Il y a environ 10 ans, lorsque mon fils était encore très jeune, il regardait “Avatar, le dernier maître de l’air”, une série animée qui se passait dans un monde de fantaisie d’inspiration chinoise. Elle était bien faite et il m’arrivait parfois d’en regarder des passages par dessus son épaule. Le héros devait maîtriser les quatre éléments : l’eau, la terre, le feu et l’air.

Il est amusant de voir cette liste encore active. Elle n’est pourtant pas récente ; en Europe, elle vient d’Empédocle, qui vivait au cinquième siècle avant notre ère à Agrigente, en Sicile. Platon l’a reprise, puis Aristote lui a permis de traverser les siècles, après y avoir ajouté l’énigmatique quintessence (le cinquième élément), qui serait l’éther, dont Platon parle déjà dans Phédon (où l’éther est à l’air ce que l’air est à l’eau).
C’est dans Timée que Platon décrit en détail les quatre éléments. Ils sont construits à partir de “particules élémentaires” qui sont le triangle rectangle isocèle et le triangle rectangle dont la longueur de l’hypothènuse est deux fois celle du plus petit côté (c’est donc un demi triangle équilatéral). L’intérêt de ces deux triangles est qu’à partir du premier on peut, en en joignant quatre, construire un carré (deux suffiraient, mais la figure possède ainsi plus de symétries ?) ; à partir du second, on peut construire un triangle équilatéral, mais là aussi, il préfère une construction plus compliquée utilisant six triangles élémentaires.

Il obtient ainsi un second niveau de “particules” plus complexes (comme le neutron ou le proton), toujours en deux dimensions. À partir de celles-ci il peut maintenant construire des volumes, donc passer à la troisième dimension. Avec le triangle équilatéral, il obtient trois solides réguliers : le tétraèdre (quatre faces), l’octaèdre (huit faces) et l’icosaèdre (vingt faces, sachant que “icosa” vient du grec εἴκοσι : 20) ; le carré fournit un seul solide : le cube. On obtient donc en tout quatre élèments : le tétraèdre pour le feu, l’octaèdre pour l’air, l’icosaèdre pour l’eau et le cube (le plus “lourd”) pour la terre. À partir de ces quatre “atomes”, tout le reste est construit.



J’ai utilisé les mots “particules élémentaires” et “atomes” un peu pour plaisanter, mais pas seulement : les processus intellectuels qui gouvernent la conception platonicienne et la nôtre ne sont pas si différents. Dans les deux cas, les particules élémentaires sont, largement, des abstractions mathématiques, la principale différence étant que les nôtres peuvent être détectées expérimentalement (souvent longtemps après qu’elles aient été intuitées, comme le boson de Higgs). L’autre différence est que nous en avons beaucoup plus que Platon.
Il en va de même pour les éléments chimiques : nous en avons aujourd’hui 118, à partir desquels nous arrivons à reconstituer tout ce qui nous entoure. Platon en a quatre : c’est un peu maigre… Il essaie quand même, lui aussi, de recréer à partir d’eux le monde physique et même d’expliquer notre physiologie : inutile de dire que ses explications sont extrêmement confuses et pénibles à lire…
Ce qui est intéressant, malgré tout, c’est que l’idée de départ était bonne. Ce qui est décevant — et ce n’est pas la faute de Platon — c’est que dans la suite des siècles (jusqu’au XVIIIe, environ), cette théorie a été perpétuée telle quelle, sans aucune modification. . Pourquoi personne n’a-t-il eu l’idées d’introduire des éléments supplémentaires, en particulier dans le domaine de la “terre” qui est tellement divers (alors que le feu, lui, n’est même pas un élément) ? Les Grecs, bien sûr, distinguaient déjà clairement des métaux comme l’or, l’argent, le cuivre, l’étain ou le plomb ; mais ils semblent les avoir considérés comme des variations sur les quatre éléments de base, ce qui peut expliquer que les alchimistes aient cru que, par quelques manipulations bien choisies (incluant, en particulier, le soufre et le mercure), ils pourraient transmuter le plomb en or.
Il en va de même pour la théorie des quatre humeurs, également esquissée dans Timée. Pourquoi personne n’a-t-il eu l’idées d’introduire des éléments supplémentaires, en particulier dans le domaine de la “terre” qui est tellement divers (alors que le feu, lui, n’est même pas un élément) ? C’est sans doute une question d’état d’esprit, due à une révérence exagérée pour l’Antiquité, sans doute aussi à un manque total d’intérêt pour la méthode expérimentale que l’on voit, par exemple, dans Théétète et parce que ces quelques éléments suffisaient à leur conception du monde. Les historiens des sciences ont sans doute déjà abordé cette question en détail…
Malgré tout, le modèle platonicien est, finalement, plus précis que celui de Démocrite, né à Abdère en Thrace. Il est célèbre pour avoir postulé un monde fait d’atomes (τὸ ἄτομον ou ἡ ἄτομος) qui, comme leur nom l’indique, sont insécables. Le mot a fait fortune, mais nous savons aujourd’hui qu’ils sont eux-même composés de particules plus petites et que, d’une certaine façon, Platon était sur la bonne piste !