
L’expression “la défense Nuremberg” fait d’abord penser à une ouverture inédite aux échecs. En fait, c’est la transcription directe de l’expression anglaise “the Nuremberg defense” qui trouve son application dans un domaine très différent : la défense des criminels de guerre qui prétendent qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres, largement utilisée par les accusés du procès de Nuremberg. Ce fut aussi la principale ligne de défense d’Adolf Eichmann, lors de son procès à Jérusalem en 1961.
Mais cette défense était connue bien avant Nuremberg. Selon ce que j’ai lu sur Wikipedia, elle fut déjà utilisée, mais sans succès, lors de la cour martiale de trois officiers australiens en 1902, pendant la seconde guerre des Boers en Afrique du Sud. D’autres exemples, remontant jusqu’au XVe siècle, sont aussi cités. Mais on peut aller encore beaucoup plus loin dans le temps…
Le discours le plus célèbre de Lysias, contemporain de Socrate et Platon, s’appelle “Contre Ératosthène”. Celui-ci était membre de la tyrannie des Trente, mise en place par les Spartiates après leur victoire définitive sur Athènes en 404. Très vite, un régime de terreur s’installa, dirigé entre autres contre les métèques (μέτοικοι), c’est-à-dire les étrangers installés à Athènes, qui n’avaient pas les droits de citoyens, mais qui pouvaient être riches et considérés, comme Céphale, le père de Lysias, que nous connaissons déjà. (Souvenons-nous, au passage, que dans la France du début du XXe siècle, ce mot était devenu, pour des gens comme Maurras et l’extrême-droite nationaliste et antisémite, une insulte dirigée contre les étrangers établis en France). Le frère de Lysias, Polémarque, celui qui, dans La République, invite Socrate a passer l’après-midi chez eux au Pirée, sera arrêté par Ératosthène, puis condamné à boire la ciguë (il semble que la mort par ce poison était plus pénible, avec troubles digestifs et vomissements, que ne le décrit Platon dans Phédon). On comprend donc le ton vindicatif du discours. À vrai dire, plus encore qu’un orateur, Lysias était un “logographe”, c’est-à-dire qu’il écrivait des discours pour les autres, comme, par exemple, le citoyen qui était accusé d’avoir arraché la souche d’un olivier sacré. À cette époque, il n’y avait pas d’avocat, chacun se défendait (ou accusait) lui-même, d’où l’utilisation de spécialistes pour rédiger des discours. Mais ici, c’est lui-même qui parle puisqu’il est l’accusateur d’Ératosthène.
Interrogeant son accusé, il lui demande :
“As-tu arrêté Polémarque, oui ou non ? — J’ai fait, par crainte (δεδιώς), ce qui avait été ordonné (προσταχθέντα) par les autorités. — Étais-tu présent au Conseil où il a été question de nous ? — Oui. — Étais-tu d’accord avec ceux qui demandaient la mort, ou en désaccord ? — En désaccord. — Afin qu’on ne nous tue pas ? — Afin que vous ne soyez pas tués. — Pensant que notre traitement était injuste, ou juste ? — Injuste.”

Le pauvre Érastosthène a donc simplement obéi aux ordres, parce qu’il avait peur pour lui-même. Il utilise ainsi, avec deux mille trois cent cinquante ans d’avance, la défense Nuremberg : pas mal ! Il y a pourtant des choses qui clochent dans son histoire et que Lysias relève une à une. Pour commencer, s’il avait exprimé son désaccord avec la décision d’arrêter et de mettre à mort Polémarque, — et il n’y a aucun moyen de vérifier ses dires — pourquoi aurait-il été choisi pour cette tâche ? Pour l’éprouver ? Peu convaincant. Ce qui est encore plus troublant, c’est qu’il a arrêté Polémarque en le croisant par hasard dans la rue, alors qu’il allait chez lui. S’il ne voulait pas l’arrêter, il aurait simplement pu faire semblant de ne pas le voir : personne n’aurait pu l’accuser de complicité. Et pourtant, il lui a aussitôt mis le grappin dessus… Enfin, il dit avoir obéi aux ordres. Mais il faisait partie des Trente qui étaient l’autorité suprême : il ne peut donc pas invoquer une autorité supérieure (ἀρχὴ ἰσχυροτέρα) ! Ce n’est pas comme les criminels nazis qui pouvaient se défausser sur Hitler (sans d’ailleurs convaincre personne). Comme le dit Lysias, il ne serait pas possible de rendre la justice “s’il était permis aux Trente de dire qu’ils agissaient sur ordre des Trente”.
On ne sait pas comment se termina le procès d’Ératosthène. Il est possible que, dans un esprit d’apaisement (comme on dit de nos jours), il n’ait pas été condamné, d’autres, plus coupables, l’ayant été avant lui. Comme on le voit, les temps n’ont guère changés et l’esprit humain travaille toujours de la même manière : c’est cela (et bien d’autres choses) que je trouve passionnant.