Qui était Ménon ?

Même si Ménon a donné son nom à un dialogue de Platon, nous apprenons très peu de choses sur lui à travers le texte même, comme d’ailleurs pour la plupart des autres personnages que Platon a mis en scène. Cependant, Thucydide le cite comme l’un des généraux qui commandent la cavalerie thessalienne venue à l’aide des Athéniens (2.22.3). C’est ce qui explique sa présence à Athènes et la possibilité qu’il a eu de rencontrer Socrate, qui le plaisante justement sur le fait qu’il vient de Thessalie (Ménon, 70a-b).

Mais surtout, pour Ménon, nous avons une autre source d’information : l’Anabase de Xénophon.

Il faut brièvement rappeler l’histoire : le jeune Cyrus, gouverneur (satrape) d’une partie de l’Asie Mineure qui se trouve dans l’actuelle Turquie, décide de se révolter contre son frère devenu Roi et commence par rassembler discrètement différentes troupes de mercenaires grecs, pour se composer une armée de plus de dix milles hommes (sans compter les Perses). Ménon est un jeune général thessalien qui le rejoint avec mille cinq cents hommes, alors que Cyrus s’est mis en route depuis quelques jours. Cette marche les emmènera à proximité de Babylone où aura enfin lieu la confrontation entre les deux frères. Les Grecs enfoncent la partie de l’armée perse qui leur fait face et pensent la bataille gagnée, mais Cyrus, se jetant sur son frère, est tué d’un coup malheureux. Brusquement, les Grecs se retrouvent isolés en pays ennemi. Ils refusent de se rendre et commencent leur retraite. Tissapherne, un autre satrape d’Asie Mineure qui n’a pas pris le parti de Cyrus et qui va suivre le même chemin avec ses troupes pour rentrer dans sa province, prétend les accompagner et leur porter assistance. Cependant, au fil des jours, il devient de plus en plus évident qu’il n’attend qu’une occasion pour leur tomber dessus et les relations entre les deux groupes se tendent.

Inquiet, Cléarchos, le général qui a été choisi pour mener l’ensemble des troupes grecques (un Lacédémonien, bon soldat mais un peu naïf), demande une entrevue à Tissapherne pour tenter d’éclaircir l’atmosphère. Le satrape accepte avec empressement. Cléarchos lui fait un grand discours auquel Tissapherne répond en disant qu’il est vraiment heureux de ces paroles et en protestant, lui aussi, de sa bonne foi. Il propose donc à Cléarchos de revenir le lendemain avec ses généraux pour dissiper définitivement tous les soupçons. Le lendemain, il retourne donc voir le satrape avec quatre autres généraux. Ils sont invités dans sa tente et, à un signal, immédiatement faits prisonniers. Ils seront plus tard livrés au Roi et décapités. L’un d’eux est Ménon.

Le récit de ce traquenard ne prend que quelques lignes et Xénophon le poursuit par un portrait de chacun des cinq généraux qui ont perdu la vie. Celui de Ménon est très négatif. Léon Robin, dans l’édition de “La Pléiade”, remarque que ce portrait est peut-être sujet à caution et W. Lamb dit à peu près la même chose dans l’édition bilingue de la “Loeb Classical Library”.

Xénophon l’accuse surtout d’être prêt à tout pour acquérir des richesses : “Μένων δὲ ὁ Θετταλὸς δῆλος ἦν ἐπιθυμῶν μὲν πλουτεῖν ἰσχυρῶς, ἐπιθυμῶν δὲ ἄρχειν, ὅπως πλείω λαμβάνοι, ἐπιθυμῶν δὲ τιμᾶσθαι, ἵνα πλείω κερδαίνοι. (2.6.21) : Il était évident que Ménon le Thessalien désirait fortement les richesses, qu’il désirait des postes de commandement afin de prendre plus et qu’il désirait les honneurs afin d’en tirer plus de profit.”

Chez Platon, Ménon déclare (77b) que la vertu consiste à désirer les belles choses (“ἐπιθυμοῦντα τῶν καλῶν”) et à être capable de se les procurer (“δυνατὸν εἶναι πορίζεσθαι”), définition un peu bizarre que Socrate n’aura aucune peine à démolir. Pour Ménon, l’acquisition de richesses et d’honneurs est une vertu et, poussé par Socrate, il confirme : “”καὶ χρυσίον λέγω καὶ ἀργύριον κτᾶσθαι καὶ τιμὰς ἐν πόλει καὶ ἀρχάς.(78c) : Et acquérir de l’or et de l’argent, dis-je, et des honneurs dans la cité et du pouvoir.”

Si l’on compare les deux phrases, on retrouve exactement les mêmes trois éléments : richesses, pouvoir et honneurs. À croire que l’un des deux auteurs s’est inspiré de l’autre ! Ceci dit, bien des jeunes gens de bonne famille, à Athènes ou dans toute autre cité, auraient sans doute pu formuler les mêmes souhaits qui sont, après tout, banals pour des ambitieux. Mais il est amusant de voir le Ménon de Platon les citer comme éléments de la vertu !

Est-ce que Xénophon exagère dans son portrait à charge ? C’est bien sûr possible. Mais il ne faut pas oublier qu’il est plus facile de juger la réelle valeur d’une personne au cours d’une difficile campagne militaire, plutôt que sur l’agora d’Athènes, où on se promène avec sa petite suite et où on discute avec les uns et les autres…

Après cette catastrophe et un moment de flottement, les Grecs reprennent leur retraite, presque désespérée : c’est sans doute la partie la plus passionnante du texte de Xénophon, dont j’ai déjà donné deux aperçus (Le revenant et Le miel qui rend fou) qui ne seront pas les seuls.

Quant à Ménon, selon Ctésias (un Grec qui servait de médecin à Artaxerxès), il n’aurait pas été tué en même temps que les autres généraux, mais épargné. Xénophon, lui, dit qu’effectivement il n’a été tué qu’au bout d’un an, mais qu’entre temps il a été longuement torturé. Bien entendu, il ne peut parler que par ouï-dire. Les deux versions sont compatibles avec les accusations de Cléarchos, selon lesquelles il jouait un double jeu avec les Perses.

Note : la carte qui illustre cette page montre la première partie du trajet des Grecs, depuis Sardes (aujourd’hui Sart en Turquie, un site archéologique à 85 km à l’est d’Izmir), jusqu’à Counaxa (en Irak, pas très loin de Bagdad).

Le revenant

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Au livre IV d’Anabase, les dix mille mercenaires grecs dont Xénophon raconte la retraite vers la Mer Noire traversent l’Anatolie en plein hiver, marchant souvent dans une neige épaisse (ce qui montre que le climat n’a pas trop changé depuis cette époque). Xénophon en profite pour décrire l’ophtalmie des neiges (4.5.12-14) et remarquer qu’elle peut être évitée ou mitigée si, en marchant, on fixe les yeux sur quelque chose de sombre, ce qui reste une bonne recommandation. Il s’agit probablement là de la première description de cette affection toujours possible aujourd’hui, si l’on oublie ses lunettes de soleil… D’autres soldats ont les pieds gelés et les ennemis sont sur leurs talons : pendant quelques jours, c’est presque la retraite de Russie…

Dans le livre V, Xénophon revient sur ce moment de la traversée. En effet, un soldat (qui conduisait une mule) l’accuse, devant toute la troupe, de l’avoir frappé. Pour s’expliquer, Xénophon engage avec lui ce dialogue (5.8.8-11) :
“Un homme restait en arrière parce qu’il n’était plus capable de marcher. De cet homme, je savais seulement qu’il était l’un d’entre nous ; je t’ai forcé à l’emporter afin qu’il ne meure point ; en effet, il me semble bien que l’ennemi nous suivait de près.
“L’homme acquiesça.
“Cependant, dit Xénophon, après t’avoir envoyé en avant, je t’ai rattrapé alors que j’accompagnais l’arrière-garde : tu étais en train de creuser un trou pour enterrer l’homme. Je me suis arrêté pour te féliciter [on sait l’importance que les Grecs accordaient aux rites funéraires]. Alors que nous étions tous arrêtés, la jambe de l’homme se replia et tous ceux qui étaient présents s’écrièrent : “il est vivant !” et tu as dit : “tant qu’il veut, car moi, je ne le porte plus !”C’est alors que je t’ai frappé, tu as dit vrai. Il me semblait en effet que, de toute évidence, tu savais qu’il était vivant.
“Et alors, dit-il, n’en est-il pas moins mort, après que je te l’aie montré [encore vivant] une fois arrivés au campement ?
“Certes, répondit Xénophon, mais nous aussi nous mourrons tous : ce n’est pas une raison pour nous enterrer vivant !”

Ceux qui ont vu le film Le revenant d’Alejandro González Iñárritu (2015), avec Leonardo di Caprio, reconnaîtrons ce thème : un homme forcé d’assister un mourant essaye de l’enterrer vivant pour s’en débarrasser (et, coïncidence, dans les deux cas l’histoire se passe dans la neige). Il n’y a certainement aucune filiation directe entre les deux récits : ce type d’incident a dû se reproduire plus d’une fois dans l’histoire de l’humanité. Mais il s’agit d’une de ces histoires qui ont quelque chose de primordial et qui nous font frémir, comme l’a bien exprimé Edgar Poe dans sa nouvelle The Premature Burial, et c’est pour cela que cette histoire nous frappe.

En ce qui concerne Xénophon, tous les soldats, loin de le blâmer d’avoir frappé l’un des leurs, le félicitèrent pour son attitude, et s’écrièrent que le muletier aurait dû recevoir encore plus de coups ! Évidemment, c’est Xénophon qui raconte l’histoire et il lui est facile de se donner le beau rôle, mais de nos jours, les réactions auraient sans doute été les mêmes.

Le miel qui rend fou

Monts Kaçkar, chaine Pontique

C’est au chapitre 7 du livre 4 de l’Anabase de Xénophon que les Dix-Mille, ayant traversé une partie du Moyen-Orient et de l’Anatolie en territoires hostiles, aperçoivent enfin la Mer Noire de la crête d’une montagne et s’écrient : “Thalassa, thalassa !” (ou plutôt : Θάλαττα, θάλαττα, avec le τ attique). Mais ce n’est encore qu’une vision lointaine et il leur faudra marcher plusieurs jours dans cette région de montagnes avant d’atteindre la mer.
Au cours de ce trajet, ils font halte dans une région agréable où ils observent un phénomène étrange :

Les ruches étaient nombreuses en cet endroit et ceux des soldats qui mangeaient du miel perdaient la tête, vomissaient, avaient la diarrhée et ne pouvaient plus tenir debout. Ceux qui en avaient peu mangé paraissaient complètement ivres, tandis que ceux qui en avaient mangé beaucoup déliraient et que d’autres semblaient sur le point de mourir.
Ainsi, beaucoup gisaient, donnant l’impression d’une armée en déroute, et l’inquiétude était grande. Mais le lendemain personne n’était mort et à environ la même heure que celle à laquelle ils l’avaient perdu, il retrouvèrent l’esprit. Le troisième et le quatrième jour ils se relevèrent, avec l’allure d’hommes qui auraient été drogués (Anabase, 4.8.20-21).

On lit ceci en se disant : “Bon, encore une anecdote bizarre, comme il y en a tant dans les histoires anciennes”, et on passe à la suite. Elle m’est quand même tout de suite revenue à l’esprit lorsque, le 16 janvier de cette année, dans le journal anglais The Guardian, je suis tombé sur un article intitulé :
Creating a buzz: Turkish beekeepers risk life and limb to make mad honey“. L’article ne parle pas de l’anecdote de Xénophon, mais cite une semblable mésaventure survenue dans la même région à des soldats de Pompée, quelques trois cents ans plus tard, alors qu’ils poursuivaient l’armée de Mithridate.
Il apparaît que sur les pentes de ces montagnes se trouve une espèce de rhododendron (sans doute Rhododendron luteum) dont le nectar contient un puissant neurotoxique, la grayanotoxine, qui se retrouve ainsi dans le miel local. Aujourd’hui encore, des apiculteurs sont spécialisés dans ce miel intéressant à petites doses et qui coûte environ 300 euros le kilo.
Cette région est celle des monts Kaçkar, proche de la ville actuelle de Trabzon, l’ancienne Trébizonde qui, dans la Grèce ancienne, s’appelait Trapezous (Τραπεζοῦς) : c’est là que les Dix-Mille atteignent enfin la Mer Noire et une colonie grecque : les deux histoires se rejoignent donc à deux mille quatre cents ans de distance. Je dois dire que, trouver la solution de l’énigme du “miel qui rend fou” au hasard d’un journal grand public, m’a “soufflé” et a provoqué dans mon cerveau la décharge de je ne sais quelles endorphines : comme l’a dit Faulkner dans un contexte complètement différent, “le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé” !

Monts Kaçkar, Rhododendron luteum au premier plan

Note 1 : Rhododendron luteum n’est pas précisé dans l’article, mais c’est l’espèce la plus probable. Elle est maintenant répandue dans les parcs et jardins, mais elle est endémique dans cette région. Cette photo a été prise sur place et je l’ai trouvée sur le site d’un randonneur qui a parcouru ces montagnes. L’espèce de rhododendron de jardin la plus commune, R. ponticum, contient aussi la grayanotoxine : ne laissez pas vos abeilles aller butiner n’importe où !

Note 2 : grâce à Denis Constales, je sais maintenant que l’anecdote sur la mésaventure des soldats de Pompée vient de la Géographie de Strabon (12.3.18). Il m’a, de plus, fourni la référence d’un article plus savant d’Abdulkadir Gunduz, Suleyman Turedi et Hikmet Oksuz qui donne plus d’information sur ce miel et son histoire.