Noms d’oiseaux

Geai des chênes

La collection Garnier-Flammarion a publié une édition bilingue des fables d’Ésope, traduites et présentées par Daniel Loayza. Elle me paraît très bien faite, pour autant que je puisse en juger, avec une introduction érudite.

Plusieurs fables sont consacrées au geai (κολοιός, koloïos) ; trois, en particulier, ont attiré mon attention : “le geai et les oiseaux” (101), “le geai et les corbeaux” (123) et “le geai et les colombes” (129). Mon problème avec ces fables est que j’ai été un ornithologue amateur averti et que la majorité des oiseaux d’Europe m’est familière. Je connais donc bien le geai, qui est commun en France, bien que discret. Du coup, ces fables m’ont tout de suite parues étranges.

Dans la première, le “geai” se pare des plumes d’autres oiseaux pour cacher sa laideur (ou difformité, δυσμορφία) et gagner le concours de beauté organisé par Zeus. Bien entendu, sa supercherie sera découverte. Cette fable évoque directement Le geai paré des plumes du paon de La Fontaine (livre IV, fable 9). Ce qui surprend, c’est que le geai n’est en rien un oiseau laid, comme le prouve la photo qui illustre cet article. Il est vrai qu’il fait partie de la famille des corvidés, souvent noirs avec éventuellement un peu de gris, comme le grand corbeau, les corneilles noires et mantelées, le freux ou le choucas, mais il s’en distingue nettement (je ne parle ni de la crave, ni du chocard, qui sont moins répandus).

Dans la seconde fable, un geai un peu plus grand que les autres veut aller jouer dans la cour des grands et se mêler aux corbeaux (κόραξ, c’est-à-dire le grand corbeau, Corvus corax). Mal lui en prend. Ce que suggère cette fable, c’est que le “geai” fait partie de la série des corvidés noirs, mais qu’il est de petite taille.

Grand corbeau

Enfin, dans la dernière, le “geai” se teint en blanc pour se déguiser en colombe et profiter de la nourriture qui leur est offerte en abondance. Ceci nous fait encore supposer que, par contraste, la couleur naturelle du “geai” est le noir. Dans cette fable il se trahit en laissant échapper un cri qui le fait immédiatement reconnaître. Les autres fables impliquant le “geai” ne disent pas grand chose sur son aspect.

La conclusion de ces trois fables, pour qui connaît un peu les oiseaux, est que ce “geai” n’est pas un geai. Je suis donc aller vérifier dans le grand dictionnaire grec-français, le Bailly, qui donne “geai, choucas” comme traduction de κολοιός. Mais les deux exemples qu’il donne : “geai avec geai” et “le geai se pare des plumes d’autrui”, font pencher la balance vers “geai”. Il est probable que Anatole Bailly, tout en étant un grand helléniste, ne connaissait pas grand chose aux oiseaux, sinon il n’aurait pas donné comme équivalents “geai” et “choucas” qui sont des oiseaux bien différents d’aspect. On peut ajouter que le vrai geai est un oiseau discret, peu connu du “grand public”, tandis que, comme son nom l’indique, le choucas des tours est un oiseau urbain, vivant près des hommes, ceci certainement depuis qu’ils ont commencé à construire des édifices “en dur” : il est donc logique que le choucas plutôt que le geai soit le héros (malheureux) de nombreuses fables.

Choucas des tours

Sachant que les Anglais sont bien meilleurs ornithologues que les Français, j’ai ensuite consulté le dictionnaire anglais de référence, le “Liddell & Scott” qui donne : “jackdaw, Corvus monedula” sans mention du geai : voilà qui est beaucoup plus logique et satisfaisant. Et, s’il y avait besoin d’un troisième avis, on pourrait aller voir dans le dictionnaire allemand de Pape et l’on trouverait : “die Dohle”. Aussi bien “jackdaw” que “Dohle” que “Corvus monedula” désignent le choucas des tours.

La cause est donc entendue : κολοιός signifie “choucas”. Je ne suis d’ailleurs pas le seul Français à penser ainsi : dans le site où il a publié les fables de La Fontaine, Jean-Marc Bassetti fait référence aux mêmes fables d’Ésope que moi dans sa présentation du Geai paré des plumes du paon, mais il dit bien “choucas” et non “geai”.

On ne peut pas reprocher à Daniel Loayza de ne pas savoir ce qu’est un geai (encore que…), pas plus qu’on ne va corriger la fable de La Fontaine ! Mais il est quand même regrettable que cette erreur persiste à travers les siècles et persistera sans doute, car le Bailly n’est pas près d’être remplacé. Il serait intéressant de savoir de quand elle date. L’erreur de La Fontaine est d’autant plus surprenante que sa fable est encore plus inspirée de Phèdre (I.3) que d’Ésope : Graculus superbus et pavo. Or, d’après le Gaffiot, “graculus” veut bien dire “choucas”. Bien entendu, le Gaffiot n’existait pas au XVIIe siècle et il est possible qu’à cette époque tout le monde faisait l’erreur ?

Pourtant, dans ses Portraits d’oyseaux publiés en 1557, le grand naturaliste français Pierre Belon consacre une page au choucas (p. 69) et, comme pour chaque oiseau il donne les noms grec, latin, italien et français, on peut vérifier que pour lui le κολοιός est bien le choucas, “monedula” en latin (comme dans le nom scientifique actuel) : on voit que dès le XVIe siècle la bonne traduction de κολοιός était connue (de certains). Quant au geai, il lui donne le nom grec de μαλακοκρανεύς, qui veut simplement dire “tête molle”. Ce nom est bizarre, mais, en tout cas, Belon n’appelle pas le geai κολοιός.

On va me dire que je passe beaucoup de temps sur une question de vocabulaire qui n’intéresse pas grand monde, mais pourquoi faudrait-il être moins précis sur les questions d’histoire naturelle que sur d’autres ? En outre, cette discussion nous a permis de faire connaissance avec un grand naturaliste du XVIe siècle (ci-dessous, le tadorne de Belon). Ce n’est pas si mal !

Note 1 : Le vrai nom du geai en grec ancien était κίσσα, kissa (κίττα en attique) et l’est toujours en grec moderne. En revanche, pour le choucas, il est devenu κάργια, kargia, qui vient sans doute du turc “karga”, exemple de l’influence de l’occupation ottomane sur la langue grecque.

Note 2 : La troisième illustration est extraite du livre de Pierre Belon cité plus haut (Internet Archives). À côté de κολοιός, on distingue un second nom grec, ὁλυκος, pour lequel je n’ai trouvé aucune autre référence. Il se rapproche de ὀλολυγών, lui-même mal défini, mais que certains pensent être le choucas…

Note 3 : pour ceux que cela pourrait intéresser, Birds in the Ancient World from A to Z de W. Geoffrey Arnott, fait une revue complète et détaillée de tous les noms d’oiseaux en grec ancien.

Note 4 : (31 octobre 2021) j’ai récemment découvert le Bailly en ligne, qui non seulement est très bien numérisé et facile d’utilisation, mais qui corrige certaines erreurs, comme celle-ci : maintenant, le mot κολοιός est uniquement attribué au choucas et le geai a totalement disparu de la définition. Dont acte !

2 thoughts on “Noms d’oiseaux”

  1. Votre avis m’a fait bien plaisir à lire parce que je viens justement de traduire d’une version turque d’Esope le Geai Apatride et le Geai paré des plumes d’autrui, que je les ai envoyées à ma fille et qu’elle m’a fait la même remarque que celle de votre introduction sur la beauté de cet oiseau.
    Le texte turc appelle l’oiseau dit Alakarga, ce qui suggère que ce volatile appartient à la famille des corbeaux (Karga). D’ailleurs un vers du Geai Apatride indique que les corbeaux ont hésité avant de considérer qu’il n’était finalement pas des leurs. Pourtant les dictionnaires anglais et français en ligne traduisent alakarga par geai.
    Je me demande s’il n’y a pas une explication à chercher du côté de l’homonymie jais/geai.

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  2. En turc, alakarga signifie “joli corbeau” ce qui contredit la chute du Geai paré des plumes d’autrui : “ils redevint affreux comme devant”.
    Choucas se dit küçük karga, c’est à dire “petit corbeau”. Le début du Geai apatride indique qu’il dédaignait ses congénères parce qu’il était “plus énorme et m”as-tu-vu” qu’eux. Quand on a observé les façons de ces oiseaux qui chassent mésanges et rouges-gorges des mangeoires et vous regardent d’un air insolent quand on le leur reproche, on se dit qu’un plus énorme et m’as-tu-vu doit être un phénomène.
    Un autre indice est qu’ils vivent ensemble en grandes familles et il est facile d’imaginer qu’ils ostracisent celui qui a quitté la sienne. Du geai je ne sais que ce qu’en dit le conte de Marlaguette : celui-là semble seul de son espèce dans la forêt.
    Il y a donc bien des raisons de vous donner raison. Pourtant Lafontaine était une personne de la campagne et ne parle pas des animaux à tort et à travers. Ma fille pense qu’il a choisi le geai au lieu du choucas pour la sonorité du mot et il est vrai que “un geai prit son plumage” et “il est assez de geais à deux pieds comme lui / et que l’on nomme plagiaires” sont splendides.
    Notez que le poète se garde bien de dire du geai qu’il était laid et, si on admet en plus l’audace de cet oiseau sur la foi de Marlaguette, on conclut que l’ami de Racine et Boileau a changé délibérément de modèle aviaire pour peindre plus exactement l’impudence des pilleurs à plumes d’avant le copyright.
    Je crois ma version turque d’Esope traduite d’une version anglaise. Il est bien possible que l’humble traductrice n’ait pas osé défier l’autorité d’Oxford. L’helléniste britannique, comme Bailly de son côté, ont pu traduire koloios par geai sous l’influence du fabuliste français en oubliant l’originalité des Fables.

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