Le miel qui rend fou

Monts Kaçkar, chaine Pontique

C’est au chapitre 7 du livre 4 de l’Anabase de Xénophon que les Dix-Mille, ayant traversé une partie du Moyen-Orient et de l’Anatolie en territoires hostiles, aperçoivent enfin la Mer Noire de la crête d’une montagne et s’écrient : “Thalassa, thalassa !” (ou plutôt : Θάλαττα, θάλαττα, avec le τ attique). Mais ce n’est encore qu’une vision lointaine et il leur faudra marcher plusieurs jours dans cette région de montagnes avant d’atteindre la mer.
Au cours de ce trajet, ils font halte dans une région agréable où ils observent un phénomène étrange :

Les ruches étaient nombreuses en cet endroit et ceux des soldats qui mangeaient du miel perdaient la tête, vomissaient, avaient la diarrhée et ne pouvaient plus tenir debout. Ceux qui en avaient peu mangé paraissaient complètement ivres, tandis que ceux qui en avaient mangé beaucoup déliraient et que d’autres semblaient sur le point de mourir.
Ainsi, beaucoup gisaient, donnant l’impression d’une armée en déroute, et l’inquiétude était grande. Mais le lendemain personne n’était mort et à environ la même heure que celle à laquelle ils l’avaient perdu, il retrouvèrent l’esprit. Le troisième et le quatrième jour ils se relevèrent, avec l’allure d’hommes qui auraient été drogués (Anabase, 4.8.20-21).

On lit ceci en se disant : “Bon, encore une anecdote bizarre, comme il y en a tant dans les histoires anciennes”, et on passe à la suite. Elle m’est quand même tout de suite revenue à l’esprit lorsque, le 16 janvier de cette année, dans le journal anglais The Guardian, je suis tombé sur un article intitulé :
Creating a buzz: Turkish beekeepers risk life and limb to make mad honey“. L’article ne parle pas de l’anecdote de Xénophon, mais cite une semblable mésaventure survenue dans la même région à des soldats de Pompée, quelques trois cents ans plus tard, alors qu’ils poursuivaient l’armée de Mithridate.
Il apparaît que sur les pentes de ces montagnes se trouve une espèce de rhododendron (sans doute Rhododendron luteum) dont le nectar contient un puissant neurotoxique, la grayanotoxine, qui se retrouve ainsi dans le miel local. Aujourd’hui encore, des apiculteurs sont spécialisés dans ce miel intéressant à petites doses et qui coûte environ 300 euros le kilo.
Cette région est celle des monts Kaçkar, proche de la ville actuelle de Trabzon, l’ancienne Trébizonde qui, dans la Grèce ancienne, s’appelait Trapezous (Τραπεζοῦς) : c’est là que les Dix-Mille atteignent enfin la Mer Noire et une colonie grecque : les deux histoires se rejoignent donc à deux mille quatre cents ans de distance. Je dois dire que, trouver la solution de l’énigme du “miel qui rend fou” au hasard d’un journal grand public, m’a “soufflé” et a provoqué dans mon cerveau la décharge de je ne sais quelles endorphines : comme l’a dit Faulkner dans un contexte complètement différent, “le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé” !

Monts Kaçkar, Rhododendron luteum au premier plan

Note 1 : Rhododendron luteum n’est pas précisé dans l’article, mais c’est l’espèce la plus probable. Elle est maintenant répandue dans les parcs et jardins, mais elle est endémique dans cette région. Cette photo a été prise sur place et je l’ai trouvée sur le site d’un randonneur qui a parcouru ces montagnes. L’espèce de rhododendron de jardin la plus commune, R. ponticum, contient aussi la grayanotoxine : ne laissez pas vos abeilles aller butiner n’importe où !

Note 2 : grâce à Denis Constales, je sais maintenant que l’anecdote sur la mésaventure des soldats de Pompée vient de la Géographie de Strabon (12.3.18). Il m’a, de plus, fourni la référence d’un article plus savant d’Abdulkadir Gunduz, Suleyman Turedi et Hikmet Oksuz qui donne plus d’information sur ce miel et son histoire.

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