
Dans le billet précédent, j’ai fait remarqué que les Corinthiens, bien qu’alliés aux Lacédémoniens, font bande à part. En fait, l’expression “avec leurs alliés, excepté les Corinthiens” apparaît plus d’une fois. Que faut-il en penser ?
Pour quelqu’un qui croirait au déterminisme géographique et qui verrait une carte de la Grèce sans en connaître l’histoire, la position de Corinthe, sur un isthme qui, d’une part, contrôle l’entrée du Péloponnèse et, d’autre part, lui donne un accès direct aussi bien à la côte ouest qu’à la côte est, paraîtrait exceptionnelle et, probablement, digne d’être le site d’une des plus grandes cités de la Grèce. C’est le cas (Corinthe est la cité la plus citée par Thucydide après Sparte et Athènes), mais elle est pourtant loin d’avoir l’aura ou le rayonnement des deux cités dominantes. Même Thèbes, en Béotie, deviendra plus célèbre en battant les Spartiates à la bataille de Leuctres.
Thucydide, déjà, souligne l’importance de cette position (1.13.5) :
“Avec leur ville placée sur l’isthme, les Corinthiens, en effet, avaient toujours eu un centre de commerce ; car en Grèce, autrefois, on circulait plus sur terre que par mer, et pour communiquer entre gens du Péloponnèse et gens du dehors, on passait par chez eux ; et ils avaient de puissantes ressources en argent : les anciens poètes le montrent bien puisqu’ils ont donné au pays l’épithète d’opulent.”
Mais peut-être, précisément, cette situation est elle trop exceptionnelle pour être confortable. Personne n’a envie d’une cité qui serait capable de couper la Grèce en deux et contrôlerait toutes les communications. Sparte a besoin d’un accès terrestre au reste de la Grèce et se doit donc d’avoir Corinthe comme alliée plus ou moins volontaire, tandis qu’Athènes, autre grande cité commerciale, plus forte militairement, est un concurrent dangereux pour Corinthe. Il est donc dans son intérêt “d’utiliser les uns pour taper sur les autres”, jeu un peu vicieux.
C’est ce qui se passe au début de la guerre du Péloponnèse. Corinthe fait alors partie de la ligue du Péloponnèse, dominée par Sparte, mais de tous les partenaires, c’est sans doute le plus puissant. C’est pourquoi son intervention au cours du “débat de Sparte”, qui lancera vraiment les hostilités, est décisive. Thucydide souligne que : “les Corinthiens intervinrent les derniers : après avoir laissé les autres échauffer [παροξῦναι : exciter contre] d’abord les Lacédémoniens”. Comme aujourd’hui dans les meetings politiques, le héros de la soirée est précédé d’intervenants mineurs qui “chauffent la salle”.
Bien entendu, comme il le dit lui-même (1.22), Thucydide a largement réécrit les discours, d’autant plus qu’en général il ne les avait pas entendus lui-même : “j’ai exprimé ce qu’à mon avis ils auraient pu dire, qui répondît le mieux à la situation”.
Toujours est-il que, dans leur discours, les Corinthiens méritent vraiment le nom de “poussent au crime”. Ce sont eux qui accusent les Lacédémoniens d’être trop idolents, trop naïfs, trop lents à aider leurs alliés plus exposés à l’impérialisme athénien. C’est dans ce discours que Thucydide fait la fameuse comparaison entre les deux cités opposées :
“Eux sont novateurs, vifs pour imaginer, et pour réaliser leurs idées ; vous vous conservez votre acquis, vous n’inventez rien […] De même, eux pratiquent l’audace sans compter leurs forces, le risque sans s’arrêter aux réflexions, et l’optimisme dans les situations graves ; votre façon, à vous, vous fait n’agir jamais qu’en deçà de vos forces, vous défier même des plus sûres réflexions et, dans les situations graves, vous dire que vous n’en sortirez jamais.“
Et ceci n’est qu’un extrait de leur comparaison… On comprend bien que c’est une bonne occasion pour Thucydide de placer son analyse de la situation, mais on sent aussi l’intention des Corinthiens d’aiguilloner les Spartiates. En gros, ils les traitent de “couilles molles”, ce qui est un comble ! Ils s’empressent donc d’ajouter : “Et que personne ici ne voie dans nos déclarations aucune hostilité, mais un simple reproche”. Et ils repartent : “En même temps, nous pensons que si quelqu’un a le droit d’exprimer un blâme envers son prochain, c’est bien nous…” Pour conclure, ils deviennent encore plus pressants : “envahissez l’Attique au plus tôt”, et vont mêmes jusqu’à menacer de quitter l’alliance si les Spartiates ne se remuent pas les fesses.
Si on en revient à la géographie, il est vrai que de par sa position Corinthe est totalement exposée aux agressions athéniennes, alors que les Spartiates, situés, comme je l’ai dit ailleurs, “dans un coin paumé du Péloponnèse” (du moins, au fond d’une vallée bien défendue naturellement), ne subissaient pas cette pression. Il est donc normal que les premiers excitent un peu les seconds ; mais comme ce sont les Spartiates qui supporteront l’essentiel de l’effort militaire (du moins à terre), on ne peut s’empêcher de penser que les Corinthiens sont un peu “faux-culs”.
Cette attitude agressive n’est pas nouvelle : déjà un peu plus tôt, lors de l’affaire de Corcyre (l’actuelle Corfou), alors que ceux-ci viennent demander de l’aide à Athènes contre ceux-là, les Corinthiens adressent aux Athéniens un long discours, extrêmement virulent contre leur colonie rétive, et menaçant contre Athènes (1.37-43). C’est cette affaire que Thucydide choisit comme origine immédiate de la guerre et, là encore, Corinthe souffle sur les braises.
Plus tard, lorsqu’après dix années de guerre une trêve bien précaire sera conclue, les Corinthiens, toujours va-t-en-guerre, refuseront de s’y associer, d’où l’expression “sauf les Corinthiens” qui revient souvent dans la description des évènements de cette époque.
Même si en 404 Athènes est vaincue, ceci ne résoudra rien pour Corinthe, comme on le verra pendant la guerre du même nom de 395 à 387 (décrite dans les Helléniques de Xénophon). Enfin, en 146 av. J.-C., la ville sera complètement détruite par les Romains, avant d’être refondée par Jules César. Mais ceci est une autre histoire.
Note : toutes les citations viennent de la traduction de Jacqueline de Romilly dans l’édition des “Belles Lettres” (les discours de Thucydide sont notoirement difficile à traduire).