
Il s’agit là du titre d’une parodie de films de karaté datant de 1973. Je ne suis pas allé le voir, mais je me souviens des affiches dans le Quartier Latin au moment de sa sortie : c’est un titre cocasse qui attire l’attention ! Malheureusement, maintenant encore c’est la première idée qui me vient à l’esprit lorsque j’entends ou lis le mot “dialectique”.
À vrai dire, je ne serais pas capable de faire un exposé sur la dialectique et son évolution à travers les âges. Je sais simplement que le mot vient du grec διάλεκτος, discussion, d’où : ἡ διαλεκτικὴ [τέχνη], [l’art de] la discussion. Les dialogues de Platon en sont les premiers fleurons, au sens premier du mot, puisque la plupart d’entre-eux ont une forme dialoguée. Mais certains contiennent aussi des discours, comme le célèbre Banquet ou Phèdre, ou encore des récits appelés mythes, comme celui de l’Atlantide, dans Critias et Timée, qui a tellement fait rêver, ou celui d’Er le Pamphylien, mon préféré, à la fin de La République.
La plupart des dialogues commencent par une approche naïve d’une notion commune, comme le courage, la connaissance, la justice ou l’amour. Celle-ci est exprimée par un interlocuteur de Socrate qui, par un jeu de questions-réponses, en démontre l’insuffisance ; suit une nouvelle tentative de définition qui tente de surmonter ces limites et c’est ainsi que le dialogue progresse, soit jusqu’à une aporie, comme nous l’avons déjà vu, soit , plus rarement, vers une réponse claire, comme dans Phédon (sur l’immortalité de l’âme) ou La République (sur la justice).
Ceci dit, le dialogue n’est pas indispensable à cette progression, comme on le voit dans le Banquet qui est composé de six discours sur l’amour et qui se termine par un magnifique éloge de Socrate par un Alcibiade complètement ivre (rond comme un coing). Le discours de Socrate, le dernier des six, est lui-même le récit d’un dialogue entre celui-ci et une certaine Diotime et il élève le débat. Cette élévation par la confrontation d’idées est la base de la dialectique platonicienne.
Confrontation d’idées ? Il est intéressant de regarder comment se passe, en pratique, un dialogue platonicien.
Chez Platon, dialogue ne signifie pas qu’il y a égalité de temps de parole entre les participants : c’est Socrate qui mène le jeu, à moins qu’il ne cède la place à Diotime, comme on vient de le voir, ou à l’Étranger d’Élée, comme dans Sophiste. Mais en général, c’est Socrate qui parle et son interlocuteur se contente de brèves réponses, presque toujours d’approbation, comme on en a vu un exemple avec l’esclave de Ménon.
Quand on a lu quelques dialogues, on commence à connaître par cœur toutes ces expressions, tellement elles sont répétitives. En voici quelques-unes tirées de Phédon :
ναί : oui,
δοκεῖ μοι : il me semble,
δῆλον : c’est évident
πάνυ μὲν οὖν : tout à fait, absolument,
πάνυ γε : tout à fait,
ἀληθῆ / ἀληθῆ λέγεις / ἀληθέστατα : c’est vrai, tu dis vrai, parfaitement vrai
φαίνεται : il semble (bien),
ἔοικεν : apparemment,
οὕτως : c’est ainsi,
κινδυνεύει : c’est probable (cela risque [d’être vrai]),
ἀνάγκη : nécessairement,
πῶς γὰρ οὔ / πῶς δ’ οὔ : évidemment (et comment non ?),
ἔστι ταῦτα : c’est cela, c’est ainsi,
τὶ γάρ ἄλλο : comment pourrait-il en être autrement (quoi d’autre ?),
οἶμαι ἔγωγε : c’est ce que je pense,
φημί : d’accord (je dis [la même chose]),
qui reparaissent continuellement, ou, plus rare :
ὑπερϕυῶς ὡς ἀληϑῆ λέγεις : c’est fantastique à quel point tu dis vrai ! (Phédon, 66a).
Parfois, quand même, l’interlocuteur a du mal à suivre :
πῶς λέγεῖς : comment dis-tu ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
οὐ μανθάνω ὅτι λέγεις : je ne comprends pas ce que tu veux dire…,
ce qui donne à Platon/Socrate l’occasion de mieux expliquer son propos.
L’autre rôle de l’interlocuteur est de formuler des propositions plus ou moins naïves et insuffisantes pour lancer ou relancer le discours de Socrate.
Le reste du temps, c’est Socrate qui parle et pose des questions du genre : “est-ce qu’on ne pourrait pas dire que… ?” qui n’appellent qu’une seule réponse, ce qu’on appelle des “questions fermées à choix unique”. L’interlocuteur n’a ni le temps, ni le droit de qualifier sa réponse, encore moins le droit de revenir en arrière pour nuancer une réponse qu’il a faite un peu trop vite. Puis Socrate continue : “s’il en est ainsi, ne peut-on dire que…”, etc. Il construit ainsi, maillon par maillon, toute une chaîne de raisonnement qui, à la grande surprise de son interlocuteur, va se terminer par des conclusions qui contredisent son assertion initiale (on en verra des exemples une autre fois). C’est à peu près ce qu’en maths on appelle une démonstration par l’absurde.
Cette méthode est insidieuse car, bien souvent, les questions sont tellement anodines que l’interlocuteur y répond sans réfléchir et sans savoir où Socrate veut en venir. Et quand le couperet de la contradiction tombe, il ne comprend pas ce qui lui arrive… C’est ce que Ménon, encore lui, exprime très bien :
“Et maintenant, il me semble que tu m’as completement ensorcelé par tes philtres et tes incantations [καὶ νῦν, ὥς γέ μοι δοκεῖς, γοητεύεις με καὶ φαρμάττεις καὶ ἀτεχνῶς κατεπᾴδεις], si bien que tu m’as mis dans un embarras complet ; et, si je puis me permettre, tu me fais tout à fait penser, aussi bien par l’allure que par le reste, à ce poisson de mer plat qu’on appelle la torpille : en effet, quiconque l’approche et la touche, se retrouve engourdi.”
La comparaison est bien vue, mais un peu inquiétante : est-il sain que le résultat d’un échange avec Socrate soit ou la confusion, ou une vérité à laquelle on ne comprends pas comment on est arrivé et qui, du coup, n’est pas vraiment convaincante ? Socrate dira que son but est d’abord de convaincre l’interlocuteur qu’il ne sait pas, alors qu’il croyait savoir comme, une fois de plus, l’esclave de Ménon :
“En le mettant dans l’embarras [ἀπορεῖν, toujours le même mot…] et en l’engourdissant comme une torpille [ναρκᾶν ὥσπερ ἡ νάρκη], lui avons-nous fait du tort ?“, dit-il en s’adressant à Ménon.
On ne peut certes pas reprocher à Socrate de démontrer à quelqu’un que ce qu’il croyait évident ne l’est pas : c’est même très sain. C’est plutôt la façon dont il y arrive qui est souvent, à mon humble avis, douteuse : j’en donnerai un exemple dans une prochaine page.
Une autre raison pour laquelle le dialogue socratique n’est pas, à proprement parler, une “confrontation d’idées”, c’est que les échanges sont à sens unique : les interlocuteurs de Socrate sont amenés à reconnaître, bon gré, mal gré, qu’ils se trompaient, jamais le contraire ne se produit. Socrate gagne toujours, c’est l’Hercule Poirot ou le Columbo de la philosophie.
On pourrait peut-être dire que si Socrate est tellement sûr de lui, c’est que toutes ces discussions contradictoires, il les a déjà eues avec lui-même. Dans Le Banquet, Platon nous le montre perdu dans ses réflexions au moment d’entrer chez Agathon (174d et suivants), tandis qu’Alcibiade le décrit pendant la campagne militaire de Potidée, passant plus de vingt-quatre heures debout, figé dans un état second, d’une aube à l’autre, réfléchissant à quelque point (220c-d). C’est pourquoi, lorsqu’il commence une discussion, il sait exactement où il va.
Disons donc, pour l’instant, que le dialogue socratique est un artifice ingénieux que Platon a mis au point pour exposer progressivement ses idées, une machine que l’on regarde fonctionner avec admiration, tout en sachant, dès le début, que l’interlocuteur de Socrate n’a aucune chance.
Note : Je n’ai pas répondu à la question posée dans le titre, mais si les briques sont les idées préconçues, le dialogue platonicien permet facilement de les casser !