Pauvre Xanthippe !

Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui le nom de Xanthippe évoque grand-chose, mais, du temps où les gens “avaient des lettres”, c’était le type même de la mégère ; comme il se doit, Shakespeare y fait référence dans La mégère apprivoisée (I.2 : “as curst and shrewd as Socrates’ Xanthippe”).

Xanthippe (Ξανθίππη) était la femme de Socrate. Platon en parle une seule fois, au début du Phédon (60a). La trière de Délos étant de retour, plus rien ne s’oppose à la mise à mort de Socrate, et son épouse a été autorisée à passer une dernière nuit avec lui. Lorsqu’arrivent les disciples de Socrate, tôt le matin, ils la trouvent assise à côté de lui, un nourrisson dans les bras. En les voyant, elle commence à se lamenter, “οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες (comme les femmes en ont l’habitude)” et Socrate de demander à Criton : “que quelqu’un la ramène à la maison (ὦ Κρίτων, ἔφη, ἀπαγέτω τις αὐτὴν οἴκαδε)”. Et des serviteurs de Criton l’emmène, pleurant et se frappant la poitrine.

Tels sont les adieux, pas vraiment émouvants, de Socrate et de sa famille. On peut bien sûr penser que, leurs adieux, ils les ont faits avant l’arrivée des disciples, mais le moins qu’on puisse dire est que Socrate ne paraît pas très chaleureux vis-à-vis de sa femme. On doit quand même espérer que son vieil ami Criton prendra soin de sa famille…

Dans l’Apologie, Socrate nous dit qu’il a soixante-dix ans ; Xanthippe ayant un petit enfant (παιδίον) dans les bras ne peut avoir guère plus de quarante ans, probablement beaucoup moins. Il y a donc au minimum trente ans d’écart entre Xanthippe et Socrate qui, notons-le, est resté très vert.

Outre ce nourrisson, Socrate a deux autres fils, comme il le dit dans l’Apologie en 34d. Il précise que l’un est déj`a adolescent, tandis que les deux autres sont encore enfants (εἷς μὲν μειράκιον ἤδη, δύο δὲ παιδία). L’aîné, Lamproclès, nous est présenté par Xénophon dans Les Mémorables (Ἀπομνημονεύματα), un recueil de souvenirs sur Socrate (2.2). C’est bien un “ado”, à l’âge critique où on ne supporte plus les réprimandes de ses parents.

Socrate, constatant qu’il est en conflit avec sa mère, se lance avec lui dans un dialogue sur l’ingratitude, mais Lamproclès maintient que, quoi qu’elle ait fait pour lui, il est impossible de supporter son sale caractère (οὐδεὶς ἂν δύναιτο αὐτῆς ἀνασχέσθαι τὴν χαλεπότητα) car, ajoute-t-il, “elle dit des choses que personne ne voudrait entendre, au prix de sa vie” (λέγει ἃ οὐκ ἄν τις ἐπὶ τῷ βίῳ παντὶ βούλοιτο ἀκοῦσαι). Socrate continue gentiment à lui démontrer qu’il a tort de le prendre si mal. Je ne suis pas sûr qu’il y parvienne, mais au moins s’est-il comporté loyalement envers sa femme.

Ailleurs, dans son Banquet (beaucoup plus “terre-à-terre” que celui de Platon, mais, par cela même, pas inintéressant), Xénophon nous rapporte (en 2.9-2.10) que pendant le symposium (ce qui, au sens propre, signifie beuverie), une danseuse jongle avec douze cerceaux. Socrate est impressionné et déclare que c’est là une preuve de plus que la nature feminine n’est pas inférieure à celle des hommes, sinon par le jugement (ah, ah !) et la force physique… Les hommes ne doivent donc pas hésiter à enseigner à leurs femmes ce qu’ils jugent nécessaire qu’elles sachent. Un de ses amis le taquine en faisant remarquer qu’il pourrait commencer par la sienne qui, de toutes celles qui existent, ont existé et existeront, a le plus mauvais caractère (τῶν οὐσῶν, οἶμαι δὲ καὶ τῶν γεγενημένων καὶ τῶν ἐσομένων χαλεπωτάτῃ).

Socrate répond en rigolant (c’est moi qui imagine la scène) que c’est fait exprès, parce que s’il arrive à la supporter, alors il n’aura aucune difficulté avec qui que ce soit d’autre (εὖ εἰδὼς ὅτι εἰ ταύτην ὑποίσω, ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἅπασιν ἀνθρώποις συνέσομαι).

Tels sont les deux passages de Xénophon qui donnent à penser que Xanthippe pouvait être difficile à vivre. À partir de là s’est développée une “légende noire” : l’occasion était trop belle de se moquer un peu d’un philosophe! L’anecdote la plus ridicule décrit Xanthippe renversant un pot de chambre sur la tête de Socrate (comme l’illustre la gravure ci-dessous, datant de 1607, tirée de Wikipedia) !

Si l’on en revient aux témoignages plus ou moins directs de Platon et Xénophon, il semble bien que Xanthippe n’était pas une “douce compagne”, mais elle a des excuses : elle était mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, qui ne ramenait pas beaucoup d’argent à la maison et qui passait son temps à baguenauder sur la place du marché ou à faire la fête avec ses riches copains, tandis qu’elle restait à s’occuper des gosses : elle avait de quoi se fâcher lorsqu’il rentrait enfin à la maison !

Ceci dit, il semble bien qu’une assez grande différence d’âge entre les époux n’était pas rare à cette époque : toujours chez Xénophon, dans l’Économique, Socrate, interrogeant Critobule sur son mariage, lui dit (3.13) : “Tu t’es marié avec elle alors qu’elle n’était encore à peu près qu’une enfant, n’ayant vu ou entendu qu’aussi peu que possible (ἔγημας δὲ αὐτὴν παῖδα νέαν μάλιστα καὶ ὡς ἐδύνατο ἐλάχιστα ἑωρακυῖαν καὶ ἀκηκουῖαν).” Il n’est donc pas étonnant que la question précédente de Socrate soit (3.12) : “Est-il quelqu’un avec qui tu parles moins qu’avec ta femme ? (ἔστι δὲ ὅτῳ ἐλάττονα διαλέγῃ ἢ τῇ γυναικί;)” et Critobule de répondre : “Il n’y a sans doute pas beaucoup !” Par ailleurs, la séparation complète des rôles entre l’homme et la femme, celle-ci restant à la maison, est présentée par Xénophon comme une évidence, toujours dans l’Économique, qu’il illustre par la comparaison entre la maîtresse de maison et la reine des abeilles (à partir de 7.32). Plus loin, Isomaque, lui aussi, dit que sa femme n’avait pas encore quinze ans et était complètement naïve lorsqu’il l’avait épousée (7.5).

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les relations conjugales ne soient pas telles que nous les concevons à notre époque… Ceci dit, trente ans d’écart, au minimum, c’est quand même beaucoup, même s’il faut reconnaître que, au fond, Socrate est compréhensif vis-à-vis de Xanthippe : il la défend auprès de Lamproclès et se tire des railleries de ses amis par une boutade.

Finalement, si l’on tient compte de la misogynie ordinaire des Grecs (et des siècles qui ont suivi), il semble bien que le portrait de Xanthippe a été forcé pour mettre en valeur celui de Socrate et montrer que “chacun doit porter sa croix”. Au lieu de la traiter de mégère, nous devrions avoir pour elle la même indulgence qu’avait Socrate lui-même.

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