Le festin cannibale

Le cannibalisme nous révulse, mais provoque aussi en nous une curiosité morbide, comme dans l’histoire du “Japonais cannibale” à Paris en 1981 ou dans celle du vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya qui s’était écrasé dans les Andes en 1972 et dont les survivants avaient dû y avoir recours (sans parler des récits liés aux grandes famines).

Il n’est donc pas étonnant qu’Hérodote (qui n’est pas seulement le “père de l’histoire”, mais aussi celui de l’ethnologie et du magazine à sensations), raconte plusieurs histoires de cannibalisme ; d’abord celui de la faim (3.25), lorsque l’armée de Cambyse, qui a conquis l’Égypte, se lance imprudemment dans une expédition contre les Éthiopiens. Dans le désert, les soldats affamés tirent au sort un homme sur dix et le mangent. Cambyse, effrayé, met fin à l’expédition. Hérodote ne parle pas d’anthropophagie, mais d'”allelophagie” (ἀλληλοφαγία) : “consommation mutuelle”. Plus tard, il mentionnera brièvement (4.106) un peuple voisin des Scythes, les Ἀνδροφάγος, Androphages, c’est-à-dire mangeurs d’hommes (individus du sexe masculin).

Une forme de cannibalisme funéraire, où certaines personnes mangent le corps du défunt pour l’honorer, existait encore dans les années 1950 chez les Fore, une tribu de Nouvelle Guinée, et même jusqu’aux années 60 chez les Wari d’Amazonie. Ce sont deux exemples, que j’ai trouvé facilement sur internet ; il y en a certainement d’autres.

Cette coutume était probablement beaucoup plus répandue dans un lointain passé. Hérodote raconte (3.38) comment Darius, le roi de Perse, demanda à des Grecs qui se trouvaient à sa cour pour quel prix ils mangeraient leurs parents morts : ils répondirent qu’ils ne le feraient à aucun prix. Puis ils demanda à des Indiens Callaties, qui eux le faisaient, pour quel prix ils brûleraient le corps de leurs parents sur un bûcher : ils se récrièrent avec horreur. On ne sait absolument pas qui étaient ces “Indiens Callities” qu’horrifient une crémation qui est normale chez les hindouistes. Ici, “Indiens” est sans doute un terme très vague, puisqu’on était à la limite orientale du monde connu par les Grecs (d’autres “Indiens”, les Padéens, tuent et mangent les vieux et les malades (3.99)). D’ailleurs, l’Inde de cette époque, plus encore que celle d’aujourd’hui, était sans doute très diverse de peuplement. Cette anecdote nous montre, en tout cas, qu’Hérodote avait entendu parler du cannibalisme funéraire.

Il en tire une leçon de relativisme culturel : “si donc quelqu’un proposait à tous les hommes de choisir les meilleures lois parmi toutes celles qui existent, après les avoir passées en revue, chacun choisirait les siennes propres ; c’est que tous pensent que leurs propres lois sont de beaucoup les meilleures.” Il en conclut donc qu’il faut respecter toutes les coutumes : “Il n’y aurait donc vraiment qu’un fou pour tourner en ridicule de telles choses.” On est très proche de Montaigne, comme on le voit dans le chapitre 30 du livre I des Essais, justement intitulé Des Cannibales.

Mais si le cannibalisme “simple” nous révulse, lorsque celui-ci se produit involontairement et concerne des gens qui nous sont proches, en particulier des enfants, on augmente l’horreur d’un degré (ce que Henry James aurait appelé “The turn of the screw”). Hérodote se fait donc un plaisir de nous raconter deux histoires de ce type.

Dans la première (1.73), une tribu Scythe se réfugie dans un territoire Mède gouverné par Cyaxare. Comme ce sont d’excellents archers (on les a déjà vu, aux côtés des Crétois, dans l’armée des mercenaires grecs d’Anabase), ce roi leur a confié des enfants afin qu’ils apprennent leur art. Par ailleurs, chaque jour les Scythes vont chasser et apportent leurs prises au roi. Un jour, on ne sait pourquoi, ils ne prennent rien, si bien que le roi se met en colère et les traite avec mépris. Le lendemain, pour se venger, ils égorgent l’un des enfants, le préparent comme ils le faisaient pour le gibier et l’offrent au roi, qui le mangera donc avec ses hôtes du jour. Puis ils s’enfuient, ce qui provoquera une guerre (Hérodote adore attribuer les guerres à des causes extrêmement personnelles et minimes à l’échelle des peuples).

La seconde histoire (1.108-119)est encore plus intéressante puisqu’elle est liée à un autre récit, d’un type qui, lui aussi, a connu un grand succès : celui de l’enfant abandonné à sa naissance (comme Œdipe, Romulus et Rémus, sans doute bien d’autres) : ici, il s’agit de Cyrus le Grand. Suite à un rêve, Astyage confie le nourrisson à Harpage, son confident, et lui dit de l’emmener et de le tuer. Bien entendu, Harpage ne peut s’y résoudre et confie l’enfant à un bouvier. Et, bien entendu, la trahison d’Harpage finira par être découverte. Astyage fait semblant d’être content que l’enfant soit sauf, invite Harpage à un banquet et lui dit d’envoyer son fils jouer avec Cyrus. L’enfant sera égorgé et servi à son père. Á la fin du festin, Astyage a même la cruauté de faire apporter à son hôte une corbeille recouverte d’un linge dans laquelle se trouve la tête et les mains du fils. En les découvrant, Harpage se contient, accepte le “cadeau” et rentre chez lui avec ce qui reste de son enfant. Plus tard, il se vengera en aidant Cyrus à prendre le pouvoir.

Thucydide, lui, ne nous parle pas directement de cette forme extrême de cannibalisme, mais, au livre II (29.3) de “La guerre du Péloponnèse”, il fait une allusion, sans doute évidente pour les lecteurs de son époque, mais obscure pour nous, à “l’acte que les femmes de cette région [Daulis] commirent contre Ithys (τὸ ἔργον τὸ περὶ τὸν Ἴτυν αἱ γυναῖκες ἐν τῇ γῇ ταύτῃ ἔπραξαν)”. Il précise même que, depuis, les poètes appellent le rossignol l’oiseau de Daulis, ce qui ne nous éclaire pas plus… Heureusement, aujourd’hui nous avons internet et nous apprenons que Téreus, marié à Procné, viole sa belle-sœur Philomèle qui, pour se venger, tue son fils Ithys et le lui sert en ragoût. Quand il s’en aperçoit, il pourchasse les deux sœurs qui se transforment, Philomèle en rossignol, Procné en hirondelle. Notons au passage que les noms français des deux espèces européennes de rossignols sont le rossignol philomèle, le plus célèbre, et le rossignol progné, nordique et oriental, mais aujourd’hui non nicheur en Grèce. Je ne connais l’origine de ces noms français. Si Thucydide considère cette histoire comme connue de tous, c’est sans doute qu’elle était le sujet d’une pièce perdue de Sophocle, Téréus.

Beaucoup plus près de nous, ce type de récit me fait penser à l’ogre du Petit Poucet, qui lui aussi est cannibale et qui, s’il ne mange pas ses filles, les égorge de sa propre main, croyant tuer le petit Poucet et ses frères.

Que nous disent toutes ces histoires ? Sans doute, qu’il y a continuité entre le monde d’Hérodote et le nôtre : les mêmes histoires nous fascinent et nous font frémir.

Note : Pour illustrer cette page, j’ai trouvé le passage des Essais (livre I, chapitre 22, De la coustume, et de ne changer aisement une loy receue) où Montaigne raconte l’anecdote que j’ai rapportée plus haut, à propos de Darius interrogeant des Grecs et des Indiens sur leurs coutumes funéraires. Cette image vient du fameux Exemplaire de Bordeaux (source : gallica.bnf.fr / BnF).

4 thoughts on “Le festin cannibale”

  1. Encore plus près de nous, le très grand roman de Juan José Saer, L’Ancêtre. 1515, trois bateaux espagnols remontent l’estuaire du Rio de la Plata et, alors qu’ils sont descendus à terre, le capitaine de l’excursion et des hommes qui l’accompagnent sont massacrés, puis bouffés, par des indigènes. Un mousse est fait prisonnier et va vivre dans cette tribu cannibale pendant dix ans. Histoire réelle. Me permettriez-vous de rebloguer votre article sur ma page ? Cordialement, Brice

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