
On sait que lorsqu’il décida de quitter Moscou, Napoléon avait prévu de prendre une route plus au sud qu’à l’aller, par Kalouga (Калуга sur la carte). Il passerait ainsi dans des régions qui n’avaient pas été dévastées par le passage de la Grande Armée et la stratégie de terre brûlée des Russes, ce qui lui permettrait de ne pas manquer de vivres. Le général Koutouzov (dont le portrait par Tolstoï dans Guerre et Paix est inoubliable) a bien compris cela et, à la bataille de Maloïaroslavets, il barre la route à Napoléon et le force à reprendre la route déjà parcourue à l’aller, par Mojaïsk et Smolensk. Dans la nuit suivant la bataille, qui n’était pas si décisive, Napoléon confère avec ses généraux et, ne voulant pas prendre le risque d’une bataille plus importante le lendemain, décide de reprendre la route de Smolensk.
Note : sur la carte on voit en pointillé bleu le trajet de l’armée française, en rose, celui de l’armée russe (Русская армия) et le site de la bataille de Maloïaroslavets (Малоярославец). Sur le chemin du retour, on trouve le site de la fameuse bataille de Borodino (Бородино) qui ouvrit à Napoléon la route de Moscou (Москва). (Carte de Vissarion at ru.wikipedia, CC BY-SA 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=21202204).
Ce dilemme, Xénophon et les mercenaires grecs de Cyrus l’avaient déjà connu. Après la bataille de Cunaxa, une fois qu’ils ont décidé de ne pas se rendre au roi, Ariaios (un Perse un peu louche qui était dans l’armée de Cyrus, mais a rejoint le roi dès la mort de celui-là), leur propose une alliance selon laquelle il les guidera jusqu’en Ionie où lui-même rentre. Pour sceller cette alliance, lui et les Grecs se prêtent les serments les plus forts (qui, bien entendu, ne valent que la confiance qu’on veut bien leur accorder) et, pour passer aux choses pratiques, Cléarque lui demande quelle route il propose de suivre. Celui-ci répond que s’ils prennent le même chemin (longeant l’Euphrate), ils sont sûrs de mourir de faim (παντελῶς ἂν ὑπὸ λιμοῦ ἀπολοίμεθα). Déjà, à l’aller, ils n’avaient rien trouvé à manger pendant les dix-sept dernières étapes (mais ils avaient des provisions, ce qui n’est pas le cas maintenant). Il propose donc de les conduire par une autre route, plus longue, mais qui leur permettra de trouver des provisions en abondance.
En d’autres mots, ils se trouvent dans la même position que Napoléon. Pour eux, heureusement, les choses se passeront mieux. Les débuts seront difficiles, d’autant plus qu’ils sont accompagnés d’Ariaios et de Tissapherne (un satrape dont nous n’avons pas fini de parler) qui, bien que prétendant les aider, sont de plus en plus inquiétants au fil des jours. Cela se terminera pas la capture par traîtrise de presque tous les chefs de l’armée grecque. Les mercenaires vont continuer à se retirer en longeant le Tigre, prudemment poursuivis par les Perses, jusqu’à ce qu’ils pénètrent dans les régions plus montagneuses de l’Arménie, où les poursuivants abandonneront la chasse.

La retraite n’est pas finie, loin de là, car ils sont maintenant en pays inconnu, sans voie toute tracée, où ils seront aussi confrontés à l’hiver. Mais ils sont au moins maîtres d’eux-mêmes et ils s’en sortiront, comme nous le savons. En tout, ils auront perdu environ deux mille hommes, peut-être un peu plus, sur douze mille au départ, ce qui n’est pas si mal, comparé aux pertes de la retraite de Russie (de l’ordre de 200 000 morts, sans compter les prisonniers et les déserteurs, presqu’aussi nombreux : il ne restent quasiment plus rien de l’armée).
Bien entendu, il est impossible de dire ce qui se serait passé si Napoléon avait risqué une bataille pour forcer le blocage russe à Maloïaroslavets et il ne sert à rien de spéculer : l’histoire ne se répète pas, mais certains dilemmes, ici “de simple intendance”, se retrouvent à différentes époques, avec les choix critiques qu’ils imposent.