
De mon cours de philosophie de Terminale scientifique, je crois me souvenir de deux choses concernant Platon : le mythe de la caverne et la théorie des Idées, comme on disait à l’époque (je crois que maintenant on dit plutôt “des Formes”) et la maïeutique. Il y avait sans doute autre chose, mais je crois qu’en ceci je suis sans doute semblable à beaucoup d’autres. Pour la maïeutique, on nous disait que la mère de Socrate avait été accoucheuse et que lui-même prétendait simplement aider ses interlocuteurs à accoucher de leurs idées.
Il n’y a rien de faux là-dedans, mais je me demande pourquoi on parle tant de la maïeutique qui ne joue pourtant pas un rôle très important dans l’œuvre de Platon : sans doute parce que l’image est frappante et qu’elle résume assez bien la méthode de Socrate, du moins telle qu’elle se veut être.
Le terme apparaît dans Théétète (Θεαίτητος) : Socrate explique que sa mère, Phénarète, était une sage-femme, μαία μάλα γενναία τε καὶ βλοσυρά : “une sage-femme très digne et imposante”.
Faisons ici une petite disgression pour discuter la traduction de cette expression très simple. Léon Robin, dans la Pléiade qualifie la mère de Socrate de “tout à fait distinguée et sérieuse”, Michel Narcy, dans l’édition Flammarion en un volume de “tout à fait de la bonne race, un vrai homme” et dans la Loeb Classical Library, Harold North Fowler dit : “noble and burly [costaud, bien charpenté]”. “Noble” ou “de bonne race” correspondent au sens premier de γενναία, mais ce mot est probablement à prendre au sens moral, d’où “distinguée” ou “digne”. Jusque là, pas de problème. D’après le Bailly, βλοσυρά signifie d’abord “terrible, effrayant”, puis “grave, ferme, fort, généreux”, mais le Liddell & Scott, qui fait référence, donne aussi “viril, bien bâti” et traduit spécifiquement notre exemple par “masculine”. Ceci paraît donner raison à Narcy et Fowler, et fait paraître la traduction de Robin un peu trop “en retrait” ; mais je trouve quand même que qualifier une sage-femme de “vrai homme” est aller un peu loin… Il me semble que “imposante” ou “maîtresse femme” (qui serait lourd dans une phrase où on trouve déjà “sage-femme”) est un bon compromis…
Au fond, toutes ses traductions se défendent. Ce que ces différences montrent — et c’est pourquoi elles sont intéressantes — c’est qu’il n’y aura jamais de traduction définitive de Platon (ni des autres) et qu’il y aura toujours de la place pour de nouvelles tentatives.
Socrate affirme donc que lui-même a le don de sa mère. Mais ce don ne se limite pas, comme il le dit, “à couper des cordons ombilicaux” (ὀμφαλοτομία) : une sage-femme sait aussi reconnaître du premier coup d’œil si une femme est enceinte, elle peut déclencher les douleurs de l’enfantement et les apaiser et déclencher des fausses-couches si cela s’avère nécessaire. Et ce sont également d’excellentes marieuses.
Socrate, lui, prétend faire la même chose, pour les hommes (et non pour les femmes) et pour les âmes (et non pour les corps) : misogynie ordinaire… Il fait même plus parce qu’il est capable de dire si la pensée qui va être enfantée est une image et une illusion ou si elle est de bonne naissance et vraie. Pour lui, c’est là le point le plus important car, nous l’avons vu, il adore dégonfler la suffisance de ceux qui croient savoir, sans lui-même prétendre être plus savant qu’eux.
Mais d’abord, il dit savoir reconnaître si une personne est “enceinte” ou non. C’est le cas pour le jeune Théétète qui est en train de devenir un grand mathématicien : il sort d’une discussion sur les nombres irrationnels et se fera d’ailleurs connaître pour son approche de ceux-ci qui sera reprise par Euclide. C’est un Athénien, mais il est élève de Théodore de Cyrène qui, au début du dialogue, le présente à Socrate. C’est donc pour celui-ci un parfait interlocuteur, l’un des meilleurs de ceux que l’on rencontre au fil des dialogues. Il n’est donc pas surprenant que Socrate le trouve “enceint”.
Le dialogue porte sur la connaissance (ἐπιστήμη) et Théétète va en donner trois définitions qui, bien sûr, vont toutes être montrées insuffisantes par Socrate : au moins, il a le mérite de se lancer et d’accepter de bonne grâce l’échec de ses tentatives (le but de cette page n’est pas de les discuter). Socrate lui demande donc, à la fin, (210b) : “Sommes-nous donc encore gros de quelque chose et dans les douleurs de l’enfantement, mon ami, ou avons-nous tout mis au monde ?” Théétète répond qu’il n’a plus rien à dire et Socrate reprend : “Ainsi, notre art de l’accouchement (ἡ μαιευτικὴ ἧμιν τέχνη) ne nous dit-il pas que tout ce qui a été enfanté n’est que du vent et ne vaut pas la peine d’être allaité ?” Théétète acquiesce.
Voici un exemple bien décevant de maïeutique : il s’agissait seulement d’une grossesse nerveuse et la montagne n’a même pas accouché d’une souris ! En outre, c’est le seul exemple que nous ayons de ce merveilleux talent de Socrate… Est-ce surprenant ? Non, car presque tous les autres dialogues nous ont préparé à ceci : toute la science de Socrate consiste à montrer que, si lui sait qu’il ne sait rien, ceux qui croient savoir quelque chose en savent encore moins que lui: “Voilà tout ce dont mon art est capable, rien de plus” (τοσοῦτον γὰρ μόνον ἡ ἐμὴ τέχνη δύναται, πλέον δὲ οὐδέν, 210c).
Tout ceci est cohérent, mais, pendant mon cours de philo, je n’avais pas compris que Socrate n’était pas vraiment un accoucheur, mais un avorteur. Ou, pour être plus positif, un psychologue qui explique à une femme qu’elle est en train de faire une grossesse nerveuse.
Évidemment, comme dans les autres apories, la discussion n’a pas été stérile : la compréhension du sujet a été élevée d’un niveau (ou plus) et Platon a pu aborder des sujets qui, a priori, n’était pas inclus dans le projet initial ; ici par exemple, une discussion sur “être” et “devenir” (157a-c) qui pourrait nous ramener au dialogue Platon-Nietzsche, le premier étant considéré comme le champion de l’être, le second du devenir…
Mais, comme dans les autres dialogues, c’est surtout Socrate qui parle et qui propose la plupart des idées : la maïeutique ne serait-elle qu’un artifice de présentation ?
Il me reste encore deux détails anecdotiques à discuter. Quand il se compare à une sage-femme, Socrate explique que Artémis, la déesse vierge à qui a été assigné la supervision des accouchements, a stipulé que les sages-femmes devaient avoir eu des enfants, pour savoir de quoi elles parlent, mais aussi avoir passé l’âge d’en avoir. Cela laisserait entendre que Socrate aussi a eu des enfants spirituels… et pourtant il nous dit (150c) : ἄγονος εἰμι σοφίας, “pour la sagesse, j’ai été stérile”. Comment alors peut-il prétendre être un accoucheur ? Mais il est vrai que sa spécialité est les enfants morts-nés…
On peut aussi se demander, si Artémis est préposé aux accouchements physiques, quel est le dieu qui préside aux accouchements intellectuels ? Car il y en a un, mais il l’appelle simplement “le dieu (ὁ θεός)” comme dans : μαιεύεσθαί με ὁ θεὸς αναγκάζει (“le dieu m’a forcé à m’occuper des accouchements”, 150c). Il ne paraît pas bien difficile de deviner qui est ce dieu, Apollon étant le frère d’Artémis, et étant par ailleurs le dieu dont il se sent le plus proche, comme on l’a vu dans “le chant du cygne” de Phédon (85b) : “Moi-même, je crois aussi être compagnon de servitude des cygnes et desservant du même dieu [Apollon].” (Notons au passage que, pour autant que je me souvienne, je n’ai pas encore vu de mention d’Athéna dans tout ce que j’ai lu de Platon pour l’instant. On aurait pourtant pu croire qu’elle serait très proche du cœur de Socrate, d’autant plus qu’elle est la déesse tutélaire de sa cité.)
Note : pour illustrer cet article, j’ai encore choisi un détail de l’édition d’Henri Estienne, le haut de la page 149. J’ai souligné : “ὡς ἐγώ εἰμι ὑος μαίας μάλα γενναίας τε και βλοσυρᾶς, Φαιναρέτης : que je suis le fils d’une sage-femme très digne et imposante, Phainarète”. (Document extrait de Internet Archive). On voit qu’à côté du texte grec il y a une traduction en latin.