Relation d’ordre

Platon est parfois très irritant…

Dans Phédon (100b), il commence par poser qu’il existe un Beau absolu : ὑποθέμενος εἶναί τι καλὸν αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ. L’expression αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ revient de nombreuses fois, dans différents dialogues et signifie : en soi et par soi (traduction de Léon Robin dans la Pléiade). Rien d’autre n’est beau que par participation à ce Beau (οὐδὲ δι᾽ ἓν ἄλλο καλὸν εἶναι ἢ διότι μετέχει ἐκείνου τοῦ καλοῦ, 100c). On reconnaît la théorie des Formes, développée dans La République.

Socrate ajoute qu’il en va de même pour le Bien, le Grand et tout le reste. Comme pour le Beau, on peut donc dire (100e) : καὶ μεγέθει ἄρα τὰ μεγάλα μεγάλα : et c’est par la Grandeur que les grandes choses sont grandes. Ici, “grandeur” désigne vraiment le fait d’être grand, non pas une “grandeur” physique ou mathématique qui peut être grande ou petite.

Mais que signifie “être grand” ? On peut essayer d’imaginer une définition du Beau absolu ; certain s’y sont essayés au cours de l’histoire de l’art, mais il est impossible d’imaginer un Grand absolu (à moins que ce ne soit un attribut de Dieu ?) : le Grand est une valeur relative qui ne peut se définir que par rapport à une autre valeur : on peut dire que A est plus grand que B (par exemple, un million par rapport à mille), pas que A est grand en soi (un million est beaucoup plus petit que un milliard qui est lui-même beaucoup plus petit que mille milliards). Autrement dit, la grandeur n’est pas une propriété d’un objet, mais une relation entre objets, ce qu’en mathématiques on appelle une relation d’ordre.

En théorie des ensembles, on peut définir la relation d’ordre “plus grand que” de façon abstraite, mais simple, et ensuite montrer qu’elle s’applique dans différents types d’ensembles (le plus évident étant celui des nombres entiers). Au fond, c’est là une manière assez platonicienne de procéder ! Mais cette définition relative de la Grandeur ne convient pas du tout à Socrate (101a) :

Tu n’admettrais pas non plus que l’on dise de quelqu’un qu’il est plus grand qu’un autre d’une tête, et que l’autre est plus petit que lui d’autant, mais tu protesterais que tu n’as rien d’autre à dire sinon que tout ce qui est plus grand qu’un autre, n’est plus grand que par la Grandeur, et que c’est pour cela qu’il est plus grand, à cause de la Grandeur ; le plus petit n’est plus petit que par la Petitesse et c’est pour cela qu’il est plus petit, à cause de la Petitesse. Je pense que tu aurais peur que quelqu’un ne te rétorque, si tu disais que quelqu’un est plus grand d’une tête, ou plus petit, que, d’abord, c’est pour la même raison que le plus grand serait plus grand et le plus petit, plus petit ; ensuite que le plus grand est plus grand par une tête qui est petite, et que ce serait une chose extraordinaire que quelque chose soit grand à cause de quelque chose de petit. N’aurais-tu pas peur de cela?

Et il continue (101b) :

Ainsi, ne craindrais-tu pas de dire que dix vaut deux de plus que huit et que c’est pour cette raison qu’il est plus grand, et non parce que c’est une grande quantité et à cause de la “Grande quantité” ? Et que “deux coudées” est plus grand que “une coudée” par la moitié et non par la Grandeur ?

Il est difficile de donner de cet exemple une traduction qui soit à peu près exacte et ne frôle pas le charabia… On notera, au passage, que Platon vient d’introduire une autre Forme, la “Grande quantité”. Ce texte est surprenant, car tout ce que critique Socrate est évident et très logique. Platon en était certainement conscient (j’espère) et c’est peut-être pour cela que son texte est tellement lourd, avec beaucoup de répétitions : on dirait qu’il cherche à enfoncer le clou. Mais quel clou ? Il veut sans doute choquer notre “sens commun”, pour nous forcer à regarder en face les Formes que sont, ou seraient, la Beauté, le Bien, la Grandeur, la Petitesse, la “Grande quantité”… Y parvient-il ? Il me semble que, même de son point de vue, il pousse un peu trop loin le bouchon en faisant passer pour absolues des notions qui sont par définition relatives.

Dans Théétète, il revient sur ce thème, en discutant la différence entre Être (qui est stable “en soi et par soi”) et Devenir (qui est constamment en flux). Même s’il ne fait pas référence aux Formes, on devine facilement que Platon est pour l’Être. Il utilise à ce propos un exemple très proche de celui cité plus haut au sujet des nombres huit et dix :

Soit six dés ; si tu les mettais à côté de quatre, nous dirions qu’ils sont une fois et demie plus nombreux que les quatre ; s’il y en avait douze, qu’ils sont moins nombreux, en fait la moitié. (154c)”

Une fois de plus, Socrate s’inquiète du fait qu’un même nombre puisse être à la fois plus grand et plus petit et, juste après, que Théétète étant encore jeune, il est plus petit que lui, mais que l’an prochain il sera devenu plus grand, sans que Socrate lui-même ait changé : comment est-il possible que Socrate soit passé de “plus grand” à “plus petit” sans avoir été modifié ? Théétète admet que toutes ces considérations commencent à lui faire tourner la tête… Socrate lui répond qu’il est donc en train de devenir un vrai philosophe, car ce sentiment d’étonnement est le début de la philosophie (μάλα γὰρ φιλοσόφου τοῦτο τὸ πάθος, τὸ θαυμάζειν: οὐ γὰρ ἄλλη ἀρχὴ φιλοσοφίας ἢ αὕτη).

Il semble donc que ce que veut faire Platon, c’est nous désorienter, nous déstabiliser, un peu comme cela se fait dans le bouddhisme zen avec les “koans”, ces énigmes absurdes qui ont pour but de concentrer l’attention des disciples (le plus célèbre étant : “Quel est le bruit d’une main qui applaudit ?”).

Telle est, en toute naïveté, une explication possible du fait que Platon fasse semblant de ne pas comprendre que “plus grand” et “plus petit” ne sont que des notions relatives.

Note : les passages de Phédon que j’ai cité ici se situent juste avant ceux que j’ai discuté dans une autre page, “Le brave nombre trois“, où Socrate se livre également à des considérations “stimulantes”.

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