasser de ses créanciers) promet, par les dieux, à Socrate de le payer. Mais celui -ci lui rétorque que chez lui, les dieux n’ont pas cours : πρῶτον γὰρ θεοὶ / ἡμῖν νόμισμ᾽ οὐκ ἔστι. (247-248). Plus loin, lorsque Strepsiadès invoque à nouveau Zeus : “Quoi, Zeus ? Ne dis pas n’importe quoi : Zeus n’existe pas !” ποῖος Ζεύς; οὐ μὴ ληρήσεις: οὐδ᾽ ἔστι Ζεύς. (367). Bien sûr, nous sommes dans une comédie, mais le langage prêté à Socrate est quand même raide pour un Athénien de l’époque : l’accusation est grave.
Par ailleurs, c’est son fils Phidippidès que Strepsiadès veut former chez Socrate (il se sent lui-même trop bête). Celui-ci, passionné de chevaux, est responsable des dettes de son père (voir note 1). C’est un bon à rien, mais bien en phase avec la jeunesse dorée d’Athènes : rien d’inquiétant (il faut bien que jeunesse se passe !) En revanche, lorsqu’il sort de l’école de Socrate, c’est un autre homme : il commence par battre son père et se propose d’en faire autant vis-à-vis de sa mère ! En plus, il est lui aussi devenu athée : il est donc vrai que Socrate corrompt la jeunesse.
Aristophane peut-il donc être tenu pour responsable, même indirectement, de la mort de Socrate ? Il faut d’abord regarder les dates : la pièce a été jouée en 423, sans grand succès, comme on l’a dit. Aristophane la révisa vers 419-416, puis l’abandonna. Mais c’est seulement en 399 qu’eut lieu le procès : autrement dit, ces deux chefs d’accusation, s’il faut les prendre au sérieux, ont traîné dans le public pendant au moins une vingtaine d’année.
Dans son Apologie, telle que transmise par Platon, Socrate explique bien que ces accusations sont anciennes et ont été implantées dans le crâne de ses juges alors qu’ils étaient encore jeunes et influençables : οἳ ὑμῶν ἐκ παίδων παραλαμβάνοντες ἔπειθόν τε καὶ κατηγόρουν ἐμοῦ (18b) (ceux qui, dès l’enfance, ont capté votre attention pour vous persuader et m’accuser), et un peu plus loin (18c) : ἔτι δὲ καὶ ἐν ταύτῃ τῇ ἡλικίᾳ λέγοντες πρὸς ὑμᾶς ἐν ᾗ ἂν μάλιστα ἐπιστεύσατε, παῖδες ὄντες ἔνιοι ὑμῶν καὶ μειράκια (vous disant cela quand vous étiez encore à cet âge où l’on est le plus crédule, certains d’entre vous étant enfants ou adolescents). Enfin, il cite nommément Aristophane comme source de tous ces ragots (19c) : ταῦτα γὰρ ἑωρᾶτε καὶ αὐτοὶ ἐν τῇ Ἀριστοφάνους κωμῳδίᾳ (cela, vous l’avez vu vous-même dans la comédie d’Aristophane).
Pour Platon, la responsabilité d’Aristophane est donc claire. On peut quand même se demander si, au cours de ces vingt années, les accusations qui couraient sur Socrate ne se seraient pas émoussées : si elles étaient si graves, il aurait dû être condamné bien plus tôt. Il fallait donc un élément nouveau. Comme beaucoup l’ont déjà dit, ce doit être l’épisode fâcheux de la dictature des Trente, à la fin de la guerre du Péloponnèse, dont certains membres semblent avoir été proches de lui (Critias, Charmide…), même s’il se flatte de ne pas leur avoir obéi lorsqu’ils lui ont demandé d’arrêtre Léon de Salamine (32c-d). Il y a aussi l’effet corrupteur qu’il aurait pu avoir sur Alcibiade (qui, pourtant, n’avait certainement besoin de personne et à qui Socrate aurait plutôt essayé de mettre du plomb dans la tête).
Derni`ere raison pour l’antagonisme entre Aristophane et Platon : celui-ci n’aime pas le rire (République, 388e-389a) et il est choqué qu’Homère se laisse aller à dire qu’un “rire inextinguible s’élève parmi les dieux bienheureux” (ἄσϐεστος δ’ ἄρ’ ἐνῶρτο γέλως μακάρεσσι θεοῖσιν). (Notons au passage que le premier mot de ce vers : “asbestos“, “qui ne peut être éteint”, est le nom anglais de l’amiante.) Autrement dit, Aristophane, qui recherche volontiers le rire gras, serait le premier poète à être chassé de la cité idéale de Platon, selon le livre III de la République.
Tout sépare donc Platon et Aristophane : leurs points de vue sur la comédie, sur Socrate et sur l’amour, ce qui confirme bien ce que je disais au début. Ceci n’empêche pas, bien entendu, d’aimer les deux, tellement ils sont différents : ils occupent des espaces séparés et ne se marchent donc pas sur les pieds…
Note 1 : à cette époque, en Attique, avoir des chevaux de course était un grand luxe. Pourquoi ? Parce que les chevaux ont besoin de prairies qui sont rares dans l’Attique et qui sont ainsi détournées de l’essentielle production de nourriture. Seule la Thessalie, avec sa plaine intérieure, était considérée comme “riche en chevaux”. Dans sa Vie d’Alcibiade, chapitre 11, Plutarque nous dit que celui-ci mit sept chars en compétition aux jeux Olympiques, extravagance inouïe, ce que personne d’autre ne fit jamais, ni avant, ni après, qu’il soit homme privé ou souverain. On comprend facilement pourquoi la passion de son fils pour les chevaux ruine Strépsiadès.
Il y a six mois, j’avais écrit un premier billet sur ce sujet passionnant, utilisant surtout mes lectures de Polybe. Depuis, je me suis mis à lire, entre autres, la Description de la Grèce de Pausanias. Ce guide touristique, qui nous décrit une Grèce antique encore intacte, date du deuxième siècle après J.-C., soit environ 300 ans après Polybe. Parmi ses nombreuses digressions, l’auteur trouve le moyen de nous parler des Gaulois et de leur incursion en Grèce vers 279 av. J.-C.
Il nous dit (1.4.1) que “ces Gaulois vivent aux confins de l’Europe, au bord d’une grande mer (οἱ δὲ Γαλάται οὗτοι νέμονται τῆς Εὐρώπης τὰ ἔσχατα ἐπὶ θαλάσσῃ πολλῇ)”. Aux confins de l’Europe… voilà qui nous rappelle le finis terrae des latins, mon Finistère. Cette fois-ci en effet, on pense bien aux Gaulois de France, ou même d’Armorique, d’autant plus qu’il évoque les grandes marées de l’Atlantique, avec leur flux et reflux (ἄμπωτις καὶ ῥαχία). Ceci dit, Hérodote, on l’a vu, dit déjà que les Celtes vivent “au-delà des Colonnes d’Hercule”, près des Kynètes, “qui des habitants de l’Europe, sont ceux qui vivent le plus loin vers le couchant (οἱ ἔσχατοι προς δυσμέων οἰκέουσι τῶν ἐν τῇ Εὐρώπῃ κατοικημένων)” : on retrouve le mot “ἔσχατος : extrême” dans les deux citations. On peut donc se demander si Pausanias n’est pas plutôt influencé par Hérodote, faisant la même erreur que lui et parlant d’un coin du Portugal. Pourtant, à l’époque de Pausanias, on en sait beaucoup plus sur la Gaule et l’Armorique, grâce à Strabon et, bien sûr, César. Mais les a-t-il lus ? On peut se le demander car, plus loin, on entre en pleine légende :
“Et le fleuve Éridanos coule à travers leur pays, au bord duquel, croit-on, les filles du Soleil se lamentent sur le sort de Phaéton, leur frère [mort pour avoir voulu conduire le char du soleil].”
Les Héliades, que leur chagrin métamorphose en peupliers
Hérodote, au moins, faisait passer le Danube dans le pays des Celtes, ce qui est plus réaliste.
Aussi, lorsque Pausanias nous dit que ce sont ces Gaulois de l’extrême-occident qui ont tenté d’envahir la Grèce, on ne le croit pas une seconde : il paraît évident que ces sont des Celtes d’Europe Centrale, centre de leur civilisation, qui ont fait ces raids qui les ont presque amenés jusqu’à Delphes.
Au fond, alors que César et les Romains avaient ouvert la Gaule à la connaissance du monde gréco-romain, Pausanias semble en savoir encore moins qu’Hérodote, qui vivait 500 ans avant lui. D’un point de vue plus général, il est étonnant que la civilisation celte, bien développée, mais sans écriture, ait été si peu connue et discutée par les auteurs grecs, alors qu’Hérodote nous donne toutes sortes de détails, pas tous fantaisistes, sur les Scythes du nord de la Mer Noire.
Pausanias nous dit quand même une chose intéressante en relation avec la question que je me posais dans le texte précédent : “Celtes est le nom qu’eux-mêmes et les autres utilisaient dans le passé (Κελτοὶ γὰρ κατά τε σφᾶς τὸ ἀρχαῖον καὶ παρὰ τοῖς ἄλλοις ὠνομάζοντο)”, ce qui correspond bien à l’emploi de ce mot par Hérodote. Ainsi, Galates ne serait qu’une évolution de Keltoï, ou une variation dialectale. Le lien me paraît en effet direct entre les consonnes “k-l-t” de Keltoï et “g-l-t” de Galates (il me semble avoir déjà lu quelque chose à ce sujet, je ne sais plus où.) Ceci n’a rien d’étonnant si l’on considère l’aire d’expansion des Celtes. Il suffit de voir les variations de la langue bretonne sur un petit territoire, telles que je les entendais il y a soixante ans, lorsqu’elle était langue maternelle de la génération de mes parents.
Pour conclure ces deux articles, il semble bien qu’il ne faut pas trop se casser la tête : Keltoï et Galates (puis Galli en latin) dérivent de la même racine et ne sont que des variations temporelles ou dialectales interprétées par des oreilles grecques ou romaines, et ont à nouveau été déformés en passant dans les langues européennes d’aujourd’hui, donnant dans la nôtre Celtes et Gaulois.