Platon féministe ?

Kyra Petrovskaya, tireur d’élite pendant la Seconde Guerre Mondiale

Dans le livre V de la République, Platon stipule une parfaite égalité hommes-femmes parmi ses “Gardiens” (l’aristocratie dirigeante de sa cité idéale) : même à notre époque, ce sont des idées qui ont encore du mal à passer.

Le plus impressionnant est que ce n’est pas une idée qu’il exprime “en passant” et qui pourrait être sujette à interprétation ; au contraire, il l’examine en détail. Son argumentation de départ est intéressante : certes, les hommes et les femmes sont différents, d’un côté par leur rôle dans la procréation, de l’autre par leur force physique (454d-e). Mais ceci n’est pas une raison pour exclure les femmes, car ces caractéristiques n’ont rien à voir avec les qualités nécessaires pour la défense et le gouvernement de la cité (455d). Ainsi, une femme et un homme peuvent être aussi bons médecins l’un que l’autre, alors qu’un bon médecin n’est pas forcément un bon menuisier (545d)… Pour les domaines qui nous intéressent, il n’y a donc pas une nature féminine et une nature masculine. Ces réflexions sont assez modernes et l’exemple de la médecine est particulièrement bien choisi, puisque de nos jours il y a en effet plus de femmes que d’hommes dans cette profession (du moins, dans les pays de culture “occidentale”). Il en conclut que c’est la séparation des rôles entre les sexes, telle qu’elle était à son époque, qui est contraire à la nature (456c).

Il en d´écoule que les femmes doivent recevoir la même éducation que les garçons, y compris l’éducation physique et que, comme eux, elles doivent s’exercer nues (les sportives d’aujourd’hui ne sont pas nues, certes, mais elles sont aussi légèrement vêtues que les garçons, se rapprochant ainsi de l’idéal platonicien). À ce sujet il a une belle expression : “elles seront vêtues non pas de tissu, mais de vertu (ἀρετὴν ἀντὶ ἱματίων ἀμφιέσονται)” (457a), ce qui nous fait penser au vers de Victor Hugo dans “Booz endormi” : “vêtu de probité candide [et de lin blanc]”…

Elles doivent aussi aller à la guerre, même si on leur assignera des tâches qui ne requièrent pas autant de force physique que pour les hommes (le cas le plus actuel est celui d’Israël où le service militaire est obligatoire pour les filles comme pour les garçons.) Et elles peuvent bien sûr être des dirigeantes de la cité, d’autant plus que dans ce cas la force physique importe peu (κοιναὶ γάρ που καὶ ἀρχαὶ γυναιξί τε καὶ ἀνδράσι, les postes d’autorité seront bien sûr communs entre les hommes et les femmes, 460b).

En gros, l’idéal de Platon se rapproche de ce qui a été réalisé à grand peine dans certaines sociétés actuelles, et qui est encore refusé dans une partie du monde.

Tout cela est bel et bon. Pourtant, ce qui vient ensuite dans ce livre V — la communauté des femmes et des enfants et les considérations eugéniques attenantes — est un peu “craignos” et, rétrospectivement, nous amène à nous interroger sur les motivations de Platon lorsqu’il prêche l’égalité homme-femme. Il semble seulement rechercher l’efficacité de sa société dans laquelle les hommes aussi sont enrégimentés.

D’ailleurs, quand on lit Timée, où Platon expose de façon systématique ses théories sur l’univers et la nature humaine, on entend un tout autre son de cloche. Le dieu (la divinité, le créateur) a d’abord créé les hommes, mais, dans sa grande sagesse, il a prévu qu’un jour, à partir de l’homme, il créerait aussi “la femme et les autres animaux (ποτε ἐξ ἀνδρῶν γυναῖκες καὶ τἆλλα θηριὰ γενήσοιντο)” (76d-e), et en a donc tenu compte dans la création de celui-ci. Au moins, la Génèse biblique ne mélange pas la création de la femme et celle des animaux !

Plus loin (90e), il nous explique (rappelons qu’il croit en la réincarnation), que les femmes sont la seconde incarnation d’hommes qui, dans leur première vie, on été lâches et injustes (τῶν γενομένων ἀνδρῶν ὅσοι δειλοὶ καὶ τὸν βίον ἀδίκως διῆλθον, κατὰ λόγον τὸν εἰκότα γυναῖκες μετεφύοντο ἐν τῇ δευτέρᾳ γενέσει) : voilà qui explique tout ! Nous voici très loin de l’´égalité homme-femme.

Ce sont là deux passages assez comiques du Timée… En bien d’autres endroits de son œuvre, il exprime son peu de respect pour les femmes. Même dans la République, on voit parfois le naturel revenir au galop. Ainsi, toujours dans le livre V, il nous dit (469d) qu’il est inacceptable de dépouiller les cadavres des ennemis vaincus (à part leurs armes) et que c’est le signe d’une “âme mesquine et feminine, γυναικείας τε καὶ σμικρᾶς διανοίας“. D’ailleurs, même dans sa société égalitaire où le mariage est sacré, les jeunes hommes les meilleurs à la guerre auront, comme récompense, le droit de baisouiller plus librement que les autres (ἡ ἐξουσία τῆς τῶν γυναικῶν συγκοιμήσεως, 460b), ce qui leur permettra de répandre leurs gènes, mais il n’y a pas de dispostion symétrique pour les femmes…

Comment concilier ces deux approches ? Je sais que beaucoup de choses — que je n’ai pas lues — ont été écrites sur cette question… Pour ma part, je me risquerai à dire que son premier point de vue est théorique, le second culturel, lié à la situation de Platon dans son siècle, ou encore en disant que le premier concerne la femme idéale dans la cité idéale, la seconde la femme de son temps, qui vit dans une soci´été où la femme est confinée chez elle (comme Xénophon l’explique en détail dans l’Économique) et se doit d’être invisible, comme nous l’a confirmé Périclès (selon Thucydide).

Ceci dit, pourquoi Platon a-t-il mis dans la bouche d’une femme, Diotime, son important discours sur l’amour dans Le Banquet, et, plus accessoirement, attribué à Aspasie, la brillante compagne de Périclès, l’oraison funèbre qu’il récite dans Ménexène ? Notons tout de suite que ce dernier discours est sans grand intérêt (à mon très humble avis), surtout comparé à celui de Périclès / Thucydide. Les intentions de Platon sont peut-être parodiques ou ironiques : nous pouvons donc l’oublier.

Le cas de Diotime est plus intéressant. Elle n’est pas connue par ailleurs et Socrate nous dit simplement que c’était une femme de Mantinée (en Béotie), γυνὴ Μαντινικὴ Διοτίμα (201d). Il nous dit qu’elle est savante en bien des choses, outre l’amour. Par exemple, en conseillant aux Athéniens de sacrifier, elle avait retardé de dix ans la peste qui les frappa pendant la guerre, celle que décrit par Thucydide (en fait, il aurait peut-être mieux valu que cette épidémie ait lieu avant la guerre que pendant). Autrement dit, elle est aussi un peu devineresse, ce qui est confirmé par le jeu de mot, noté par bien d’autres que moi, entre Μαντινικὴ (de Mantinée) et μαντικὴ (divination). Il me semble qu’en situant son discours-dialogue en dehors du cadre de ce banquet, et en le confiant en outre à une femme, visiblement expérimentée, Platon lui donne beaucoup plus de poids : de même que la Pythie de Delphes transmet le message d’Apollon, interprété par un prêtre, Diotime transmet aussi un message divin, interprété par Socrate (qui, dans Phédon, se déclare serviteur d’Apollon).

Ainsi, le rôle d’oracle accordé à une femme en particulier ne préjuge en rien du respect, ou non, de Platon envers les femmes en général.

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